Florence Dupont critique la conception romantique de la « littérature » et resitue les lettres latines dans leur véritable contexte culturel.

Dans cet ouvrage, Florence Dupont retrace la constitution progressive des litteræ latinæ à Rome. Elle s’appuie pour cela sur les sources dont nous disposons (fouilles archéologiques, témoignages des Anciens) et sur la représentation que s’en faisaient les Romains eux-mêmes. Mais pourquoi une histoire littéraire de Rome plutôt qu’une histoire de la littérature latine ? Parce qu’une telle histoire relèverait de l’anachronisme.

En effet, notre définition de la littérature est née avec le Romantisme : nous voyons en elle l’expression d’un génie, que ce soit celui d'un individu, d'une langue ou d'une nation. Il n’en était pas de même à Rome, où l’écriture n’était pas un fait individuel, mais social, et où l’on pratiquait souvent des genres en vue d’une performance située (par exemple dans l’espace du banquet). Il serait donc vain, comme l’ont fait nombre d’historiens imprégnés du modèle romantique, de vouloir rattacher « notre » littérature à celle des Anciens, en faisant d’ailleurs comme si le latin avait toujours existé. Une telle démarche n’aurait pas plus de sens que celle qui consiste à vouloir rechercher, contre l’évidence des preuves, un prétendu indo-européen qui aurait été à l’origine de toutes les langues, ou encore un fonds légendaire commun à toutes les littératures.

L’ouvrage est constitué de deux parties. Dans la première, l’autrice s’intéresse à la constitution progressive des litteræ latinæ à Rome. Il s’agit de répondre à la question suivante : comment le latin est-il devenu à Rome une langue aussi éminente que le grec, susceptible d’être normée grammaticalement et même enseignée ? La deuxième partie s’offre comme une illustration et un approfondissement des thèses énoncées dans la première : Florence Dupont y reprend les grands noms qui président au corpus des litteræ latinæ et relit leurs œuvres en les resituant dans leur pragmatique ancienne, c’est-à-dire en étant sensible à leurs conditions d’énonciation réelles et en s’approchant du sens qu’elles pouvaient avoir pour les Romains eux-mêmes.

La première partie montre que la constitution des litteræ latinæ ne va pas de soi d'un point de vue historique. D’abord, parce que Rome a été fondée (en 754-753 av. J.-C., selon la légende) sur le modèle d'une cité grecque. Cet « hellénisme organique »   lui a été transmis par les Étrusques, qui ont joué le rôle de médiateurs entre les Grecs d’Italie du Sud et les autres peuples d’Italie. De fait, il est impossible de repérer un premier « noyau » latin à l’origine de Rome. À partir du IVe siècle av. J.-C. se produit ce que l’on pourrait nommer une deuxième hellénisation, c’est-à-dire que Rome développe son hellénisme propre (on le voit notamment dans les aménagements urbains)   . L’hellénisme de l’élite romaine est alors un signe de distinction ; si cette situation avait perduré, si le grec était resté la seule langue de culture à Rome, le latin n’aurait sans doute jamais existé.

Un tournant se produit au cours des IIIe-IIe siècles av. J.-C. Les Romains constituent alors leurs propres lettres latines sur le modèle des lettres grecques. Florence Dupont montre qu’il s’agit d’une exception, car aucune cité voisine n’a développé à ce point sa propre langue. Par exemple, le royaume numide, Aï Khanoum (dite « l'Alexandrie de l'Oxus ») et Carthage ont conservé les principales caractéristiques de l’hellénisme   . Nulle part les barbares hellénisés n’ont produit de littérature « nationale » comme il en existera à Rome   . Cependant, voir dans la création des lettres latines (entre le IIIe et le Ier siècle av. J.-C.) une réaction à l’hellénisation serait un contresens, car Rome n’a jamais subi d’acculturation et continuera d’être grecque même lorsque le corpus des litteræ latinæ sera constitué.

Mais d’où vient le latin, la langue latine ? On n’observe pas à Rome les indices d’un passage de l’étrusque au latin, comme c’est le cas dans les cités voisines. Au moment de la chute des rois, au VIe siècle av. J.-C., Rome devient pour ainsi dire « invisible » dans les inscriptions. Ainsi, on ne recense, entre le VIe et le Ier siècle av. J.-C., sur le site de Rome, qu’une vingtaine d’inscriptions funéraires. Le latin n’est donc pas la langue qui aurait remplacé celle de l’ancienne aristocratie étrusque   , son apparition est une énigme. Le latin tel que nous le connaissons, la langue de la Res publica, semble surgir de nulle part, seulement à partir du IIIe siècle av. J.-C.

Si l’on examine les traces du latin, plutôt que de s’en remettre à l’existence théorique d’un indo-européen originel, il existe à Rome trois « latinités ». La première est un statut politique ; la seconde consiste dans le respect des normes grammaticales ; la dernière est rituelle, puisque la pratique du latin est attestée dans les Féries latines (des fêtes religieuses qui rassemblaient les peuples du nomen latinum avant leur conquête par Rome). Florence Dupont formule l’hypothèse suivante : le latin, qui jusqu’à la conquête de ces cités n’était qu’une langue parmi d’autres du nomen latinum, serait devenue, après la chute des Tarquins, la langue commune à ces peuples   .

Ceux qui parlent latin sont ceux qui portent la toge, les togati. Rome est constituée d’une mosaïque de langues, mais le latin y acquiert un statut particulier : il s’impose comme l’autre langue commune (après le grec), formant pour l’ensemble des citoyens une nouvelle instance militaire et politique. Cependant, pendant les premiers siècles de la République, ceux qui exercent le pouvoir parlent grec et ne s’intéressent pas au latin comme à une langue susceptible de promouvoir l’image culturelle de Rome. Le latin que nous connaissons est donc d’abord une langue sénatoriale, qui rend visible les décisions prises au sein de la Res publica dans les espaces urbains. C’est une langue officielle, qui a sa syntaxe propre, comme le montrent son utilisation parodique chez Plaute   ou les injonctions présentes dans la Loi des Douze Tables   .

Ainsi, avant le IIIe siècle, le latin n’est pas la langue des élites cultivées (qui utilisent le grec), il n’est pas non plus un héritage ancestral : il s’agit d’une langue politique. Il est créé une « seconde fois » à partir du IIe siècle av. J.-C., dans le cadre d’un transfert culturel du grec au latin, dont le sous-titre de l’ouvrage de Florence Dupont dit bien l’importance   . Les jeux grecs inaugurés en 240 av. J.-C. le montrent. La langue de la religion devient alors celle de l’otium publicum, des plaisirs publics partagés   . Le théâtre va constituer un premier espace d’invention poétique et linguistique. Dans le domaine poétique, Ennius opère ce transfert : il est le premier à composer des hexamètres latins, donc à transférer l’épopée grecque à Rome   .

Les poetæ acquièrent une reconnaissance sociale qu’atteste la création d’un collège portant leurs noms. Cependant, la culture des Romains lettrés reste encore fondamentalement grecque ; les textes rédigés en latin ne sont pas encore enseignés comme modèles. C’est avec Caton l’Ancien que commence véritablement l’éloquence littéraire, puisque Caton fait publier ses discours   . Aux IIe et Ier siècles av. J.-C., les grammairiens vont transférer l’ensemble du savoir érudit grec au latin. Ce dernier devient l’égal du grec, à tel point que Cicéron cite les textes grecs aussi bien en latin qu’en grec   . Les grammairiens assoient sa légitimité en éditant et en publiant les textes latins ; ainsi se constitue le corpus des litteræ latinæ. Sous le règne d’Auguste (qui délimite la période étudiée par l’autrice), le latin est promu culturellement, il est devenu « l’autre grec ».

La deuxième partie offre une illustration éclairante, cette fois en partant des auteurs et des textes, de la manière dont s’est opéré à Rome cet ample transfert culturel des lettres grecques aux lettres latines. Florence Dupont resitue les œuvres dans leur pragmatique ancienne afin de rendre compte de leur originalité et de mettre fin à quelques interprétations erronées parce qu’anachroniques. On y apprend ainsi que le traité d’agriculture de Caton l’Ancien n’a rien d’un « vrai » traité : il s’agit d’un exercice de style destiné à alimenter les conversations que les Romains entretenaient dans le cadre de l’otium   . Ou encore que Catulle, considéré depuis l’âge romantique comme un poète lyrique, était avant tout un traducteur   .

Dans le même chapitre que celui consacré à Catulle, l’autrice consacre une analyse passionnante à La Nature de Lucrèce. Elle montre que l’ambition de ce dernier n’était pas de rédiger un ouvrage de philosophie épicurienne, mais de mener à bien un projet esthétique : créer un « chant cosmologique »   . Les pages consacrées à Cicéron montrent sa contribution décisive au corpus des litteræ latinæ. L’autrice s’intéresse notamment à la Seconde action contre Verrès, dont on apprend qu’elle est une fiction assumée par Cicéron et destinée au plaisir de la lecture   . Tout aussi passionnante est l’analyse consacrée aux dialogues philosophiques qui transposent un genre grec dans l’otium romain.

Chaque œuvre se prête ainsi à une relecture qui se veut plus proche de ses conditions réelles d’énonciation. S’il en ressort que les lettres latines se sont constituées par transfert, l’autrice n’en montre pas moins l’originalité de ses auteurs, comme celle de Virgile, qui invente le mythe d’Orphée tel que nous le connaissons aujourd’hui   .