A l'occasion des 15 ans de Nonfiction, Fanny Verrax, ancienne coordinatrice du pôle espace, revient sur sa relation avec le site.

Le pari Nonfiction repose à mon sens sur trois piliers. Premièrement, à une époque où il est impossible de lire tout ce qui paraît, proposer des synthèses exigeantes et critiques des « livres qui comptent » permet de nourrir le débat, y compris politique ; deuxièmement, dans un contexte d'ultra-spécialisation au sein de sa discipline et souvent de sa sous-discipline, Nonfiction permet une bouffée d'interdisciplinarité, dans une perspective humaniste ; troisièmement, et c'est sans doute son plus grand succès, le site vise à rendre accessible une certaine rigueur académique. Il est écrit en grande partie par des universitaires, mais lu bien au-delà des cercles académiques.

L'aventure Nonfiction a commencé pour moi en 2009. Je finissais mes études de Master, et on m'avait proposé d'écrire des recensions en philosophie et écologie, mes deux domaines de spécialité. J'avais rencontré Jérôme Cuny, un des pionniers de l'aventure, et nous fourmillons d'idées pour faire vivre Nonfiction, qui bénéficiait à l'époque de quelques financements. Cela permettait notamment de payer un rédacteur en chef et d’accueillir des stagiaires pour les aspects les plus logistiques, et de lancer un numéro papier, expérience qui n'a malheureusement pas pu être renouvelée. Tous les rédacteurs et coordinateurs étaient bénévoles, mais beaucoup nourrissaient l'espoir de pouvoir peut-être un jour tirer un revenu de cette activité. Plus tard, des partenariats, avec la Fondation Jean Jaurès, puis Slate, nous ont permis de bénéficier de leurs locaux et d'un certain appui logistique, en échange du partage de nos articles.

Après huit ans et plusieurs dizaines de recensions, j'ai repris en 2017 la coordination du pôle Espace : Monde, Géographie, Environnement, ce que j'ai accepté avec joie. Pendant trois ans, au-delà de mes propres recensions, j'ai ainsi eu la liberté de mettre en place des chroniques faisant écho à différents enjeux contemporains : les excellentes chroniques syriennes de Claire Poinsignon publiées en 2018 et 2019, donnant à voir une autre réalité de la Syrie derrière la guerre civile, mais également les chroniques Inde-Pakistan de Nathalène Reynolds publiés en 2017 permettant de mieux comprendre des enjeux géopolitiques souvent négligés par les médias français. Sur une note plus légère, la chronique « L'âge de nos adages » avait pour ambition de penser l'actualité de nos vieux proverbes. Il s'est agi pour moi d'une aventure intellectuelle, humaine et éditoriale dans laquelle j'ai énormément appris.

En 2020 malheureusement, j'ai dû mettre fin à un engagement de 11 ans auprès de Nonfiction, ainsi que d'autres rédacteurs et coordinateurs, malgré notre enthousiasme, pour une raison dérisoire et essentielle à la fois : on ne peut vivre que d'idées, et le bénévolat a un coût, celui de la santé mentale de ceux qui l'exercent à haute dose. D'autres sites ont vu le jour depuis, avec d'autres business models pas nécessairement plus vertueux pour autant – je pense notamment à The Conversation, qui rémunère bien les journalistes qui éditent les textes (l'équivalent de nos coordinateurs) mais toujours pas les auteurs universitaires. La discussion a été récurrente au sein de nos assemblées générales : fallait-il rendre le site payant, au risque de perdre nos lecteurs les plus précaires ? Briguer des subventions, au risque de perdre notre liberté éditoriale ? Lancer des campagnes d'appels à dons ? Je ne prétends honnêtement pas avoir la bonne réponse à un problème aussi complexe. Mais je ne peux que constater, et déplorer, que le modèle du tout gratuit est voué, à terme, à décourager les rédacteurs même les plus enthousiastes, compromettant par là-même la pérennité d'un site comme Nonfiction.