Une étude précise, iconographique et textuelle autant que politique, relate l’appropriation des savoirs médicaux des populations autochtones d'Amérique au profit des Occidentaux.

Comment avons-nous découvert une partie des substances que nous utilisons désormais fréquemment, comme la quinine et le tabac, ou qui sont à la base de stupéfiants en vogue en Europe et en Amérique, comme la coca ou encore le peyolt ? Étrangers au sol européen avant les Grandes découvertes, ils n'ont pas été découverts par hasard, mais trouvés sur les terres nouvelles de la colonisation, où les populations autochtones en faisaient déjà usage.

Sur la base de cet élargissement de la pharmacie européenne à la faveur des Grandes découvertes et de la colonisation qui s'ensuivit, Samir Boumediene entreprend de mettre au jour tout un pan de notre histoire coloniale, envisagée comme une véritable «  colonisation du savoir  » des «  Indes de l’Ouest  », auxquelles nous devons l’introduction de ces nombreuses plantes dans le champ de nos pratiques médicales. Une importation qui s'est faite au bénéfice des conquérants, sur fond d'un paradoxal mépris pour les connaissances des peuples qui avaient mis au jour les vertus de ces substances.

La vision du vainqueur

L'iconographie qui accompagne dans l'ouvrage le propos de l'auteur témoigne à elle seule du rapport qui s'instaure entre les Européens et les Amérindiens. Outre le cahier central, qui présente des vignettes illustrant les pratiques médicales, plusieurs gravures sont restituées, qui dessinent des représentations géographiques du monde : sur ces cartes produites en Europe, les continents sont figurés d'une manière qui place au centre de la représentation cette Europe qui observe le monde autour d'elle.

Le processus d’appropriation des connaissances exogènes est cependant complexe, et l’auteur tente d’en parcourir toutes les dimensions. Sous l’impulsion de personnages tels que Juan de Ovando ou Francisco Hernández, dont les portraits sont brossé avec clarté, la colonisation de l’Amérique donne lieu à une captation systématique des savoirs qui sont produits par les peuples indigènes. Samir Boumediene nomme ce processus «  la colonisation par la connaissance  », selon une dynamique qui n'envisage pas seulement la colonisation comme le fait d'imposer un savoir, mais aussi comme le fait de reconnaître l'utilité d'un autre savoir jusqu'alors étranger. Dans cette perspective, chaque colon est invité à se renseigner, à épier les usages, à capter les faits et les bienfaits, de manière à ce que le savoir acquis lors des différents voyages soit requalifié et reconduit en Europe.

Au cours de ces voyages, les connaissances appropriées par les Européens sont traduites dans leurs propres langues. Or, comme le dit bien le latin, ce processus de traditio est à la fois « traduction » et « trahison » : le passage à une autre langue a pour effet de ne laisser subsister aucune trace qui rappellerait leur origine indigène, ce en quoi l'auteur reconnaît une ruse délibérée. Pour désigner une plante dans un langage européen qui ne possède pas encore de terme pour l'exprimer, les colons ramènent tout simplement les essences nouvelles à celles qui sont déjà connues en Europe. L’appropriation des choses s'accompagne d'une domestication de leur désignation, qui intègre les éléments exotiques à un système de classification à la visée universelle sous la forme homogène que donne une langue unique, le latin, la langue des sciences de l'époque. Ce faisant, les remèdes issus de toutes les régions du monde reçoivent ces noms latins qu'on lit encore dans nos jardins botaniques.

L'auteur examine en ce sens la façon dont, au XVIIe siècle, la figure de l’Amérindien était mobilisée dans les représentations de l’art médical, qu'il s'agisse de sources textuelles, d'images peintes sur des faïennes dites majoliques, ou encore des caisses de transport des substances. Leur étude révèle comment s’élabore une vision de l’histoire, et plus particulièrement de l'histoire des savoirs, dans laquelle toute connaissance ne prend pleinement sens qu'à la condition d'être intégrée dans une pensée scientifique structurée et autonome des autres domaines sociaux, c'est-à-dire dans les structures propres de la culture européenne d'époque moderne.

La compétence des guérisseurs

Les colons doivent toutefois se livrer à un exercice paradoxal : afin d’importer les connaissances des Indiens en Europe, ils doivent prendre au sérieux leurs usages et reconnaître leur maîtrise des effets de certaines plantes médicinales sur les corps. La rencontre des guérisseurs affole parfois les Européens, élevés dans le rationalisme du XVIIe siècle. Mais ils sont conduits à utiliser tout de même les remèdes locaux, souvent par défaut d’alternative, de sorte qu'ils expérimentent, malgré tout, la compétence des guérisseurs. 

En se faisant soigner, ils acceptent d’être touchés, manipulés et pénétrés au moyen de substances inconnues par une personne qui à leurs yeux demeure étrange. Chaque jour, la pratique des soins médicaux transforme les rapports entre allogènes et indigènes. L’auteur retrace ainsi la variété et la complexité des rapports intra-coloniaux qui se tissent autour des remèdes. De ce point de vue, les missionnaires sont des pièces essentielles du puzzle colonial : spécialistes de la prise de contact, ils savent entretenir des relations amicales avec les élites indigènes — quoiqu'ils se servent aussi de ces rapports pour accomplir leur mission apostolique.

Samir Boumediene montre que la transmission du savoir sur les plantes médicinales est favorisé par les rapports d’exploitation qui définissent l'entreprise coloniale. Il décrit très bien la machine économique qui s'organise pour produire les racines ou les écorces concernées, les tentatives de fraude sur les poids, le travail des esclaves, puis le transport de la marchandise et sa revente en Europe. Et les institutions locales ne sont pas les dernières à se mobiliser ; l’Église de Rome, au milieu de querelles théologiques, sait aussi en profiter.

L'auteur s'attarde sur un cas particulièrement tragique, qui est celui des Jivaros. À la fin du XVIIe siècle, les Jésuites qui avaient entamé un commerce d'écorces médicinales et notamment de quinquina ont déployé une guerre contre ce peuple d'Amazonie dans le but d’exploiter les mines d’or qui se trouvaient sur leurs terres.

L'implantation des nouveaux savoirs en Europe

Mais cette exploitation de l'Amérique du Sud au profit d'une réappropriation des savoirs médicaux a aussi des conséquences en Europe, où ils sont importés. Quoique les colons eux-mêmes soient convaincus des bienfaits de ces nouvelles substances médicinales, leur introduction dans un contexte culturel étranger ne se fait pas sans heurts. La médecine européenne est alors dominée par le galénisme, c'est-à-dire la doctrine élaborée au deuxième siècle de notre ère par le médecin gréco-romain Galien, dans la continuité de son célèbre prédécesseur Hippocrate. Mais à la différence de ce dernier, Galien avait abondamment recours à un éventail de remèdes issus de l'ensemble du monde connu, et au-delà, avant d'être eux-mêmes appropriés par la pharmacie gréco-romaine.

Cette médecine repose sur l'idée que le corps est constitué de quatre éléments (le feu, l'air, l'eau, la terre) auxquels correspondent quatre humeurs (la bile jaune, le sang, la lymphe, la bile noire) et quatre qualités (chaud, humide, froid, sec). La santé du corps, dans cette perspective, correspond à l'équilibre entre ces éléments ; la maladie consistant, à l'inverse, en un déséquilibre et en la domination de l'un sur les autres. Ainsi, les soins sont conçus de manière à purger une humeur qui serait en excès ou au contraire accroître une humeur qui serait en défaut.

La médecine des plantes découverte lors de la conquête des «  Indes » s'inscrit difficilement dans ce système de pensée. Ainsi, de même que les Anciens avaient dû patiemment élaborer une justification théorique des remèdes traditionnels, de même les Modernes doivent justifier en théorie ce qui s'observe dans la pratique. L'auteur examine avec précision les conflits théoriques et pratiques qui émergent au moment de l'introduction de ces nouveaux savoirs médicaux venus d'Amérique.

Plus encore qu'un débat épistémologique, l'auteur montre que cette transmission produit des bouleversement sociaux, dans la mesure où elle remettait en cause les pratiques des médecins européens et plus généralements les mœurs en matière d’encadrement sanitaire. Il a ainsi fallu attendre que des personnalités aussi importantes que le roi Louis XIV admettent le recours aux remèdes Indiens pour que ceux-ci (et les théories médicales sur lesquelles ils sont fondés) acquièrent une légitimité dans la profession.

Au terme de ce parcours historique, où sont brossés les portraits des protagonistes principaux, où sont relatés les polémiques et les débats théoriques et où sont détaillés les mécanismes économiques qui sous-tendent cette transmission des savoirs, apparaissent les prémices de l’industrie médicamenteuse qui se développera pleinement à partir du XIXe siècle : la lutte contre les maladies entremêle, depuis lors, enjeux sanitaires, expansion économique et rapports de force politique.