À travers une analyse de la figure médiatique de l'enfant surdoué, Jérôme Pellissier nous invite à reconsidérer les tests de QI.

Le zèbre (autrement dit, l’enfant surdoué), qu’on se le dise, est un animal fragile, hypersensible, esseulé, marginalisé, mais doué d’une intelligence (que l’on dit parfois plurielle) hors du commun, raison pour laquelle il ne sera jamais en mesure d’intégrer la norme. Ce surdon a intrigué de nombreux aventuriers explorateurs (plus connus sous le nom de psychométriciens) jusqu’à faire paraître une échelle métrique de l’intelligence en 1905.

Vers une quantification de l’intelligence

Une kyrielle d’examens divers et variés ont donc été mis en place pour mesurer l’intelligence et faire la soudure entre les facultés intellectuelles et les performances scolaires : c’est la naissance du QI qui fait florès chez tous les psychologues scolaires de France et de Navarre. Jérôme Pellissier, dont la rhétorique est extrêmement habile, ne manque pas de souligner les imperfections de ces méthodes, leur degré de naïveté et leur manque de discernement car ces « tests » ne prennent absolument pas en compte les conditions d’examen, le degré d’attention, le déterminisme social, voire le caractère évolutif de l’intelligence. Tous ces paramètres ajoutent à la complexité de l’écheveau, devenant ainsi « des marqueurs socioculturels » qui finissent par faire le lit des préjugés contre les classes populaires et assurer la reproduction des élites. Jérôme Pellissier, psychothérapeute et chercheur en psychosociologie, donne un relief particulier à cette entreprise d’évaluation qu’il juge fort imprécise en fustigeant l’approche « toutes choses égales par ailleurs ». Pour preuve ces propos :

« Au prétexte de la standardisation (même test, même durée, mêmes consignes, etc.), la psychométrie ignore également que la situation de test est une situation sociale et relationnelle bien particulière où adviennent des phénomènes liés aux âges des personnes, à leur statut, à leur pouvoir, à leur familiarité avec ce type de contexte, au pourquoi de leur présence, à ce qui advient dans l’ici-et-maintenant de leur rencontre. »  

Il est évident que « l’intelligence-QI hors école [est] plus nourrie et développée chez les enfants des classes privilégiés » (109) car ils sont à la fois dans un environnement plus stimulant (les parents et leurs fréquentations étant plus cultivés, les enfants se nourrissent d’une pensée plus complexe) et dans une dynamique plus intense de ré-emploi, sinon d’approfondissement des savoirs.

Dans la savane des zèbres et des ânes

Après l’inventaire de l’industrie du QI, Jérôme Pellissier entre dans le vif du sujet et analyse ce qu'il convient d’appeler le surdon ou la surdouance et ses déclinaisons terminologiques : EIP (enfant intellectuellement précoce), HPI (haut potentiel intellectuel), surdoué ou zèbre. Parmi les professionnels de la psychologie cognitive, l’intellect de ces êtres si fragiles se résume à une lecture ambivalente puisqu’il s’interprète à la fois comme un don et une malédiction (en introduisant les paradigmes de la maladie et du handicap).

Fort de de sa faconde incisive, Jérôme Pellissier déconstruit à bon droit le raisonnement apriorique et sexiste qui se cache derrière l’idéologie de cette industrie :

« Des filles aussi intelligentes que leurs frères, mais dont les intelligences ne vont pas être traitées de la même manière : aux assignées filles les intelligences minorées, tournées vers le foyer, les intelligences du cœur, du prendre-soin, des émotions, des pratiques artistiques ; aux assignés garçons les intelligences valorisées et cultivées, tournées vers le travail, logiques et scientifiques. Intelligences de la parole qui questionne puis de l’écoute pour les unes, intelligence de la parole qui s’impose et s’entraine à l’autorité pour les autres. »  

Ce combat féministe prend tout son sens à la lumière d’une précision communiquée le 14 juin 2022 par l’attachée presse des éditions Dunod, à savoir que « Jéme Pelissier est devenu Juliette Jéme Pélissier ».

Le portrait robot flatteur que la psychologie moderne dresse du zèbre (figure antagonique de l’âne) doté d’une intelligence exceptionnelle, est celui d’une altérité radicale augmentée de super pouvoirs : leur « hyperperception d’autrui », leur « hyper-empathie », leur « hyperesthésie », leur « hyperclairvoyance », ou encore leur « hyperlucidité » en fait des candidats idéals à la dépression, peinés qu’ils sont par toute forme d’injustice et l’idée que le bonheur n’est qu’une construction de l’esprit. Mais dans son versant négatif, cette lecture ambivalente propose aussi une vision incapacitante du zèbre perçu comme anormal ou frappé d’un handicap ontologique :

« "l’enfant surdoué qui porte comme une tare d’être par nature toujours compliqué, d’être toujours dans le trop, de trop ressentir, de trop réagir, de trop penser, de ne pas se laisser éduquer gentillement, d’être toujours en guérilla contre son entourage, de ne pas accepter que “c’est pour son bien, etc. »  

L’ébranlement des certitudes concernant la surefficience intellectuelle ?

Sous des airs de brûlot, La fabrique des surdoués relègue la psychologie du surdon au rang de pseudo-science, une psychologie qui — selon Jérôme Pellissier — se complaît dans une confusion des genres en fusionnant l’approche clinique et la recherche scientifique. Les arguments sont certes de bon aloi mais pas toujours du côté de l’exactitude. Il faudrait donc les prendre cum grano salis. En l’occurence, il est bon de rappeler que les pervers ou sociopathes, à l’inverse des psychopathes, ne sont pas « totalement dénués d’empathie »   , comme le voudrait Jérôme Pellissier.

Au delà de l’« effet Barnum »   , il est à parier qu’un bon nombre de personnes HPI vont se reconnaître dans le portrait robot que Jérôme Pellissier souhaite démystifier. À ce stade, ces personnes qui ont certainement vécu cette « dyssynchronie interne et dyssynchronie sociale »   comme une souffrance, remettront sans doute en question le bien-fondé et la légitimité de la démarche intellectuelle qui sous-tend La fabrique des surdoués, démarche qui fait reposer l’industrie du QI sur des fantasmes essentialistes clivants. On pourrait même penser qu’il y a une forme d’acharnement à prendre le contre-pied d’une recherche consensuelle sur la question du surdon. La « sur-scolarité séparatiste »   , sans forcément vouloir la vouer aux gémonies, pourrait aussi offrir un environnement propice à une croissance intellectuelle entre pairs, croissance exempte du fiel de la jalousie, des frustrations et des complexes d’infériorité qui semblent surgir en compagnie d’enfants qui se situent dans la norme et se sentent tant diminués que dominés. Quiconque en poste dans une école pour enfants doués et surdoués observerait avec plaisir cette communauté d’enfants de tous horizons socio-économiques se rejoindre dans une collégialité intellectuelle féconde et surtout harmonieuse.

Cela dit, à l’issue de la lecture de ce pamphlet qui présente l’enfant surdoué comme un sujet dépossédé de lui-même, comme un phénomène de foire, un singe savant que l’on a cherché à circonscrire, diagnostiquer, cataloguer, voire nosographier, psychiatriser et pathologiser, l’on finit quand même par se ranger à l’opinion de l’auteur/l’autrice en partageant une certitude fondamentale : il faut « se débarrasser sans aucune hésitation des nombres liés aux tests de QI. Ils apportent bien moins qu’ils parasitent les chemins de réflexions que nous ouvrent les personnes que leurs intelligences-sensibilités questionnent »   .

Livre qui n’est point dénué d’attrait, La fabrique des surdoués offre des pistes stimulantes, voire « des chemins de résistances », que les lecteurs et lectrices pourront emprunter à loisir dans les méandres de leur réflexion. Fin de l’excursion.