Dans sa réflexion sur « les pathologies de la démocratie », la psychanalyste et philosophe livre un essai passionnant et tonique sur le ressentiment.

Partant de l’idée « que l’homme peut, que le sujet peut, que le patient peut », Cynthia Fleury s’appuie à la fois sur sa formation de philosophe et sur sa pratique clinicienne de la psychanalyse pour proposer un chemin intellectuel de lutte contre le ressentiment, redonnant à chacun le sens de sa responsabilité, dans un renoncement à l’impossible réparation et dans une logique de l’« augmentation de soi » qui fait le choix de l’Ouvert, notion qu’elle emprunte à Rilke, comme elle l’explique dans une note : « L’Ouvert a à voir, chez le poète, avec le Réel, le non-synthétisable, la déstabilisation profonde, mais également le calme, celui du regard de l’animal qu’il aime tant décrire dans ses élégies. »

Pour elle, le style est une manière d’échapper à « l’auto-empoisonnement » (Max Scheler) du ressentiment. Son essai en est une illustration en acte, où elle fait appel aux ressources poétiques de la langue pour penser les notions et les concepts :

« D’où vient l’amertume ? De la souffrance et de l’enfance disparue, dira-t-on d’emblée. Dès l’enfance, il se joue quelque chose avec l’amer et ce Réel qui explose notre monde serein. Ci-gît la mère, ci-gît la mer. Chacun filera son chemin, mais tous connaissent ce lien entre la sublimation possible (la mer), la séparation parentale (la mère) et la douleur (l’amer), cette mélancolie qui ne se relève pas d’elle-même. Je ne crois pas aux territoires essentialisés — sans doute certains meurent-ils de ou par cette illusion —, je défends les territoires dialectisés. L’amer, la mère, la mer, tout se noue. »

Ce recours à la poésie n’empêche pas la rigueur de la démonstration.

La fin du discernement et l’écueil du fascisme

L’auteure s’appuie sur L’Homme du ressentiment, un essai de 1912 du philosophe allemand Max Scheler (dont elle condamne dans une note très ferme les thèses antisémites postérieures). Le ressentiment est une rumination mortifère, le ressassement aliénant d’un discours victimaire qui fait perdre tout discernement. La faute est « toujours portée sur les autres, tous les autres ». Le ressentimiste est « enfermé dans une fureur qui consume » et ne produit qu’un jugement « au ras du sol, puisque dénué de vraies valeurs ».

Comme l’a montré Scheler (et Tocqueville avant lui), « le régime démocratique est un lieu structurellement plus enclin au ressentiment », car « la moindre inégalité blesse l’œil et l’insatiabilité de l’individu en termes d’égalitarisme est dévastatrice ». Traduit politiquement, le ressentiment vire au fascisme, ce qui est l’occasion de très belles pages sur le philosophe juif allemand Adorno, contraint à l’exil par la montée du nazisme. Il refuse sa réification, l'écriture étant alors pour lui un acte de résistance au ressentiment lui-même, et la littérature « une protestation contre un état social que chaque individu éprouve comme hostile, étranger, froid, étouffant ».

La nécessité de l’oubli et la traversée de l’amer

Le renoncement à une réparation au bénéfice de la création s’appuie sur un devoir d’oubli, « capacité des grandes âmes », selon Nietzsche (dont la lecture nourrit une grande partie de cet essai). Cynthia Fleury réhabilite cette faculté, longtemps perçue comme un défaut :

« L’oubli a trop souvent été vu du côté de la seule conscience, comme insuffisance, alors même qu’il peut posséder un immense pouvoir vital du côté de l’inconscient, puis dans sa validation par la conscience. » Il s’agit d’espérer du monde et de chercher la sublimation, « cette aptitude nécessaire au sujet individuel, isolé ou pris dans les rets de la société : elle est cette habileté à tisser avec ses propres névroses, et à tisser avec celles des autres, encore plus difficiles à digérer, un talent quasi alchimique de faire avec les pulsions autre chose que du pulsionnel régressif, de les tourner vers un au-delà d’elles-mêmes, d’utiliser à bon escient l’énergie créatrice qui les parcourt. »

Citant également les travaux de Frantz Fanon, l’auteure prône la « décolonisation de l’être ». Il s’agit de sortir des identités qui nous sont assignées, et de viser à l’universel, ce qui pousse Fanon à écrire : « Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que le Noir n’est pas un homme. »

Les voies pour traverser l’amer et permettre la création d’un monde commun et l’augmentation du moi passent par la vis comica, l’humour permettant de procéder à un « retournement de l’angoisse et de ne pas être sensible à la piqûre des émotions tristes et mortifères », par la poiesis (le style et l’œuvre, « acte de faire et de penser ») et par la philia (vertus d’amour et d’amitié). En ces temps où les haters déversent sans fin leur fiel sur les réseaux sociaux, sous couvert d’anonymat, ce travail pour échapper à la rancœur, pour exigeant qu’il soit, semble indispensable et urgent.

La réédition en format de poche de cet essai militant, deux ans après sa parution initiale, est donc une très bonne nouvelle, car il engage à se réinventer sans cesse et à ne pas céder, ni individuellement ni collectivement, à l’intoxication du ressentiment.