Un recueil de texte de l'architecte hongrois Attila Kotányi révèle une critique radicale de l'urbanisme contemporain et trace des perspectives pour une architecture vivante et non aliénée.

Attila Kotányi nait le 18 septembre 1924 à Sopron, en Hongrie, dans une famille conduisant une florissante entreprise d’épices. Son père meurt assez tôt d’un fragment d’obus implanté pendant la guerre dans sa colonne vertébrale. Le fils devient architecte. En parallèle, il lit Arthur Schopenhauer et se passionne pour la philosophie. Il entre dans les cercles intellectuels de Budapest (que fréquentent les penseurs Lajos Szabó, Béla Tábor ou encore le poète Ivan Chtcheglov). Sa carrière d’architecte s’interrompt brutalement lorsqu’une épidémie de poliomyélite l’atteint et lui provoque une paralysie des bras.

Itinéraire d'une vie et d'une pensée à travers l'Europe

En 1956, après la répression du soulèvement hongrois auquel il a participé, il émigre en Occident. Il s’établit à Bruxelles avec sa famille et rejoint bientôt l’Internationale Situationniste, tout en déployant une pensée théorique marxiste. Avec le philosophe Raoul Vaneigem, il fonde à Bruxelles le « bureau d’urbanisme unitaire », qui porte l’idée que l’urbanisme doit envelopper les autres arts et se fondre dans leur unité. Mais les conceptions de Kotányi ne vont pas sans déplait à une autre figure centrale du mouvement situationniste, à savoir Guy Debord : le penseur hongrois cherche en effet à construire un pont entre les traditions spirituelles et la radicalité moderne.

Après 1963, il prononce une série de conférences sur l’architecture dans diverses langues, tout en se tenant à l’écart de l’action publique. Le recueil des textes publiés sous le titre L’architecture du silence, présentés et traduits par son fils Christophe Kotányi, en est issu. Dans son Avant-propos, celui-ci précise que les textes de son père cherchent plutôt la concision que l’amplitude, les effets performatifs plutôt que les détails informatifs. Et la lecture du volume confirme cette impression : l’auteur pratique « l’éveil spirituel », employant des formules percutantes afin de déstabiliser les opinions. En privilégiant ainsi la parole vive, ce sont plutôt des notes qui nous parviennent, des aphorismes parfois, des transcriptions de séminaires aussi. On les retrouve ici dans une édition émaillée de dessins de la main de Kotányi.

Tous les textes rassemblés ici ne datent pas des mêmes périodes. Les repérer revient à saisir les mouvements de la pensée de l’auteur dans leurs confrontations à divers cercles de la pensée européenne, tant de l’Europe continentale que de l’Europe de l’Ouest. Cela dit, les textes ne sont pas classés par dates mais plutôt par thématiques : l’architecture, l’art, Sabbat et Situationnisme.

La pensée de Kotányi s'ancre d'abord dans celle de Lajos Szabó, fréquenté à Budapest. Ce dernier est un philosophe hongrois, influencé par le marxisme mais exclu de l’organisation communiste locale, puis exilé. Il a rédigé de nombreux ouvrages, dont certains avec Béla Tábor, lesquels portent une critique du socialisme scientifique, mais également des recherches sur la Bible. Du fait de sa fréquentation des milieux situationnistes, Kotányi adopte toutefois une orientation différente. Ses « Thèses sur la Commune de Paris », par exemple, sont entièrement vouées à la critique des organisations révolutionnaires et à la confiscation qu'elles impliquent des mouvements ouvriers.

L’architecture comme art unitaire

Kotányi s’engage, aux côtés de Szabó, dans la volonté de briser la division entre art, architecture et philosophie. Ce projet fait écho à celui de Marx de rompre la division du travail. Mais plus généralement, il prend sa source dans une sorte d’humanisme régulateur, qui fait de l’humain le point focal de toutes ces activités. Ainsi l’auteur s’oppose à l’idée que l’architecture, notamment, se distinguerait de l’activité philosophique ou des autres arts du fait de son orientation utilitaire : « l’architecture n’est en rien plus utile que la poésie, la peinture, la sculpture ou la musique ». De ce point de vue, l’architecture est, selon Kotányi, irréductible aux bâtiments ; elle ne se confond même pas avec la réalisation d’objets. Il s’agit bien plutôt d’un art des relations, d’un art de la connexion. Dès lors, tous les arts convergent vers l’idée d’un humain créateur : « le produit final de la création est le créateur ».

En considérant les différents arts indépendamment de leurs produits (un bâtiment, un poème…), l’auteur peut donc se concentre sur le créateur, mais aussi sur la constellation des formes qui sont susceptibles d’être créées. Ces réflexions rejoignent les travaux désormais nombreux qui font de l’architecture « une vision de l’espace » et non un objet, et qui font de l’espace une construction et non un résultat.

La critique sociale de l'architecture et de l'urbanisme

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire ». Celui-ci a pour originalité de réinscrire cette fois l’architecture et l’urbanisme dans le mouvement du capitalisme. Ainsi, « le développement du milieu urbain est l’éducation capitaliste de l’espace ». En tant qu’il matérialise des formes et en privilégie certaines à l’exception d’autres, l’urbanisme matérialise d’abord les formes dominantes dans la société et donc, pour la période qui nous concerne, les formes conditionnées par le capitalisme. Ce faisant, il impose aux populations une intégration à ses normes et néglige ce que Kotányi et Vaneigem appellent de leurs vœux, à savoir la possibilité d’un urbanisme unitaire, conséquence de la synthèse des arts.

Contre ce fait, que l'auteur ne peut que constater, il prône une vie expérimentale en milieu urbain et architectural : « Notre premier travail est de permettre aux gens de cesser de s’identifier à l’environnement et aux conduites modèles. » C’est dans cette optique que « l’architecture enseignera à vivre, à se transformer, à participer organiquement à la vie ».

Sa critique de l’urbanisme capitaliste conduit Kotányi à dénoncer ses conséquences sociales délétères, dans la lignée de Guy Debord. Il dénonce par exemple l’idéologie de la circulation ou du mouvement agité impliqué par lui au nom du principe de la rencontre entre les humains ; il récuse la domestication des individus par la géométrie des formes urbaines nouvelles ; il met au jour l’aliénation induite par le fonctionnalisme architectural tel que celui de Le Corbusier, qui réduit les bâtiments à un seul usage, etc. Pour autant, cette critique n’est pas réactionnaire. Elle ne postule pas la nécessité de revenir à un stade antérieur de l’urbanisme et de l’architecture. Il faut plutôt apprendre à « passer au-delà » du présent. En cela, l’urbanisme unitaire apparaît comme une solution pour l’avenir, réalisant à la fois une révolution dans la vie quotidienne et une révolution des formes artistiques.

C'est de là que provient l'idée d’une « architecture du silence », qui donne son titre au recueil. Forgée par Szabó à partir de son travail graphique, elle rejoint curieusement la pensée bouddhiste du repli intérieur et de la positivité du vide, puis une certaine lecture de la Bible, par la notion de Sabbat. C'est en effet en direction de ces philosophies que Szabó, et à sa suite Kotányi, veulent orienter le chemin révolutionnaire d'une architecture non contraignante et non aliénante. Sans prôner la soumission religieuse à une Église quelconque, ces modèles leur permettent d'inciter leurs contemporains à s'éléver spirituellement et ainsi dépasser l’aliénation présente. Kotányi précise que ce geste équivaut à celui d'autres traditions non-religieuses, telle que l’épochè husserlienne, c'est-à-dire la mise en suspens de ce qui est donné au profit d’une réflexion susceptible de produire des pensées nouvelles et une subjectivation nécessaire.

Renouveler les fondements de l’urbanisme

La ville future doit donc s'ériger sur de nouvelles bases urbanistiques. Pour cela, il convient de dégager l'architecture des impératifs du profit et d’inventer un art de vivre qui ne réduise pas l’existence humaine aux normes des « casernes ». Contre les divers fonctionnalismes, il convient de réapprendre à « habiter » (notion que Kotányi emprunte à Heidegger, dans une acception toutefois moins métaphysique que politique).

C’est d’ailleurs dans cet esprit que Kotányi entreprend l’examen de la calligraphie de Szabó. À partir de 1955, Szabó réalise en effet ses premiers dessins au crayon, sur papier machine. Quelques années plus tard, Kotányi en organise une exposition. Ce qui en ressort, par-delà les querelles politiques et les difficultés d’interprétation, c’est le pouvoir expressif et par là même libérateur de ces dessins. La comparaison avec Lascaux, puis Paul Klee, le groupe Cobra, Arthur Penk, ouvre des horizons non seulement sur la pratique du dessin, mais encore sur la plasticité de l’esprit pictural et donc sa capacité d’invention. Les dessins de Kotányi lui-même, qui agrémentent les textes de ce recueil, complètent de ce point de vue à merveille ses réflexions politiques.