Un parcours pédagogique et progressif à travers la pensée de Gilles Deleuze sur l'art, sa fonction politique et sa capacité à transformer le monde.

Tout au long de son œuvre, le philosophe Gilles Deleuze n’a cessé de s’intéresser aux arts : à la littérature, au théâtre, à la peinture et au cinéma, parfois aussi la musique. Dans tous les cas, il ne s’agissait pas tant pour lui de proposer une théorie générale de l’art, mais d’analyser des œuvres récentes, dont il était possible de faire un certain «  usage  » philosophique. En ce sens, il n’y a pas, à proprement parler, d’esthétique deleuzienne.

Bernard Benit fait cependant l’hypothèse qu’il y a une unité de méthode derrière ces analyses : pour Deleuze, il n'est pas question de poser une essence de l'art, valable universellement, mais de s'interroger, ponctuellement, sur l'«  usage  » des œuvres. Chacune d'elles, selon Deleuze, capte en effet des forces et transforme le corps social. En cela, l’art bouleverse les manières de sentir et de penser. C’est cette idée qui constitue le point de départ de l’ouvrage.

Ce dernier tire sa structure d’une périodisation en trois temps de l’intérêt de Deleuze pour l’art : d’abord la priorité de la littérature, puis l’analyse des arts non discursifs, et enfin l’invention d’une sémiotique de l’image — cette périodisation, quoiqu’elle renvoie à ce que Deleuze lui-même déclare dans Pourparlers, est toutefois plus pédagogique que véritablement réflexive.

L’artiste comme clinicien

En ce qui concerne le statut de l'artiste, Deleuze renvoie dos à dos les deux thèses opposées mais largement répandues, qui ou bien survalorisent l'artiste pour en faire un « génie créateur  » (comme le fait Kant), ou bien noient l'artiste dans un déterminisme sociologique strict (comme le fait Bourdieu). Pour sa part, Deleuze considère que le geste artistique consiste à se dépouiller de ses traits subjectifs pour devenir l’opérateur du corps social. Commentant la célèbre phrase de Paul Klee selon laquelle «  le peuple manque  » à l’art, Deleuze considère que toute œuvre d'art se déploie «  pour un peuple à venir  », c'est-à-dire pour un peuple qui n'existe pas encore mais que la création appelle à advenir.

Bénit retrace cette conception en montrant que, l'art est conçu par Deleuze comme un agencement directement connecté au corps social, mais qui s'y connecte en vue d'une transformation. L’art examine les rapports de forces réels qui sous-tendent les agencements sociaux de manière à les rendre sensibles. L'auteur fait remarquer que Deleuze emploie, pour décrire le processus artistique, un terme que d'autres emploient dans d'autres contextes dans les années 1960 — à commencer par Foucault —, à savoir le terme de «  clinique  ». Pour lui, l'art joue un rôle «  clinique  » au sens où, comme cette dernière, il recherche dans un corps donné les signes à partir desquels il va pouvoir opérer.

Le rôle de la littérature

Mais c'est aussi l'artiste lui-même qui subit une transformation. Bénit repère que c’est notamment dans une étude sur Sacher-Masoch que Deleuze utilise le terme «  clinique  », pour montrer que cet auteur se présente comme le clinicien de ses propres symptômes. L’écrivain se transforme lui-même en parcourant les mots et les signes ; il est à la fois producteur et produit de son œuvre. Ainsi, le «  masochisme  » n’est pas tant une maladie psychiatrique qu'une poétique, dont le ressort est le diagnostic et la thérapie. À l'image de Sacher-Masoch, l'écrivain ou l'artiste, par l’écriture ou la création, capte les forces qu’elle «  soigne  » d’une certaine manière ensuite.

Ainsi conçu, l'art est essentiel à la philosophie car il lui permet de penser sa propre condition : l’écriture littéraire (celle de Sacher-Masoch, de Sade ou de Proust) est l'occasion d’une critique de ce que Deleuze appelle l'« image de la pensée  », c'est-à-dire l'ensemble des présupposés qui façonnent notre vision du monde. La littérature, comme tous les arts, sont ainsi autant d'exercices pour la pensée, où clinique et critique se nouent.

Bénit identifie dans la pensée de Deleuze un changement de perspective en même temps que de références artistiques, qui a lieu au moment de sa rencontre avec Félix Guattari. Selon lui, cette rencontre est décisive car elle conduit Deleuze à réorganiser sa philosophie en fonction des luttes politiques qui structurent la pensée de Guattari. On peut remarquer, en effet, que Deleuze modifie ses formules : l’artiste devient opérateur d’une transformation du goût qui modifie les mœurs d’une société. L’art est désormais engagé dans les conflits sociaux.

Si la littérature est moins prégnante dans les analyses de Deleuze à partir de cette époque, laissant une place plus centrale aux arts plastiques, elle n’en est pas pour autant absente, notamment dans les premiers temps. Le philosophe consacre en effet un ouvrage à Franz Kafka et à son problème fondamental, à savoir sa difficulté, en tant que Juif de Prague, à écrire en Allemand — la langue de la littérature et des dominants. Aux yeux de Deleuze, l’enjeu est immédiatement politique : il s’agit de déplacer les notions de littérature «  majeure » et « mineure » qui servent traditionnellement de critère de classement. Ce qui importe, c'est le statut de la langue : est «  mineure  » la littérature qui fait subir à la langue dominante un traitement qui la rend étrangère à elle-même. À cette occasion, Deleuze invente les notions de «  déterritorialisation » et de «  ligne de fuite » : le style devient «  un devenir étranger à sa propre langue  ».

L'image et le temps : les écrits sur le cinéma

Concernant le statut de l’image produit par l’art, Deleuze considère qu’elle n’est aucunement une copie de la réalité, une représentation simple. De son point de vue, l’art ne représente pas le réel mais produit une réalité à sa manière. C’est ce que l’on découvre lorsqu’on lit l’ouvrage que le philosophe consacre au peintre Francis Bacon : la «  logique de la sensation  » à l’œuvre dans ses peinture démontre sa capacité à capturer des forces du corps au point de les déformer, de les faire s’échapper à eux-mêmes, notamment par le cri. Cela montre que l’art produit des effets de réel sur le plan des forces.

C’est dans le même ordre d’idée que Deleuze fait place au cinéma dans sa pensée. Alors que les critiques de cinéma se contentent de décrire les films et de les analyses à l’aune de concepts qui leurs sont extérieurs, Deleuze affirma que le cinéma, comme la philosophie, crée lui-même des concepts. Bénit s’intéresse de ce point de vue à la thèse originale du devenir de l’image que Deleuze développe entre la publication de L’Image-mouvement (1983) et de L’Image-temps (1985).

Dans le premier volume, déjà, Deleuze explique comment, dans son développement historique, le cinéma est passé du mouvement porté par les personnages à l’image-mouvement. Néanmoins, ces images-mouvement présentent des images indirectes du temps, et le temps est encore présenté comme un écoulement. C’est donc dans le second volume que la thèse est pleinement formulée : la spécificité de l’image-temps est qu’elle nous fait passer de la narration à la description ; les descriptions remplacent les actions. L’image-temps est libérée des enchaînements et le mouvement se subordonne au temps.

En somme, Bénit expose la pensée de Deleuze sur l’art, pas à pas, en suivant le développement de la pensée du philosophe. Sa thèse est que, tout au long de cette progression, et malgré les variations de ses formes, l'activité artistique est posée par Deleuze comme un acte de résistance : «  L’art, c’est ce qui résiste  », écrivait-il. Par la création se déploie la tentative toujours renouvelée d’inventer de nouvelles possibilités d’existence. Et en ce sens, le geste artistique est un geste fondamentalement politique : il expérimente de nouvelles configurations de mondes.