À partir d'une phrase d'Alain, Derrida interroge le fonctionnement de la pensée, tant dans l'affirmation positive d'un jugement que dans la négation ou le doute qu'elle peut lui opposer.

Entièrement inédit et rédigé à la main (de multiples rajouts en témoignent), ce cours magistral en quatre séances dispensé en 1960 sous forme de corrigé de dissertation (Derrida est alors jeune assistant à la Sorbonne) est, dans la retranscription effectuée par Gérard Brieuc, le résultat d'un travail éditorial de plusieurs années. Dès cette époque, le jeu de Derrida avec le couple oui/non, le rapport dialectique ou polémique qu'il fait apparaître entre ces deux mots, la tension qui les fait vivre sont déjà un exemple du mécanisme de déconstruction que le philosophe ne cessera ensuite de développer.

Comment le oui/non nourrit-il l'acte de penser ? Du oui ou du non, quel est le premier à apparaître dans la pensée ? Invoquant d'abord Alain, Derrida confronte ensuite plusieurs approches sur la place de la négativité dans cet acte de penser.

La tentation de la pensée serait, selon Alain commenté par Derrida, de se reposer dans la vérité qu'elle croit avoir trouvée dans une adéquation avec elle-même et avec le monde, dans « une certaine paix de l'essence avec l'existence, un certain oui de soi à soi et de soi au monde ». Or, pour contrer le risque de la croyance immédiate, la pensée doit exercer un pouvoir de négativité : en ce sens, penser, pour Alain, c'est dire non.

Toute pensée est conscience

Dans un premier temps, Derrida suit le présupposé d'Alain : toute pensée est refus des apparences. Ainsi, penser, c'est être éveillé. Quand la pensée dit oui, elle s'arrête, « elle cesse d'être, comme pensée », et se livre à la pensée d'un autre. Toujours en accord avec Alain, Derrida affirme que la conscience est par nature négativité. S'inspirant lui-même du dualisme cartésien, Alain parle à son sujet de « réveil en sursaut », de rupture avec le corps. Cette volonté de résister exige du courage, c'est un acte de devoir : toute conscience est donc aussi morale.

« Toute connaissance... commence et se continue par des refus indignés, au nom même de l'honneur de penser ». En citant Alain (et en modifiant légèrement la phrase), Derrida l'interroge : à qui s'adresse véritablement ce non ? L'objet de la négation existe-t-il ? Intransitive, la négation n'a jamais d'objet direct : c'est à elle-même que la conscience dit non, pour avoir cru à l'apparence, pour avoir été tentée de dire oui. Pour ne pas céder, me laisser vaincre ou convaincre, je dois combattre contre moi-même : seul l'esprit peut résister à l’esprit. En termes hégéliens, la guerre n'est possible qu'entre des consciences.

Le non s'adresse à soi sous trois figures — le monde, le tyran, le prêcheur — dans un dialogue polémique.

Face au monde, d'abord, c'est la perception qui joue le rôle de négation, car toute perception suppose déjà une contestation, une non-adhésion immédiate et un questionnement. Le monde, dit Alain, est comme une tapisserie incompréhensible : je dois choisir, mettre entre parenthèses et critiquer, questionner en refusant l'intuition béate et aveugle, remettre chaque chose à sa place et à distance. Sans cette volonté de dire non avant tout jugement, en cédant à l'impression ou à la croyance, c'est soi-même que l'on trompe. Cette erreur est comme une faute contre la pensée : celui qui fait erreur n'est jamais innocent, car il aurait pu dire non. Alain met en valeur, comme Descartes, le rôle de la volonté dans le jugement : c'est elle qui transforme la perception en affirmation vraie (ou non).

Face au tyran, il en va de même : si la servitude ou la tyrannie est possible, c'est parce que j'ai cessé d'examiner et de critiquer. J'ai dit un oui qui fait exister le tyran. Si je persiste à refuser, la tyrannie restera extérieure, « servitude de corps mais liberté d'esprit ». Comme chez Hegel, le maître a besoin d'être reconnu comme tel par l'esclave ; sans cela, il devient lui-même l'esclave de l'esclave.

Face au prêcheur, enfin : maître de la croyance, le prêcheur nous persuade d'opiner (de dire oui) et d'accepter la doxa du dogme, sans penser, sans examiner, sans contester l'argument d'autorité. Je peux croire sans nécessairement avoir la foi, car la croyance s'arrête au phénomène, au signe, au symbole, à la lettre. « Dire non au prêcheur, c'est dire non au signe, pour comprendre le sens. Or le signe n'est signe que par ma croyance. C'est donc à ma croyance, à moi croyant que je dois dire non ». Le prêcheur s'adresse toujours à la nature et au corps qui en eux-mêmes ne savent pas refuser. Penser, c'est suspendre son jugement et ne pas se complaire. C'est donc, selon Alain, « un refus de la pensée naturelle, et, profondément, un refus de la nature, qui en effet n'est pas juge des pensées ».

Faut-il pour autant suivre Alain dans son « ultra-radicalisme du doute » ? Le doute serait sans fin et vaudrait par lui-même, alors qu'il n'est que l'instrument de la pensée. C'est en ce sens que Derrida met en cause la généralisation d'un doute qui conduirait à refuser, comme le fait Alain, la référence à un Dieu vérace, garant d'une vérité éprouvée. Alain n'introduit-il pas, de surcroît, une certaine négativité en Dieu, alors qu'il serait nécessaire de réhabiliter, par certains aspects, la croyance ? Car la croyance ne constitue pas toujours une limite pour la pensée mais, d'après Derrida, peut donner force à la vérité. Je ne peux pas faire autre chose, devant le vrai, que de croire et de dire oui. À un certain moment, il faut renoncer au doute et installer la vérité dans sa certitude : penser, selon Derrida, c'est, arrivé à ce moment, dire oui. Le non à soi devient un oui à soi, un oui à soi sans lequel le non serait un geste stérile : « Je dis non à cette croyance-ci... mais je dis oui à la valeur et à la volonté de vérité au nom de laquelle je dis non. »

Ce oui résiste au doute sceptique, refus de toute affirmation et de toute négation, refus de toute parole autre qu'interrogative. Pour les sceptiques, la non-parole – sorte d'aphasie – veut s’ériger en interdit catégorique menant à une sorte d'ataraxie. En réalité, cette négativité n'est qu'apparente et se réfère implicitement à une exigence positive de vérité : sans adhésion à la légitimité de la vérité, sans lui conférer une valeur première, je ne peux récuser aucune opinion ni aucun jugement. Dans le cas du scepticisme, par exemple, une vérité impossible reste une vérité.

Ce qui vaut pour l'axiologie spéculative (la vérité est une valeur en soi et le oui reste irréductible au non) vaut aussi pour l'axiologie pratique : le vrai est le bien. Il y a une implication pratique et morale dans la volonté de vérité. Le bien ne se confond pas avec une de ses formes, que ce soit le plaisir, le bonheur, ou même – paradoxalement – la méchanceté, ou le suicide : « celui qui tue ou se tue voit dans la mort le bien ». Tout acte de volonté est tourné vers le bien : nul n'est méchant volontairement, comme le rappelle Socrate face aux Sophistes. La volonté de puissance que ces derniers mettent en avant n'est qu'une impuissance de la volonté à déterminer le Bien, objet vrai. Malebranche s'obstine à nous rappeler (selon les termes de Derrida) que c'est notre finitude qui nous empêche de vouloir et de penser le Bien absolu et qui nous attache, en son lieu, à des biens particuliers. À travers la bouteille de vin, c'est Dieu que l'ivrogne adore, mais il ne peut le savoir...

Penser la négation

Si le oui est spéculatif et axiologique, dans son absoluité, il faut s'interroger sur le sens et l'origine du non et de la négation — question moderne à bien des égards, comme le rappelle Derrida. Après avoir été pensée plutôt comme indétermination (absence ou privation, défaut de ce qui n'est pas elle), la négation est nommée « grandeur négative » par Kant. La question se pose d'abord sous sa forme logique : comment un jugement négatif est-il possible ? Les logiciens du siècle passé ont essayé de la définir comme un ailleurs, un passé. S'il y a négation, il y a simultanément affirmation : en disant « le ciel n'est pas bleu », je complique en quelque sorte l'affirmation pour empêcher ou corriger l'erreur.

Mais pour expliquer l'origine de la négation, Derrida interroge encore Bergson, en s'appuyant sur un texte célèbre de L'Évolution créatrice : toute action, parce qu'elle est en quête de quelque chose, vise à créer ce qui n'existe pas. En ce sens, l'action crée une irréalité partielle, et fabrique en définitive une illusion à partir de l'action, « en substantialisant cette absence », selon l'expression de Derrida. C'est cette conception du néant que dénoncerait Bergson et qui aurait inspiré toute la métaphysique classique. Le néant, dit Bergson, est en fait réceptacle et substrat de l'être : « Je ne puis me défaire de l'idée que le plein est une broderie sur le canevas du vide, que l'être est superposé au néant, et que, dans la représentation de rien, il y a moins que dans celle de quelque chose ». En bref, le rien n'est pas symétrique du tout, et la négativité n'est ainsi qu'une affirmation mutilée, incomplète, secondaire, un acte intellectuel qui écarte une affirmation possible sans pouvoir lui en substituer une autre.

En tant que telle, la négation n'a pas d'objet, mais c'est une affirmation du second degré. En disant par exemple « la table n'est pas blanche », je nie cet énoncé et non la table elle-même. Selon Bergson, la négation « affirme quelque chose d'une affirmation qui, elle, affirme quelque chose d'un objet ». La négation assure ainsi un rôle social et pédagogique, elle enseigne et dénonce la faute ou l'erreur de l'autre. Elle est donc une marque du langage, de l'action, de la société.

Pour Bergson, la question « Pourquoi quelque chose existe ? » n'a pas de sens. Plus généralement, Bergson substitue une philosophie de la durée à une ontologie : la négativité n'a pas sa place dans une philosophie de l'intuition et de l'immédiateté, au motif qu'il s'agit d'une philosophie de la plénitude, qui n'a pas besoin de passer par le « fantôme du néant ». Ce long détour par Bergson permet à la fois à Derrida de conforter sa thèse sur le rapport dialectique entre affirmation et négation et de s'interroger en même temps sur leur dissymétrie.

Assez curieusement, Derrida oppose à Bergson la critique de Jules Lachelier, philosophe kantien qui lui est antérieur : celui-ci avait déjà critiqué l'idée même de néant en introduisant la nécessité d'une liberté de l'esprit : si exister, c'est être posé par l'esprit, l'esprit peut, avec la même liberté, poser un être quelconque ou se refuser à poser quoi que ce soit (ceci valant tout autant pour un jugement attributif que pour un jugement d'existence). Derrida conclut que cette dimension ne remet pas en question l'analyse de Bergson.

Bien plus, cette dernière sera même confortée et consolidée par l'analyse de Husserl sur l'expérience ante-prédicative : il y a de la négation possible avant le jugement et avant le langage. Tout jugement est le produit d'une activité seconde à partir d'une adhésion naïve aux choses pré-données. Cette doxa préjugeante peut être déçue. Husserl prend l'exemple d'une boule perçue comme uniformément rouge. Face à elle, je vais anticiper en m'appuyant sur mes perceptions dans une « intention d'attente » de la couleur rouge, avant même de dire « la boule est uniformément rouge ». La négation de mes attentes perceptives (de fait, la boule est verte et bosselée) est antérieure au jugement (affirmatif ou négatif). Husserl écrit que la négation est toujours « rature partielle sur le sol d'une certitude doxique qui se maintient, et en définitive, sur le sol de l'universelle croyance au monde ». L'analyse husserlienne rejoint donc celle de Bergson : il n'y a pas de positivité ni de priorité du néant.

Derrida conclut la dernière séquence de son cours en évoquant rapidement (dans l'attente d'un développement ultérieur) les réponses de Sartre : celui-ci insiste sur le caractère préjudicatif de toute expression négative et sur l'origine non judicative de la négation dans toute expérience perceptive : la négation est antérieure au jugement.

En publiant ces quatre leçons, Gérard Brieuc nous fait découvrir un Derrida pédagogue, en dialogue avec ses étudiants et progressant avec eux. Les mots éparpillés ou les lettres illisibles conservés par l'éditeur sont parfois difficiles à appréhender, mais éclairent à leur manière l'aventure de la déconstruction philosophique à venir dans l’œuvre de Derrida.