La philosophe Barbara Stiegler propose de réviser l'histoire de la philosophie à partir du thème de la vie et de corriger les mésusages qui ont été faits de la philosophie de Nietzsche à ce sujet.
La philosophe Barbara Stiegler travaille sur les thématiques de la vie et du vivant, mais aussi de la biologie, c’est-à-dire de la science (ou de la recherche) sur le vivant. Récemment, elle a pris position dans le débat public et rédigé un « tract » (dans la collection éponyme, chez Gallimard) interrogeant la manière dont la démocratie avait été mise à l’épreuve de la pandémie. Dans un nouvel ouvrage, publié dans la collection Folio Essais, elle s’attache à la figure de Friedrich Nietzsche, qui a fait de la question de la vie un point central de sa pensée.
L'horizon de cette réflexion est éthique et politique : la biologie, qui produit un ensemble de connaissances scientifiques sur le vivant, est-elle axiologiquement neutre ? Ne fournit-elle que des connaissances factuelles sur son objet ou contribue-t-elle, en même temps, à façonner certaines valeurs et à renouveler notre conception de la vie ? En d'autres termes, peut-on séparer parfaitement le domaine des faits et celui des valeurs, ou faut-il reconnaître que certains faits induisent par eux-mêmes certaines valeurs ? Ces deux dernières années, polarisées par le Covid, ont rendu cette question particulièrement sensible. Après tout, un comité scientifique a, durant cette période, participé aux décisions politiques concernant la vie des individus.
Plus largement, il s'agirait de se demander quel rôle la biologie, et avec elle l'ensemble des sciences médicales et des sciences de l’environnement, ont à jouer dans les décisions proprement politique qui portent sur le gouvernement de la vie et des vivants. Dans quelle mesure les liens entre les sciences et le politique, qui sont solidement tissés durant la période du Covid mais qui s'étaient déjà établis au cours du XXe siècle, sont-ils légitimes ?
La philosophie et les sciences
Les textes de Nietzsche proposent de penser à nouveaux frais la question de la division entre faits et valeurs, que son prédécesseur Emmanuel Kant avait posés comme distincts (les premiers renvoyant au domaine de la science et les secondes à celui du droit ou de la morale). Stiegler montre dans son ouvrage que Nietzsche soulève par exemple des interrogations inédites concernant la préséance ou la hiérarchie entre philosophie, médecine et biologie. C'est que, depuis l'Antiquité, ces trois champs ont été intimement liés, et ce jusqu'à l'époque moderne : d'Aristote à Descartes, les philosophes ont pleinement intégré les questions biologiques et médicales dans le champ de leurs préoccupations.
Mais de nos jours, la question se pose de manière différente : les expériences totalitaires du XXe siècle nous ont appris qu'il était possible de justifier les plus grands crimes contre l'humanité au nom de certains concepts prétendument biologiques : la « race », le « sang », la « vitalité organique », etc. Dès lors, la question du gouvernement des vivants est devenue centrale dans les doctrines de l’État démocratique, comme l’a montré, par exemple, Michel Foucault.
Nietzsche dévoyé et écarté
Le choix de Nietzsche comme fil conducteur de sa réflexion oblige Barbara Stiegler à examiner à la fois ce qu'il a réellement affirmé, mais aussi ce que d'autres ont cru pouvoir lire dans ses ouvrages. Car la pensée du philosophe allemand a souvent été l'objet de détournements : depuis la confiscation, par sa propre sœur, de certaines thèses et leur adaptation à une lecture nazie, jusqu'aux reprises heideggeriennes, le travail de réédition des œuvres complètes n'en a été que plus complexe.
La place de la biologie dans la philosophie de Nietzsche a, en particulier, subi des falsifications nombreuses. Son déplacement vers un certain « biologisme » est précisément ce qui a permis à ses lecteurs nazis de l'instrumentaliser à leurs propres fins. De même Heidegger a cherché à discréditer Nietzsche en présentant son œuvre comme l’achèvement de la métaphysique moderne, initiée par Descartes, et porteuse d'un projet de domination de la terre par la rationalité technique et le calcul. Or, Barbara Stiegler remarque que c’est exactement le même procès que Heidegger intente au nazisme, devant lequel sa carrière a fléchi. Ainsi, loin de contribuer à la dénazification de Nietzsche, Heidegger a au contraire cherché à mettre sa philosophie de la volonté de puissance sur le même plan que la débâcle philosophique du nazisme.
Nietzsche face à ses prédécesseurs
Afin de restituer la pensée de Nietzsche sur la vie indépendamment des usages déformés qui en ont été faits, Barbara Stiegler explore le rapport du philosophe à certains de ses prédécesseurs (Descartes, Kant et Schopenhauer, notamment) et considère les problèmes classiques auxquels il s’est attaché et qu’il a cherché à dépasser. Ces derniers constituent autant d’« écrans » à la véritable pensée de la vie qu’il entend développer. Ainsi, le statut du corps relativement au dualisme cartésien du corps et de l’âme ; celui du sujet, également, relativement à sa position transcendantale chez Kant ; celui de la volonté, enfin, relativement à la passivité que lui reconnaît Schopenhauer.
La philosophie de l’histoire occupe également des développements importants, dans la mesure où Nietzsche s’oppose aux conceptions de Hegel et de Marx. Malgré les promesses dont elles étaient porteuses, elles ont reconduit les écueils de la perspective métaphysique et chrétienne sur l’histoire et constituent en ce sens elle aussi un « écran ». Malgré leur effort pour abandonner la notion de commencement (origine mythique ou absolue du temps), elles n’en ont pas moins conservé l’idée d’une finalité et donc d’un sens ou d’une direction de l’histoire. Ce faisant, Hegel et Marx restaurent, par-delà leur effort pour penser le devenir historique dans son mouvement, une nouvelle figure statique de l’absolu (qu’il s’agisse, pour le premier, de l’État prussien, ou pour le second, de la fonction rédemptrice et christique du prolétariat).
Dépassant ainsi ce que Barbara Stiegler appelle des « écrans » (le corps, le sujet, l’histoire) à la philosophie de la vie, Nietzsche ouvre la possibilité non pas de penser la biologie ou de penser le monde au prisme de la biologie, mais de philosopher avec la biologie. Ce que la biologie lui fournit, notamment, c’est le modèle de l’évolution, qui est porteur d’implications plus générales pour une pensée qui cherche à percevoir le monde dans son perpétuel mouvement.
Après Nietzsche
L’analyse de la pensée nietzschéenne implique donc de replacer son auteur dans le champ plus large de l’histoire de la philosophie, dans le prolongement mais aussi en rupture avec ses prédécesseurs. Mais Barbara Stiegler poursuit son enquête au-delà et inscrit Nietzsche dans une histoire posthume, qui le confronte à ses successeurs. La question des liens entre biologie et philosophie morale ou politique (entre évolution et démocratie, par exemple), conduit l’auteure à comparer les thèses nietzschéennes et celles du pragmatisme américain, représenté par John Dewey. Elle montre que si l’un et l’autre travaillent sur la base d’un socle commun (Darwin, l’adaptation et l’évolution), ils en viennent à soutenir des positions radicalement antithétiques sur le plan politique (au sujet de l’éducation, notamment).
Barbara Stiegler s’attarde ensuite sur le cas de Henri Bergson, qui a lui aussi fait fonds sur la notion de vie pour orienter sa philosophie. Comme Nietzsche, celui-ci décrit la vie en termes de flux ; mais là encore, les deux penseurs aboutissent des conclusions différentes : l’un cherche à en finir avec la métaphysique (Nietzsche) et l’autre, au contraire, à redonner vie à la métaphysique en la replongeant dans l’élément fluide du réel (Bergson).
D’autres philosophes ultérieurs feront de la question de la vie un point central de leur philosophie. C’est le cas en particulier de Georges Canguilhem et de Michel Foucault. Or, l’auteure montre que Nietzsche a suggéré de nombreuses pistes concernant les questions de santé, de médecine et de normativité qui les occupent. En ce sens, sa philosophie de la vie continue de fournir, de nos jours, des ressources précieuses.