Un essai audacieux qui propose d’aborder notre époque par le prisme du cyberpunk, ce sous-genre de la science-fiction qui a marqué les années 1980 et qui reste redoutablement actuel.

Ce n’est pas la première fois que Yannick Rumpala, professeur de sciences politiques à l’université de Nice, réfléchit à la réalité sociale, politique et économique par le biais de la science-fiction. Dans Hors des décombres du monde, il s’était en effet intéressé aux rapports entre « écologie, science-fiction et éthique du futur », comme l’indiquait le sous-titre. Avec Cyberpunk’s Not Dead, l’auteur nous conduit cette fois dans un voyage à travers l’univers cyberpunk, pour montrer en quoi ce sous-genre, qui a marqué la science-fiction des années 1980, fait non seulement toujours sens, mais constitue même un fructueux catalyseur de réflexion pour comprendre notre époque et ses évolutions.

Pour organiser son discours, l’auteur joue avec le genre : il reprend les quatre « C » — computers, corporations, crime et corporeality — que l’universitaire australienne Frances Bonner avait utilisés pour faire la synthèse des thèmes chers au cyberpunk, pour les mettre à jour et en augmenter la liste : outre le code informatique, le capitalisme, le chaos social et le corps, il faut ajouter la cité et le cyberespace. C’est donc autour de ces six grands « C » que Rumpala parvient à tracer un parcours exhaustif de l’imaginaire cyberpunk, faisant dialoguer fiction et pensée, représentation et savoir.

Le cyberpunk : un laboratoire d’expériences et de pensées

Pour ceux qui ne sont pas des passionnés du genre, on peut résumer l'atmosphère des romans cyberpunk en s’attardant sur les deux mots « cyber » et « punk » : d’un côté, un monde marqué par la prolifération technologique et informatique au point que la technique est devenue un phénomène total ; de l’autre, une société précaire qui (sur)vit grâce à une culture de la débrouille, « sur fond de néo-féodalisme économique et de décrépitude sociale ». Une chose est claire, d'après Yannick Rumpala : qu’il s’agisse des usages des technologies, du devenir des espaces urbains ou de l’évolution du capitalisme, le roman cyberpunk se configure comme un laboratoire d’expériences et de pensées.

Ce n'est pas un hasard si ce genre s'est développé aux États-Unis en 1980, année qui a marqué le début de changements majeurs à plusieurs niveaux (du technologique à l’économique). Dans ce contexte, le cyberpunk se projetait dans un futur relativement proche pour imaginer les conséquences des transformations en cours. Le décalage — ou mieux, le rapprochement — entre notre présent et le temps fictionnel permet ainsi à Rumpala de mener une analyse a posteriori et de montrer les intersections entre la littérature scientifique et la littérature cyberpunk.

Parmi les nombreuses thématiques analysées, prenons à titre d’exemple celle de la cité. Élément distinctif de la poétique cyberpunk, l’espace urbain ne se limite pas à un simple décor fictionnel ; il devient l’incarnation physique des dynamiques des villes du futur : technicisation, urbanisation et globalisation se combinent pour créer un espace plutôt inhospitalier. Rumpala souligne que dans la création de ces « villes-cyborg », les romans du cyberpunk ont été capables de décrire une trajectoire propre à un environnement urbain profondément technicisé (trajectoire formalisée par la suite par le géographe Matthew Gandy sous l’expression d’« urbanisation cyborg »). De sorte que, « par le biais de la fiction, le cyberpunk compose un espace d’expérimentation d’une urbanité technologisée ».

La réflexion de l’auteur ne s’arrête pas là. Il nous montre comment le genre du cyberpunk permet de comprendre les tensions au sein de ces espaces qui ressemblent beaucoup aux non-lieux de l’anthropologue Marc Augé. Selon Rumpala, la médiation fictionnelle permet de « mettre en relief des enjeux sociopolitiques, typiquement ceux derrière les façons d’habiter les espaces représentés, comme les formes de marginalisation, de ségrégation et de relégation que subissent de larges pans de la population ayant perdu une valeur sociale ». Surgissent alors les tensions internes à l'espace urbain : l’exacerbation de logiques capitalistes, la fragmentation et la polarisation sociale, l’omniprésence des marques et des firmes. Ainsi, l’imaginaire cyberpunk a anticipé et problématisé des processus socio-spatiaux (comme la dynamique de « dualisation » sociale de la « ville globale » décrite plus tard par l’économiste Saskia Sassen).

Le cyberpunk comme « grille de compréhension »

Prolifération technologique incontrôlée, omniprésence de multinationales puissantes, anthropisation de l’environnement et centralité d’une réalité urbaine habitée par des sociétés toujours plus précaires et polarisées : loin de vouloir attribuer un pouvoir prophétique aux fictions du cyberpunk, Yannick Rumpala parle de cette littérature comme d’un espace offrant une « grille de compréhension », un laboratoire qui, à travers la fabulation et la mise en situation, prête des incarnations fictionnelles à des hypothèses critiques.

Certes, ce genre littéraire offre un regard plutôt pessimiste et désenchanté sur l’avenir : la technologie ne semble pas avoir amélioré les conditions de vie de l’être humain, du moins pas de manière uniforme. En ce sens, le cyberpunk conteste le récit du Progrès contemporain en offrant un contre-récit dystopique. Et c’est bien là son apport majeur. Via la représentation d’un monde dominé par le technocapitalisme, ces romans ont montré les risques d’une évolution inégale dans l’accès aux technologies.

Toutefois, un soupçon surgit : « pour une collectivité, est-il sage de laisser les développements technologiques trop loin des débats publics et démocratiques ? » À cette question (qui reste on ne peut plus actuelle), le cyberpunk répond négativement. La société imaginée dans ces romans est fortement inégalitaire : une minorité plus riche vit en sécurité au détriment d'une majorité contrainte de vivre dans des conditions précaires — utopie pour les riches, contre-utopie pour les pauvres. Cette dystopie devient en fin de compte révolte :

« Elle décale l’attention par rapport à des situations présentes implicitement connues et elle montre comment des conditions sont susceptibles d’évoluer […]. C’est ce qui fait sa valeur heuristique : par cet assemblage de représentations, elle ouvre un espace où peut se réaliser une forme de déconstruction ».

Avec Cyberpunk is not dead, Yannick Rumpala offre donc une étude complète et passionnante du cyberpunk en montrant en quoi il peut être une source féconde de réflexion sur des dynamiques et des phénomènes d’actualité. Pour ce faire, il s’appuie sur les romans qui ont signé le début du genre, comme ceux de William Gibson et de Walter Jon Williams. Il serait très intéressant de poursuivre cette réflexion en s'appuyant sur un corpus d'œuvres plus récentes, pour voir si et comment le dialogue entre fiction et pensée a été poursuivi par les héritiers du genre.