La mutation des formes contemporaines d'action collective est le plus souvent le résultat des contraintes imposées par l'État.

La contestation sociale a pris ces dernières années des formes nouvelles. En parallèle, le pouvoir s'est employé, de diverses manières, à les délégitimer et à les réprimer, alors que celles-ci bénéficiaient, souvent, d'un important soutien dans l'opinion. Le petit livre que vient de leur consacrer le sociologue Manuel Cervera-Marzal vise à contrecarrer un tel processus d'invalidation-invisibilisation, indigne d'une vraie démocratie.

 

Nonfiction : Vous venez de faire paraître un petit livre consacré aux métamorphoses de la contestation sociale. Comment décririez-vous ces évolutions ?

Manuel Cervera-Marzal : Début 2020, l’apparition du Covid a mis un coup d’arrêt à une mobilisation sociale massive contre la réforme des retraites. Ensuite, les confinements successifs ont rendu impossible toute action dans l’espace public. Aujourd'hui, le pass sanitaire a disparu et la plupart des restrictions sont levées, mais les mobilisations peinent à redémarrer. Pourtant, les motifs de mécontentement ne manquent pas : la crise sanitaire – toujours elle – a exacerbé les inégalités entre « premiers de corvée » et « premiers de cordée », la guerre en Ukraine a fait exploser le prix des énergies fossiles, la sécheresse estivale démontre à quel point la cause du climat est plus urgente qu’elle ne l’a jamais été… Je pense qu’on assistera rapidement à un réveil des luttes, à un regain de combativité, que ce soit autour de la question sociale ou de la question climatique – le lien entre ces deux causes étant de plus en plus évident aux yeux des acteurs, tant du côté des syndicats que du côté de la jeunesse qui se mobilise pour l’environnement.

Mon livre essaie de comprendre comment les luttes ont évolué depuis le début des années 2010, au niveau des modes d’action et au niveau du « cadrage », c’est-à-dire de la perception des problèmes. Si on prend un peu de recul, on peut dresser le constat suivant : depuis une grosse dizaine d’années, on assiste à un essoufflement des modes de contestation traditionnels (la grève, la manifestation, le vote pour des partis d’opposition) et à une démultiplication des actions extra-légales (sabotage, occupations de places publiques, zones à défendre, lanceurs d’alerte, désobéissance civile, cortège de tête, etc.). On pourrait convoquer la métaphore des vases communicants, mais elle est trompeuse, car celles et ceux qui prennent part à des actions illégales ont davantage tendance à voter, à manifester et à faire grève que la moyenne de la population française. Au fond, il n’y a pas de fossé entre le répertoire légal et le répertoire extra-légal. D’ailleurs, quand on interroge les activistes de tous bords, on s’aperçoit que les différentes tactiques sont pensées comme complémentaires plutôt que comme contradictoires.

Pour partie leur évolution est liée, expliquez-vous, au tour autoritaire et sécuritaire adopté par l’Etat...

L’historien états-unien Charles Tilly, dans un livre monumental (La France conteste. De 1600 à nos jours, paru en 1986), a déconstruit l’idée selon laquelle les individus et les groupes qui contestent choisissent « librement » leur façon de contester. Face aux injustices, les contestataires doivent puiser dans un répertoire restreint. Le choix de la stratégie est un choix qui se fait sous contrainte (de quelles ressources dispose-t-on ? qu’est-ce que le droit autorise ?), en particulier sous la contrainte de l’Etat. En effet, par son action, l’Etat a le pouvoir d’encourager certaines formes de lutte et d’en décourager d’autres. Il peut ériger certains acteurs en interlocuteurs légitimes et criminaliser d’autres acteurs.

On peut en déduire que ce processus d’extra-légalisation n’est pas du seul fait des militants, il est aussi de la responsabilité de l’Etat. D’ailleurs, de nombreuses actions sont désormais considérées par l’Etat comme illégales alors qu’il y a encore quelques années elles constituaient des libertés fondamentales : regardez l’interdiction des manifestations (depuis 2014), l’interdiction de l’appel au boycott des produits israéliens fabriqués dans les colonies (depuis 2010), l’interdiction des grèves spontanées dans la fonction publique (depuis la présidence Sarkozy). La criminalisation de la contestation sociale va bon train, comme l'ont démontré de nombreux travaux sur la sociologie des politiques publiques, qui ont attiré l'attention sur un durcissement des techniques de maintien de l’ordre, la stratégie de l’escalade, la hausse de l’achat d’armes non létales du type LBD, la militarisation de l’équipement policier et la répression policière puis judiciaire des gilets jaunes et de celles et ceux qui militent contre les violences policières, etc. Donc, en général, c’est l’Etat qui fixe le degré de violence de la conflictualité sociale. Les militants ne choisissent pas la violence, ou en tout cas, pas totalement : ils la rencontrent sur leur chemin.

Comment mesurer l'efficacité de ces nouvelles formes, si cela a un sens ?

La question de l’efficacité intéresse beaucoup les sociologues des mouvements sociaux. Mais on marche sur des œufs car il est difficile de s’entendre sur ce qu’on appelle « efficacité ». Quelle est le critère de réussite d’une mobilisation : que le gouvernement retire son projet de loi ? qu’ils fassent certaines concessions ? que des divisions apparaissent chez l’adversaire ? que l’opinion publique bascule en faveur des manifestants ? que de nouveaux réseaux militants voient le jour ? Il y a bien des façons de définir l’efficacité, et selon le critère retenu, le résultat n’est pas le même. Et puis, à quelle temporalité évalue-t-on la réussite d’un mouvement ? Parfois, ce qui a été acquis est ensuite perdu quelques années plus tard. Troisième difficulté : lorsqu’il y a une victoire, peut-on véritablement en attribuer le mérite aux manifestants ? Pour certains historiens, la chute de l’URSS a été causée par le soulèvement des peuples d’Europe de l’Est, pour d’autres, c’est le fruit de la course aux armements et de la pression mise par les Etats-Unis.

Ce qu’on peut dire, c’est qu’il n’y a pas de loi absolue. L’efficacité d’un mode de contestation est étroitement indexée au contexte (politique, juridique, économique, culturel, géopolitique, etc.). Le sociologue peut difficilement trancher cette question. 

Vous en profitez pour défendre une conception de la sociologie qui fait une large place à la description. Pourriez-vous en dire un mot ?

Oui. Tentant de dresser un panorama synthétique de l’évolution des luttes sociales dans la France contemporaine, je m’interroge aussi sur le rôle du sociologue. A-t-il pour mission d’expliquer les phénomènes sociaux, c’est-à-dire d’en identifier les causes ? De comprendre ces phénomènes, c’est-à-dire de rendre compte des raisons des acteurs ? Cette discussion est aussi vieille que la discipline. Pour certains, la question est réglée. Pour d’autres, dont je fais partie, elle est source de perpétuels tracas. C’est d’ailleurs pour partager ces tracas que j’ai publié deux autres livres : Pour un suicide des intellectuels, paru en 2016 aux éditions Textuel, et Portrait du politiste en funambule, paru il y a six mois aux éditions du Bord de l’eau. Le funambulisme est la métaphore qui décrit le mieux, à mon sens, la condition du sociologue : ce sentiment inconfortable d’être en équilibre instable, sur un fil. Le sociologue est pris en tenaille : il doit s’immerger dans l’univers qu’il étudie mais doit savoir garder ses distances, il doit formuler des « lois » générales du monde social mais sans faire violence aux singularités, il doit mener des enquêtes de terrain mais se doter de concepts aussi robustes que ceux des philosophes, il doit être à l’écoute du présent et de sa nouveauté sans faire abstraction des pesanteurs du passé, etc. J’ai souvent dit à mes étudiant.e.s que la description n’était que la première opération d’une enquête sociologique, qu’ensuite il fallait classer et expliquer les phénomènes qu’on avait préalablement décrits. Mais en rédigeant ce livre, je suis revenu à une conception plus modeste du métier : si je parviens à décrire correctement ce dont je parle, j’aurais le sentiment d’avoir rempli mon objectif.

Quelle place ces nouvelles formes font-elles à la violence ? Que peut-on en dire ?

Comme je le disais précédemment en m’appuyant sur Charles Tilly, la violence des modes de contestation est indissociable de la violence d’Etat, la violence de la répression, et aussi, faudrait-il ajouter, d’une troisième forme de violence : la violence structurelle qui se loge au cœur des rapports de domination capitalistes, patriarcaux, racistes qui structurent notre société. Par ailleurs, pour ma part, j’évite de mobiliser cette catégorie. Qualifier de « violents » un acte de sabotage, une zone à défendre, un bris de vitrines ou même une barricade me semble inapproprié. C’est une façon de disqualifier plutôt que d’analyser. Pour moi, il n’existe pas de violence envers les biens matériels. Un abribus ne ressent aucune souffrance, un distributeur de billets et une Porsche pas davantage. La violence consiste à porter atteinte – directement ou indirectement – à l’intégrité – physique ou morale – d’une personne. Le terrorisme est violent. Gazer ou matraquer est violent. Cracher à la figure d’une personne est violent.

Ayant écarté la catégorie de « violence », je mobilise en revanche celle de « radicalisation ». Là aussi c’est un terme piégé, galvaudé, un des mots du pouvoir (populisme, complotisme, extrémisme, la liste est longue), employé pour amalgamer le djihadiste et le zadiste, pour rapprocher Mohammed Merah et Rémi Fraisse, comme si ceux qui assassinent des enfants juifs et ceux qui protègent les tritons crêtés avaient un même projet de société. Malgré cette difficulté, je pense qu’on peut faire un usage raisonné, sociologique, de ce terme. Et alors, oui, on assiste actuellement à une radicalisation (je parle aussi « d’extra-légalisation ») des luttes sociales depuis une bonne dizaine d’années. Et cette radicalisation de la contestation ne peut se comprendre qu’en étant reliée à la radicalisation de l’Etat (dans son versant autoritaire, sécuritaire et identitaire), qui l’a précédée dans le temps.

Comment le chercheur, qui n’est pas insensible aux injustices, peut-il traiter de la question de la contestation ? Quelles précautions doit-on prendre ? 

Comme avec votre question sur la sociologie comme « art de la description », on bascule à un autre niveau, méta-analytique, qui travaille mon livre de manière souterraine. Je crois qu’une certaine humeur positiviste, scientiste, gagne actuellement du terrain en sciences sociales. Je ne m’exclus pas du lot. Je suis parfois horrifié quand je m’entends dire à mes propres étudiants (et je le leur dis souvent) : « attention, ne tombez pas dans le militantisme, votre mémoire de recherche doit être scientifique ! ». Comme si les deux identités – militant et scientifique – s’excluaient mutuellement. Cette délégitimation de l’engagement politique est d’ailleurs une réaction normale à l’air du temps : au plus haut niveau de l’Etat, nous, chercheurs et chercheuses en sciences sociales, sommes accusés d’ « excuser » le terrorisme et de faire le jeu des islamistes. Il est donc compréhensible que, dans une forme d’autodéfense, nous surjouions la neutralité axiologique (en présentant d’ailleurs très souvent une version erronée de la thèse de Max Weber, qui estimait que le mieux qu’on puisse faire lorsqu’on recrute un professeur de droit, c’est d’embaucher un anarchiste, car lui, au moins, ne prend pas l’Etat pour une chose sacrée). Donc, pour en revenir à votre question, oui, bien sûr, il faut prendre des précautions pour que notre travail scientifique ne soit pas biaisé par nos convictions éthico-politico-philosophiques : le champ académique est d’ailleurs structuré par cette exigence, à travers le principe d’évaluation par les pairs. Une affirmation n’est pas « sociologique » parce qu’elle sort de la plume d’un sociologue mais parce que ce qui sort de cette plume a été lu, relu, contrôlé, évalué et validé par ses pairs, c’est-à-dire par la communauté scientifique.