Benoît Peeters nous propose de redécouvrir l'œuvre d'Alain Robbe-Grillet, et avec elle l'histoire du Nouveau roman, grâce à deux ouvrages : une analyse de ses romans et une série d'entretiens inédits.
Alain Robbe-Grillet aurait eu cent ans cette année. Quelle meilleure occasion pour le redécouvrir par le biais des entretiens qu’il accorda en 2001 à Benoît Peeters et de la lecture que le même Peeters fait de ses œuvres ? En deux livres, les singularités du chef de file du dit « Nouveau Roman » sont révélées comme jamais elles ne l’ont été.
Un auteur dans le siècle
Benoît Peeters montre comment Robbe-Grillet (qui est sans doute, parmi les « Nouveaux Romanciers », celui qui fut le plus proche de Jérôme Lindon) comprit ce que la guerre avait fait à la littérature : le récit à narrateur omniscient n’était plus possible (« être moderne, c’est savoir ce qui n’est plus possible », disait Barthes, et en ceci Robbe-Grillet est moderne parmi les modernes). L’époque appelait un nouveau formalisme où les effets spatiaux se multiplient au détriment du temps de la narration. Certains espaces s’approfondissent, d’autres s’amenuisent, comme dans Le Voyeur— et ce n’est pas un hasard si l’œuvre cinématographique de Robbe-Grillet prolonge sa production littéraire.
La trajectoire de l’auteur, d’ailleurs, est étonnante : ingénieur agronome (comme Houellebecq, même si les deux ne font pas la paire), il est injustement accusé d’avoir accepté le STO (le Service du travail obligatoire au profit de l'Allemagne, durant l'Occupation). Animé d’une sorte de folie qui le fait étranger au monde, Robbe-Grillet, ayant découvert l’existence des camps de la mort, se voit en quelque sorte forcé de reconstruire, sur un champ de ruines, un monde qui sera régi par un ordre en pleine débandade. D’où des récits totalitaires qui prétendent embrasser le monde entier, mais qui programment aussi leur propre échec. Dès Un régicide (son véritable premier livre, qu’il publiera longtemps après l’avoir écrit), il démonte le récit, assassinant sinon le roi, du moins la littérature. Et ce moins par (prétendue) objectivité que pour mimer une hallucination, dans une démultiplication trépidante de la fable.
Chez Robbe-Grillet en effet tout est vertige, et parfois même vertige surréaliste — même si cela ne fut pas compris à l’époque. D’autant que l’auteur a su intelligemment enrober sa création dans une théorie parfois fondée sur de simples arguments d’autorité, et qui cache la vérité profonde de ses livres pour en brouiller les pistes. Cette théorie reste cependant à la marge de son œuvre, qui raconte bien autre chose que ce qu’il a pu en dire lui-même, ou ce qu’en ont dit les Ricardou, Barthes ou encore Bruce Morrissette, qui n’en ont jamais atteint le cœur. Peeters, lui, a su faire émerger l’essentiel de Robbe-Grillet. Il exhume ainsi un écrivain empreint de timidité et de doute, et montre comment Robbe-Grillet se construit à partir de 1944-1945 dans une incertitude profonde face à un monde étrange et sans vérité univoque.
De la littérature au cinéma
Ce qu’il faut retenir de ces deux livres, c’est que, s’il est formaliste, Robbe-Grillet reste néanmoins plus romancier de la matière que de la manière. Comme Kafka, il met en évidence l’opacité du monde et le labyrinthe des êtres. Chaque livre remet les problèmes à zéro et les horloges à l’heure. Mais dans le même temps, Robbe-Grillet avance à chaque fois vers un au-delà, un « trop loin ».
Et il en va de même au cinéma, où il crée à partir de L’Immortelle (1963) une œuvre curieuse à la grammaire nouvelle — et ce avant le tournant de 1970, même si ses questionnements seront ensuite démultipliés par Godard. Son cinéma érotique, en particulier, laisse encore aujourd’hui les critiques pantois devant ses audaces. Il tombe alors dans le « trop », comme parfois dans son écriture il fait dans le « trop peu ». Mais c’est que, pour le citer — et c’est là sans doute le fin mot de son esthétique —, « les éléments en trop et les éléments en moins, c’est extrêmement important ».