En proposant une archéologie de la lecture (une « archilecture »), le philosophe Peter Szendy met au jour le rapport conflictuel des voix qui résonnent en nous et qui s’affrontent dans l’acte de lire.
Peter Szendy, philosophe et musicologue, est professeur de littérature comparée à l’université Brown. Il est l’auteur de plusieurs livres sur la musique et l’esthétique musicale, qu’il aborde toujours dans une perspective historique : ainsi a-t-il proposé, par exemple, une « histoire de nos oreilles ». Cette fois, c’est à une autre activité, apparemment non auditive mais tout aussi « musicale », qu’il consacre un ouvrage, à savoir la lecture. L’auteur part du principe que lire, c’est faire résonner, en soi-même, la voix d’un autre, et donc susciter l’écoute.
Le projet de Szendy est d’élaborer une « archilecture », c’est-à-dire une archéologie de la lecture qui s’interroger sur la zone grise que cette pratique déploie entre le livre et son lecteur. C’est bien l’acte de lire en lui-même qui l’intéresse, en tant qu’il permet au lecteur de se laisser traverser par une voix qui n’est pas la sienne, mais avec laquelle il vibre à l’unisson, le temps de la lecture.
Le triangle de la lecture
Szendy n’ignore pas que la lecture a fait l’objet de nombreuses réflexions tout au long du XXe siècle et que les différentes manière de lire ont été défendues dans toutes sortes de manifestes. Ainsi explore-t-il la théorie de la lecture distante (Franco Moretti), la lecture rapprochée (selon les normes scolaires), la lecture symptomale, qui veut s’opposer à la lecture de surface (Louis Althusser), la lecture réparatrice, qui prône le retour à une forme de naïveté face au texte (Eve Kosofsky Sedgwick), la lecture critique et la lecture non-critique (Michael Warner), la simple lecture, la lecture déconstructive (Paul de Man), et ainsi de suite.
Ce qui intéresse l'auteur, pour sa part, c'est que l'acte de lire implique trois entités, qui rendent possible l'expérience de l'altérité : un auteur, un lecteur et un auditeur. Szendy en trouve une expression particulièrement éloquente dans le Phèdre de Platon, qui s'ouvre sur une jeu de dissimulation, de la part du jeune Phèdre, du discours du grand orateur Lysias qu'il tient sous son manteau et qu'il refuse d'abord de lire à Socrate. Lorsqu'il finit par accepter de le lire, Socrate lui fait remarquer qu'il est lui-même impliqué dans le texte qu'il récite, puisque Lysias l'a composé à destination d'un public dont il fait partie. Les différentes instances engagées dans ce triangle de la lecture interfère donc les unes sur les autres.
L'auteur interprète ce passage de Platon à la lumière de la relation particulière qui unit, en Grèce ancienne, l’éraste et l’érastomène. Cette relation homosexuelle entre un jeune homme et un homme d'âge mûr a une fonction essentiellement éducative et civique. Le triangle de la lecture peut ainsi être compris comme un triangle amoureux : il s'agit, pour celui qui possède le texte, d'exercer son ascendant sur les autres en introduisant en eux sa musique propre. Szendy analyse également, dans la même perspective, le statut de l’esclave (l’anagnoste) qui lit à voix haute un texte pour son maître.
Lire à l’impératif
Derrière l’acte de lecture, on trouve un impératif implicite : « Lis ! », « Tu dois lire ! ». Cette injonction, effectivement formulée durant le parcours scolaire, par exemple, est parfaitement intégrée par les lecteurs et s’impose à lui, quoique de manière plus discrète et silencieuse, au moment de chacune de ses lectures. C’est cet impératif qui nous fait ouvrir le livre et qui nous intime d’en poursuivre la lecture, à chaque instant.
Mais l’auteur mentionne différentes objections formulées contre cette injonction, à commencer par celle de Jacques Lacan. Le psychanalyste pose la question : « quand êtes-vous sûrs que vous lisez ? » On peut en effet lire sans tout à fait lire, en songe, au cours d’un rêve, lorsqu’on fait semblant de lire, ou encore lorsqu’on lit un texte que l’on connaît par cœur. Dans ces trois cas, la lecture n’est pas tout à fait lecture, dans la mesure où elle ne fait pas l’expérience musicale de la rencontre avec la voix du texte.
Par ailleurs, l'impératif « Lis ! » fait parfois face à des paradoxes, comme en témoigne le procès qui s’est tenu en 1857, après la publication de Madame Bovary ; les accusations qui pèsent sur son auteur, Gustave Flaubert, lui reprochent de mettre en échec cette injonction à la lecture, en présentant aux lecteurs, et plus particulièrement aux (jeunes) lectrices, un roman immoral que celles-ci devraient s’abstenir de lire. Le réquisitoire d’Ernest Pinard prétend en effet prendre le parti de ces jeunes filles dont la moralité pourrait pâtir d’une telle lecture.
Ce qui intéresse Szendy dans cette scène de tribunal, c’est que s’y négocie l’acte même de lire au sein d’un champ de forces antagonistes. Et au fond — c’est là sa thèse —, chaque lecture individuelle est l’occasion de rejouer cette scène et de faire l’épreuve de ces forces : faut-il lire, ou faut-il tout lire ? Peut-on interrompre sa lecture ? Peut-on critiquer voire condamner un livre ? Et alors, pourquoi l’avoir lu ? En somme : à quel impératif faut-il céder ?
Les plaisirs de la lecture
C'est au sein de ces rapports parfois ambigus que le lecteur se constitue en tant que lecteur, et qu'il tire le plaisir de la lecture. Ce plaisir relève de la création d'un lien, entre le lecteur et le livre, certes, mais aussi entre le lecteur et le monde de la lecture de manière générale. L'acte de lire est une injonction à la concentration, à l’obligation de se rassembler pour être réceptif — c'est-à-dire entendre — ce que le livre a à nous dire.
Szendy exprime ce rapprochement entre l'acte de lire et celui de relier en reprennant une image à Martin Heidegger : selon ce dernier, lire consiste à se ramasser (se concentrer) afin de ramasser (rassembler) les lettres qui forment les mots, puis les mots qui forment les phrases. Il s'agit de lire, dit Heidegger, comme on moissonne ou comme on vendange les fruits d'une culture.
L'auteur prolonge cette idée de la lecture comme un lien d'une autre manière, dans le chapitre qu'il consacre à Thomas Hobbes et à son Léviathan. Dans une partie de cet ouvrage, le philosophe fait valoir deux avantages du langage : celui de traduire correctement les pensées individuelles, d'une part, et celui de mettre ces pensées en commun avec d'autres, de manière à s'accorder, d'autre part. En ce sens, la lecture est une manière d'affuter ce mécanisme et de régler correctement notre rapport aux mots en même temps qu'aux autres.
Il existe ainsi une corrélation entre la théorie politique exposée par Hobbes dans son Léviathan (selon laquelle, comme le figure le frontispice du livre, le pouvoir unique de l'État gouverne une multitude de citoyens désormais à égalité face à lui) et sa théorie de la lecture : le lecteur s'inscrit, comme le citoyen, parmi la multitude des regards qui convergent vers le souverain. Szendy voit en cet ouvrage une véritable « machine à lire », qui contribue à définir un dispositif de lecture : en le lisant, nous sommes pliés à un certain régime du lire, un régime qui nous inclue progressivement, en tant que lecteur, dans l’espace politique que construit l’ouvrage.
En somme, l'ouvrage de Peter Szendy nous invite à faire l'expérience de l’intime étrangeté de l'acte de lecture, dans laquelle le lecteur n'est jamais seul. Ces moments sont peuplés de multiples voix, qui se confrontent et s'affrontent dans des relations de pouvoir parfois ambiguës, parfois changeantes. Leur repérage consiste en fin de compte en l'« archilecture » que l'auteur appelle de ses vœux.