À l'occasion des 15 ans de Nonfiction, Christian Ruby, contributeur prolifique, revient sur sa relation avec le site.

Comment Nonfiction me fait danser au cœur de l’archipel des livres ?

Que suis-je d’autre, ici, que ce lecteur d’abord étranger aux livres proposés à ma chronique et qui, dans l’élan de la joie de lire, a appris, au gré des arrivées, à faire des pointes arrêtées sur tel ou tel d’entre eux, tout en balançant sans cesse déjà vers d’autres dans un chassé requis du fait du mouvement constant des pensées publiées. Une danse qui dévore un long temps d’existence du philosophe que je suis, dont la matière première, en quelque sorte, est le livre sous toutes formes possibles !

Que suis-je d'autre que ce lecteur qui, grâce au site Nonfiction — rencontré par le truchement de l’un de ses anciens rédacteurs en chef, par ailleurs ancien élève —, se saisit de la possibilité de se rapprocher d’autres lectrices et lecteurs, non pour les considérer en surplomb et les contraindre à se soumettre à ses examens, mais pour les saisir déjà au futur, dans leurs œuvres propres, dans leurs résistances ou leurs subversions inspirées par les livres des autres invités sur le site.

Si Nonfiction n’est pas à l’origine de mon travail de lecteur et de rédacteur de chroniques ou autres comptes rendus, ce site reste sans aucun doute le commencement de cet autre service que j’ai pu rendre, moins à l’ampleur de plus en plus grande de ma bibliothèque, qu’au refus de considérer l’activité d’écriture, en philosophie, comme l’élément d’une profession soumise à Polymnie. Le jeu coupant des ouvrages distingués fut et reste un excitant de la pensée, parce que le livre, fût-il électronique, allume la vie, inspire la joie ou l’effroi, engendre finalement de nouvelles œuvres. Est-ce là le « plaisir  » que je prends à persévérer à écrire pour Nonfiction  ?

Moyennant quoi, tout en sachant bien que l’exposition de mes chroniques peut aussi servir de boussoles aux lectrices et aux lecteurs, il y a tout de même loin, pour moi, de Nonfiction aux incitations des influenceurs. Ce qui empêche, d’ailleurs, de tomber dans cette manœuvre lugubre de la seule impression, c’est une éthique de lecteur devenu rédacteur à l’attention d’autres lecteurs. Une éthique de soi, trouvant chez les autres beaucoup à deviner dans le peu qui est enfermé dans le livre. Malgré tout, nos yeux bénéficient en fin de compte d’un entraînement extraordinaire. De là encore une éthique qui nous rappelle donc aussi que nous ne pouvons être dupes car, à force d’en dévorer, nous lisons les livres de personnes dont nous suivons la trajectoire intellectuelle (amis et ennemis), et cette connaissance ne cesse de chuchoter à nos côtés  : «  voilà qui est de lui…  ». Ce dont nous avons à nous méfier.

Heureusement, le livre a sa vie propre, une fois jeté dans ce monde de l’exposition. Et Nonfiction travaille à obtenir qu’il reste toujours quelque chose de son étude intensive, grâce au relief obtenu par l’ombre ou la lumière projetées sur lui par le rédacteur, qu’il soit fier ou non de chaque chronique diffusée. Au sein de ce moyen puissant de diffusion qu’est l’électronique, voilà qui nous rappelle sans cesse que notre travail ne saurait se fonder sur le mépris des lectrices et des lecteurs, puisqu’il a pour raison d’être de faire mûrir les fruits de la réflexion collective.