Pierre Rosanvallon propose des outils pour mieux comprendre les affects et les parcours individuels des citoyens, de façon à adapter les réponses de l'État aux crises actuelles.

Du mouvement des Gilets jaunes à la vague #Metoo, en passant par les controverses sur l’héritage de l’esclavage, notre société est marquée par des inquiétudes et des mobilisations croissantes. Or les modèles traditionnellement utilisés pour comprendre les Français, qu’ils soient statistiques ou sociologiques, ne permettent pas de décrypter ces phénomènes. En conséquence, au lieu de réduire ces peurs, les politiques sociales, économiques ou mémorielles ne font que les accroître et distendre la société.

Pierre Rosanvallon montre ainsi le besoin de dépasser les clivages socio-économiques et démographiques classiques afin de comprendre les attentes des Français au travers d’une nouvelle grille de lecture. Le sociologue distingue trois types d’épreuves (les épreuves de l’individualité et de l’intégrité personnelle, les épreuves du lien social et celles de l’incertitude) que chacun peut rencontrer au cours de sa vie. En se concentrant sur les deux dernières catégories, il analyse les incidences qu’ont ces épreuves et les émotions suscitées sur le reste de la société.

Si cette théorie des épreuves permet de décrypter les évolutions récentes de notre société, elle met aussi en lumière sa fragilité et sa vulnérabilité. Elle apparaît comme la conséquence d’une certaine faillite de l’État-providence, qui échouerait devant ses promesses d’égalité et de fraternité, et qui exposerait les individus à des risques démultipliés (environnementaux, sanitaires) qu’il ne saurait plus gérer.

Au-delà de l’invitation à comprendre les Français par une approche plus qualitative, l’intérêt de cet ouvrage réside dans ses implications concrètes. Pierre Rosanvallon prône ainsi la mise en place d’une « démocratie des épreuves », qui investisse le champ des politiques sociales. Il y voit un remède tant au désenchantement de l’action publique qu’aux fractures qui traversent notre société.

Des outils sociologiques et statistiques inadaptés à la compréhension de la France contemporaine

La sociologie traditionnelle et l’analyse statistique des Français sont insuffisants pour les comprendre, pour déchiffrer la « boîte noire des attentes, des colères et des peurs ». Pour le montrer, Pierre Rosanvallon énumère les récents mouvements qui parcourent notre société en les confrontant à l’explication objective fréquemment avancée. Certes,
les rapports des principaux organes statistiques (INSEE, DREES, DARES, etc.) donnent des informations valides sur la société, puisqu'elles renseignent sur un climat de défiance important et dessinent approximativement le spectre des attentes d’une personne selon son sexe, son âge, son milieu socio-professionnel, voire sa localité. Pourtant, malgré son apparent degré de précision scientifique, l’analyse objective n’a pas permis d’expliquer la naissance du mouvement des Gilets jaunes, encore moins d’établir un portrait des partisans du mouvement, ni de dégager la racine d’un mécontentement non soluble dans l’opposition à la hausse de la taxation du carburant.

En parallèle, des mouvements de libération de la parole, poussés par la vague #Metoo ou par des récits d’inceste, ont éclos sans prévenir. Pour Pierre Rosanvallon, cette libération de la parole et l’écho rencontré dans la société n’arrivent pas par hasard et procèdent d’un changement de la représentation de l’individu dans la communauté nationale. En conséquence, l’auteur retient une analyse dynamique, fondée sur les épreuves traversées par les Français, pour comprendre ces mouvements et anticiper les attentes de nos concitoyens.

Individualiser les analyses et prendre en compte l’affect

La matrice commune à ces événements découle de leur caractère personnel et des émotions suscitées. Quand des Français descendants d’immigrés souhaitent déboulonner des statues de personnalités liées à la colonisation, ce n’est pas tant pour porter la parole de leurs ancêtres que pour réagir face à une attaque directe et personnelle ; l’occupation de l’espace public par des figures colonisatrices les ramène à leur condition de descendants d’immigrés et les atteint dans leur intégrité propre. Quand des Français continuent d’occuper des ronds-points alors que le président de la République a décidé le versement de 10 milliards d’euros d’aides à leur égard, ils ne quémandent pas plus d’argent. Selon l’analyse de l’auteur, ils s’indignent d’une mesure « hors sol, planant au-dessus du quotidien des manifestants tel qu’il était sensiblement vécu », d’un mépris consistant à acheter leur colère sans les écouter. Or ces diagnostics profonds sont souvent éludés par un État trop distant, qui, parce qu’il se veut objectif, devient hermétique au changement de société latent.

Pour comprendre les Français, l’approche développée par Pierre Rosanvallon distingue trois types d’épreuves : celles qui touchent l’individu en tant que tel (il s’agit du harcèlement, des violences sexuelles et physiques, de la pression) et affectent son moi profond   ; celles qui écornent son lien à la société (le mépris, l’injustice et la discrimination) et celles qui résultent d’une faillite de l’État-providence, aussi appelées épreuves de l’incertitude.

Le tableau ci-dessous synthétise les effets des différentes épreuves, sur l’individu concerné mais aussi vis-à-vis de la société et des pouvoirs publics.

Le lien social mis à mal par l’injustice

Pour l’auteur, les épreuves du lien social sont l’un des principaux déterminants du climat social actuel. L’épreuve du mépris génère ainsi un besoin de respect et de dignité chez celui qui se sent rabaissé ; ce besoin peut se manifester en humiliant en retour d’autres personnes, ou encore en méprisant des personnes jugées moins dignes que soi.

Par une analyse historique de ces phénomènes, Pierre Rosanvallon rattache en partie cette épreuve à des phénomènes sociaux aussi vastes que la domination masculine, la violence au sein du couple, la haine des étrangers ou le harcèlement au travail, qui tous permettent à un moment à leur auteur de se sentir supérieur et digne, de s’assurer de sa valeur par comparaison. L’épreuve de l’injustice suscite une indignation et remet en cause la théorie d’une « société des égaux », déjà développée par l’auteur dans un ouvrage éponyme (2011). Or à force de voir les injustices perdurer, elle alimente une défiance vis-à-vis des pouvoirs publics, un désintérêt pour la politique ; en conséquence, les individus ne cherchent plus à défendre la justice sociale mais se concentrent sur leur cas personnel.

Cette nouvelle lecture des maux et des attentes des Français accompagne des changements sociétaux profonds déjà à l’œuvre depuis un siècle. Dans la lignée de sociologues comme Georg Simmel et Gabriel Tarde, Pierre Rosanvallon argue en effet du passage d’un « individualisme-universel » (l’être comme partie d’un collectif) à un « individualisme-singulier » (l’être comme artisan et artiste de sa vie) ; en d’autres termes, l’individu qui se définissait par sa patrie, par ses racines, par sa fonction ou encore par sa classe sociale se définit aujourd’hui avant tout par son unicité et sa complexité.

Cette bascule, observable aujourd’hui dans le culte du moi des réseaux sociaux, détruit le lien social. Elle produit tout d’abord un renfermement de l’individu sur sa situation personnelle au détriment de la défense de valeurs ou de classes sociales, provoquant notamment l’effondrement des corps intermédiaires et des syndicats. Elle renforce ensuite le flux émotif produit par les épreuves traversées. Ce flux n’est pas nouveau : tout le propos de la littérature du XIXe siècle fut de narrer la réalité des difficultés subies par les ouvriers et les nécessiteux. Cependant, la sensibilité des individus à ces épreuves s’est accentuée. Aujourd’hui, une discrimination nie la place légale et légitime de l’être en société ; elle a donc un caractère d’action politique et ne peut être contestée que dans ce champ.

Enfin, reprenant le constat de « société du risque » d’Ulrich Beck, l’auteur ajoute que le climat social est rongé par la multiplication contemporaine des risques ; créant de nouvelles incertitudes, ils accroissent l’anxiété et la défiance des Français, particulièrement à l’égard des pouvoirs publics.

L’impuissance étatique face aux crises

Il est difficile d’introduire un nouveau paradigme sociologique sans s’interroger sur les conditions de son développement et, en l’espèce, sur la responsabilité du politique. S’agissant des épreuves du lien social, Pierre Rosanvallon montre les écueils des pouvoirs publics à assurer l’égalité réelle entre les citoyens ; les Gilets jaunes ont dénoncé un rapport asymétrique, empreint de mépris, avec le pouvoir.

S’agissant des épreuves de l’incertitude, un constat de faillite de l’État-providence s’impose. Anciennement « réducteur d’incertitudes » selon les mots de Thomas Hobbes, l’État se trouve face à des risques, qu’ils soient climatiques ou encore pandémiques, qui ne peuvent être traités comme les risques sociaux contre lesquels s’est bâti l’État-providence   . A côté d’un État-providence qui connaît sa propre crise   , gisent donc un État-hygiéniste et un État-climatique désormais impuissants.

Si Pierre Rosanvallon attire l’attention sur les émotions des Français, c’est pour montrer leur absence de prise en compte par les pouvoirs publics, et donc le décalage entre les attentes des individus et les réponses du politique. Pourtant, c’est dans cet espace que prospèrent aujourd’hui des mouvements populistes. Sans proposer de réelles réponses — le Président Donald Trump n’a jamais aidé ses électeurs à lutter contre le racisme anti-blanc qu’ils ressentaient — ces groupes politiques attisent la haine, deviennent des « entrepreneurs de l’émotion » et contribuent à fissurer la société.

Mieux comprendre la société française pour agir

C’est dans ce contexte que l’auteur appelle à la mise en place d’une « démocratie des épreuves », qui réduise le poids de ces épreuves dans la vie des Français. Une telle démocratie doit d’abord se fonder sur une meilleure compréhension des attentes de la société, ce qui conduit logiquement l’auteur à plaider pour l’utilisation de statistiques plus alternatives, plus qualitatives, par les organes publics. À ce titre, il préconise notamment la création d’un observatoire à la discrimination, en lien avec le Défenseur des Droits, et d’un observatoire au malaise social, par exemple rattaché au CESE   .

Sans nier l’efficacité d’organes comme l’INSEE ou la DREES, l’auteur suggère qu’une bonne compréhension de maux aussi complexes et émotionnels que les épreuves du lien social doit se faire en priorisant l’écoute des expériences singulières. Incidemment, une telle démarche vise aussi à montrer que les pouvoirs publics sont à l’écoute, à montrer du respect et de la dignité à tous ceux qui s’en sont sentis dépourvus. Cette démarche doit aussi se reproduire au sein des administrations.

De cette compréhension plus fine doivent découler de vraies réponses des pouvoirs publics aux problèmes des Français. Sur un plan théorique, le politique doit trouver une troisième voie entre les actuelles politiques de la raison, chiffrées et désincarnées, et la politique des affects (surtout plébiscitée par les populistes), qui les attisent sans les résoudre. En pratique, l’État doit ainsi reconnaître que, loin de conduire au communautarisme, la dénonciation des discriminations est la seule condition de leur abolition et de la réalisation du vivre-ensemble. L’égalité femme-homme ne pourra donc être atteinte au fil du temps, par simple évolution des mœurs, sans le courage de révéler les discriminations ; un attentisme en la matière serait, à l’inverse, cause de vives tensions.

L’État ne doit pas non plus basculer dans une méritocratie, donnant l’illusion d’une égalité de fait entre tous, quand les conditions de naissance font de la méritocratie la meilleure arme contemporaine de reproduction sociale et de lutte contre l’insertion des plus pauvres. Une attention forte doit aussi être prêtée aux injustices. Pour redonner confiance dans l’action publique, le combat contre les injustices nécessite de s’attaquer aux plus visibles d’entre elles, dans les salaires et dans la contribution fiscale de tous. Il semble impliquer aussi des transferts sociaux plus différenciés et sur-mesure, afin de mieux combattre les injustices et le mépris tout au long de la vie (les atteintes qui marquent les enfants d’un ressentiment qui ne peut s’étioler, ou bien celles qui frappent la dignité des plus âgés et qui nous font craindre pour l’avenir).

Pour apaiser les angoisses des Français, l’État doit donc aussi répondre aux incertitudes et offrir une vision de long terme. Dans le champ social, une telle problématique se dessine au sujet de la réforme des retraites. Conduite à chaque quinquennat, elle engendre de fortes oppositions de citoyens qui n’ont aucune idée du déroulé de leur retraite et tentent de résister à des dégradations répétitives et incrémentales. Dans le champ sanitaire, les pouvoirs publics doivent montrer leur capacité à résister à l’actuelle pandémie et à en anticiper d’autres, à prévenir correctement les risques médicaux. L’État hygiéniste du XIXe siècle était ainsi parvenu à rassurer les Français quant au risque de nouvelles maladies, au prix d’injonctions plus fortes.

À plus long terme, la relative surdité du politique à la dette et à la transition écologiques, laissées aux générations futures, doit cesser, pour répondre au besoin de sécurité de ces dernières et préserver la confiance dans l’action publique.