Une tentative d’exprimer l’engagement terroriste dans un style épuré et autocritique, sans tomber dans l’écueil de la justification et du pardon.

Alberto Franceschini, le chef historique des Brigades rouges nous avait livré son journal de fondateur des  "premières" Brigades Rouges , Mario Moretti avait lui aussi publié ses échanges avec deux femmes journalistes. C’est au tour d’Enrico Fenzi, intellectuel engagé, ex-terroriste repenti, professeur de littérature italienne et en particulier spécialiste de Dante et de Pétrarque, de livrer ses réflexions sur la lutte armée et sur l’engagement terroriste. Si l’entreprise des confessions et du retour en arrière sur les actes sanglants perpétrés au nom de l’idéologie révolutionnaire peut sonner parfois faux chez certains anciens terroristes rouges, Armes et Bagages, journal des Brigades Rouges doit son originalité à la forme et au style que Fenzi a choisis pour affronter son passé et le poids de son engagement. Il nous porte volontairement au delà du simple journal. Le texte a d’ailleurs été écrit "d’un jet" nous confie-t-il dans le dernier chapitre. Le but n’étant pas ici de donner au lecteur des repères temporels ou de lui faciliter la tache via une belle leçon d’Histoire. Quelques dates qui d’ailleurs n’apparaissent qu’au détour de phrases, presque par hasard, dans une temporalité éclatée ; quelques évocations d’événements marquants de la lutte armée pour rester ancré dans la réalité historique, mais surtout des anecdotes, des souvenirs entremêlés : la petite histoire personnelle d’un homme qui a choisi d’unir son destin à l’histoire d’un mouvement, à ses idéaux révolutionnaires, et à ses dérives.


Pourquoi ? La question lancinante et obsessionnelle de l’engagement

Enrico Fenzi ne joue pas à l’historien et c’est un point essentiel à souligner. Il ne cherche en rien à reconstituer le puzzle de l’engagement terroriste ni à nous conter l’histoire des BR. D’autres l’ont fait avant lui et là n’est pas son sujet. En réalité, il dépasse la tentation de la justification des atrocités commises au nom d’un idéal barbare pour poser, de manière récurrente, quasi obsédante, la question du "pourquoi ?". "Je regarde, et je pense encore une fois qu’aujourd’hui tout est différent. Pourquoi? Ce n’est pas une question facile. Peut-être parce qu’il n’y a plus rien à démontrer à personne. Nous existons, voilà tout. Mais c’est cela qui est vraiment terrible. Exister." C’est justement faire partie d’une  "totalité" humaine, exister en tant qu’ancien terroriste, et repenser le parcours d’une vie qui, dans le temps présent, anime l’écriture de Fenzi.

Pourquoi avoir vécu cet engagement comme un élément vital ? Quelles en étaient les raisons rationnelles, si tant est qu’il y ait eu de la rationalité dans tout cela ? Comment répondre (et quoi ?) à ceux qui, loin de ces idéaux révolutionnaires, ne parviennent pas à saisir la logique d’une telle violence ? Enfin, comment expliquer aux familles des victimes des Brigades rouges le sens intrinsèque d’un tel geste, d’une telle folie ? Le texte est ponctué de cette interrogation, comme un refrain. La question est posée. Le déroulement du récit est une ébauche de réponse. En effet, "J’ai trop souvent entendu cette question : Pourquoi? Pourquoi as-tu fait ça?... Et le thème de ces pages pourraient bien être celui-ci : tourner, d’une manière lente et patiente, autour des réponses possible" nous dit l’auteur sur le seuil de l’ouvrage. Tel est l’enjeu de ce récit, de cette confession intime, de ce flux de souvenirs qui se succèdent dans un enchaînement d’idées et de sensations, dans une succession de "morceaux choisis" et d’instants de vie, afin de tenter d’éclairer par le particulier le sens plus large de "l’être terroriste".

Faire comprendre aujourd’hui ce qui animait les brigadistes apparaît comme une entreprise impossible. On peut tenter, certes, avec les catégories de la philosophie et de l’histoire, d’expliquer rationnellement le sens de cette réalité : "le brigadiste, plus ou moins consciemment, a voulu incarner "l’esprit absolu hégélien" : il a voulu que son action réalise ici et maintenant, dans l’immédiateté de ses déterminations et de sa liberté, le projet et la vérité de l’Histoire". Mais l’auteur affirme d’ores et déjà son échec, et l’échec de tous ceux qui tenteront de rationaliser ce morceau d’histoire : " … l’abîme qui sépare les deux images de la révolution – celle qui est consignée dans le programme rationaliste et dialectique de la page écrite, et celle qui sombre dans la réalité vécue ici, dans ce qui est notre temps ne peut être comblé". Aussi est-ce par un autre biais que l’auteur aborde son expérience personnelle, et tente de nous dire quelque chose de ces années-là.


L’engagement jusque dans "l’excès de l’achèvement"

De l’engagement naissant et timide de l’auteur, en passant par la clandestinité et les véritables actions de terrain jusqu’aux années en prison, on parcourt les temps clefs d’une existence sacrifiée à l’action politique. Autant de moments et de réflexions qui fondent l’identité de Fenzi, mais qui peuvent paraître obscurs aux jeunes générations d’un monde qualifié de "nouveau et incompréhensible", d’où l’exigence d’un récit tranché et sans complaisance.

En effet, que signifiait la lutte armée ? La clandestinité ? L’abandon des liens familiaux ? La mort et l’homicide ? Si Fenzi n’a jamais tué, il a plusieurs fois vu la mort de près et l’avait acceptée comme une nécessité : "Tuer devenait inéluctable et la recherche d’un pourquoi se réduisait à celle du comment."

L’étrange distance qu’entretient Fenzi avec son existence au sein des Brigades rouges est frappante. Comme spectateur de lui-même, il semble avoir toujours été aimanté par l’organisation, tout en ayant pressenti le danger et sa fin: "J’étais penché au-dessus d’un gouffre, j’étais en train de m’y jeter… Pourquoi ?" Étrange lucidité que celle du brigadiste qui s’enchaîne à la lutte armée.  L’idéologie donc, vécue comme la seule solution envisageable, le seul combat, auquel Fenzi a adhéré jusqu’à en oublier femme et enfants : "Pour moi, il était fondamental – politiquement et personnellement – de tout accepter, car eux [les autres brigadistes] l’avaient déjà fait… c’était ma façon concrète, possible, d’être communiste." On voit alors se dessiner l’engagement comme une fatalité à laquelle on ne peut échapper : "Ce destin ou cette part de destin qui est si puissant tant qu’il n’a pas accompli son cycle, n’a pas épuisé ses raisons." Et l’abandon de la lutte armée se révèle impossible tant que la trajectoire n’a pas été suivie et épuisée :  "Je ne pouvais me retirer, car les raisons de ce destin étaient encore en moi, bien vivantes, j’y croyais et ne parvenais pas à les renier." Fenzi nous décrit son enfermement dans une logique – seule clef d’interprétation possible alors – suivie jusque dans "l’excès de l’achèvement". La dissociation des Brigades rouges et l’expulsion par les chefs de l’organisation signent la fin d’un cycle, la suspension d’un "processus de dissolution intérieure". Le temps de l’écriture apparaît alors comme le moment de la recomposition, le moment où il faut se reconstruire pour ne pas mourir.


À travers ce récit, Enrico Fenzi n’est pas tombé dans l’éloge de son engagement, ni dans la tentative d’être pardonné a posteriori. Ne pas avoir cherché à se justifier donne sa force au texte car "[…] non seulement il n’y a pas de remède à ce qui a été fait, mais […] le mal accompli ridiculise les prétentions des paroles, quand on les prononce devant ceux qui ont été les victimes de ce mal". C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Fenzi n’a jamais demandé pardon, cela aurait été "une chose illégitime".  C’est dans l’urgence de l’écriture, vingt ans après, qu’il trouve le moyen de "se raconter", et de "se reconstruire" après une réparation civile et sociale, qui est aussi une réparation personnelle.

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credit photo : Giara / Flickr.com