Comment mettre au service de la lecture et de l'interprétation des textes des outils issus d'autres disciplines comme la géographie ou la théorie de l'évolution ?

"Vedette" de la littérature comparée contemporaine, l’Italien – mais travaillant comme il se doit aux États-Unis – Franco Moretti s’était fait remarquer, après des livres intéressants mais "traditionnels" sur la modernité (l’excellent Modern Epic, par exemple), par son Atlas du roman européen 1800-1900 (Le seuil, 2000), dans lequel il se proposait d’aller vers "une géographie de la littérature" au moyen de méthodes statistiques empruntées aux sciences humaines. Graphes, cartes et arbres poursuit et radicalise cette approche, de manière gentiment provocatrice.

S’en prendre plus ou moins directement à la myopie textualiste qui caractérise la "lecture de près" des critiques herméneutiques et déconstructionnistes semble être devenu une sorte de présupposé théorique, y compris de la part d’esprits peu suspects d’anti-intellectualisme (comme on peut le voir dans le dernier livre de Bouveresse, par exemple), mais Moretti le fait au nom d’un besoin disciplinaire de rééquilibrage, qui met en jeu la notion même de la littérature comparée, à travers son héritage du projet goethéen d’une Weltliteratur, mais aussi, tout simplement, sa légitimité comme discipline. Il s’agit en effet de rien moins que la possibilité ou non de parler de la littérature du moins comme d’un phénomène général, susceptible d’explications globales et transculturelles. Cela nécessite un recul (que Moretti appelle, assez pince-sans-rire, la "lecture distante"), "une forme spécifique de connaissance" autorisée par le recours à des modèles abstraits : "les graphes de l’histoire quantitative, les cartes de la géographie et les arbres de la théorie de l’évolution". Ces métaphores intrascientifiques, consistant à transposer des méthodologies d’un champ à un autre ne sont pas si nouvelles et rappellent souvent la vieille sociologie de la littérature à la Robert Escarpit, ce qui ne signifie pas qu’elles ne sont pas pour autant en partie éclairantes.

Le livre explore tour à tour ces différentes approches d’une "conception matérialiste de la forme". La première partie, "Graphes", s’attache à une histoire quantitative du genre roman et de ses sous-genres dans le monde entier. Sur la base de travaux antérieurs, statistiques mais aussi épistémologiques (la théorie kuhnienne des révolutions scientifiques est mise à contribution de manière audacieuse sinon hasardeuse pour définir ce que serait la "littérature normale" d’une époque), Moretti s’efforce de comprendre les temporalités multiples propres à l’apparition et à la péremption  apparemment cyclique des sous-genres au sein des flux d’un genre pensé sur le mode de la longue durée. Il doit avouer lui-même que la clé qu’il finit par trouver pour expliquer de tels cycles, le renouvellement des générations de lecteurs tous les vingt-cinq/trente ans, n’est pas la plus satisfaisante, même amendée par des événements ponctuels, troubles et censure politiques, par exemple. Impossible aussi d’évacuer tout à fait la notion "d’événement" qui fait d’une œuvre  exceptionnelle, avec un temps de latence plus ou moins grand, le point de départ d’un renouvellement des genres, au risque d’en revenir du général au particulier. Il est aussi caractéristique que si les premiers modèles présentent les graphes du Japon et de l’Inde, les interprétations, se limitent, elles, à la sphère européenne, anglaise, même, sans qu’on puisse dire si le jeu entre genre et sous-genres, ou la clé générationnelle seraient aussi fécondes dans ses contextes différents. Toute information est bonne à prendre, mais la "distance" de la lecture ici semble un peu trop importante pour présenter un intérêt déterminant.

La partie sur les cartes, qui constituaient déjà la part la plus prometteuse d’Atlas du roman européen est, elle, plus intéressante, sans doute, il faut bien le dire,  parce qu’elle est plus directement associée à des enjeux interprétatifs sur les textes eux-mêmes. Par cartes, Moretti entend deux pratiques différentes : la première consiste à confronter le texte aux cartes géographiques de l'espace réel de référence, et à observer la manière dont l’évolution historique et sociale (l’industrialisation, l’ouverture aux produits coloniaux) structure à la fois l’espace géographique et les "stylisations" romanesques – on pourrait dire l’axiologie – qui s’y greffent de manière souvent idéologique. Il ne peut évidemment s’agir que d’œuvres qui ont un ancrage topographique marqué, c’est-à-dire, une partie seulement de la littérature romanesque.

La seconde, plus souple, consiste en "cartes/diagrammes" "de mondes fictionnels où l’espace réel et imaginaire coexistent dans des proportions variables et le plus souvent insaisissables". Ces diagrammes permettent de relever et d’établir des "configurations" entre les lieux et les personnages. Les deux techniques peuvent se superposer comme dans l’exemple – probant à mon sens – de la carte de Paris tirée d’Atlas, montrant les relations de désirs comme des relations sociales dans le roman réaliste du XIXe siècle. Chacune de ces configurations est pour Moretti "un indice, une sorte d’empreinte digitale laissée par l’histoire", et leur inventaire permet de "déduire de la forme d’un objet les forces qui ont agi ou agissent sur elles". La question reste néanmoins posée de la circularité de l’argument : la géographie sociale démontre la littérature qui démontre à son tour la géographie sociale et aussi celle de ce que serait la spécificité de la signification littéraire, au-delà d’un simple décalque fictif de la sociologie. La méthode géographique pourrait surtout être utile dans l’approche d’un espace "géocritique", pour reprendre la terminologie de Bertrand Westphal, en ce qu’elle permet, sur la base d’une topographie signifiante, de faire dialoguer un certain nombre d’œuvres se référant à un même espace.

La troisième partie "Arbres" est sans doute la plus originale. Elle prend pour modèle l’arbre darwinien de L’origine des espèces, un diagramme morphologique par lequel "l’histoire et la forme sont systématiquement corrélées" selon la succession historique des divergences formelles. L’idée de Moretti est d’adapter ce type d’arbre, bien connu de la linguistique générative, pour l’appliquer à l’histoire de la littérature, et modéliser en quelque sorte depuis l’intérieur, la question, évoquée contextuellement dans la première partie, du maintien, de l’oubli ou de l’apparition des formes littéraires. Ici la pression qui pousse à cette "sélection" est définie clairement : "le marché littéraire" comme "compétition impitoyable fondée sur la forme". Ici Moretti "triche"  un peu en prenant comme exemple le genre du roman policier, plus soumis qu’un autre peut-être à la "main invisible" du marché, force elle-même décrite de manière un peu insuffisante comme fondée sur le goût des lecteurs. Il soulève néanmoins un lièvre intéressant : celui que cette sélection ne dépende pas tant de l’œuvre en elle-même que de petits éléments transversaux (si l’on voulait poursuivre la métaphore morettienne, des "gênes") présents ou non dans les œuvres qui marchent, et transmis avec plus ou moins de succès (par exemple la fonction des "indices" dans le roman policier).

Cette figuration arborescente de l’histoire littéraire a une conséquence théorique, qui est " que le genre devient un spectre à bande large, dont aucun texte singulier ne pourra jamais représenter la multiplicité interne". Inutile donc, d’essayer de comprendre un genre à partir d’une seule œuvre représentative. C’est plus facile à dire qu’à faire, car la réflexion de Moretti sur le roman policier est elle-même fondée sur le "modèle" des romans de Conan Doyle, de ceux en tout cas qui ont prouvé leur endurance. C’est que d’une part, toute théorie de l’évolution ne peut évidemment que s’écrire à rebours, à partir de ce qui a "réussi" (et le "canon", que Moretti conteste, se reforme en quelque sorte de lui-même), et que d’autre part, pour des raisons méthodologiques évidentes, on est bien obligés de s’en tenir à des "exemples-types". Enfin, tout expliquer par le marché, même si c’est une tendance contemporaine lourde – et "autoréalisatrice" à force d’intériorisation – n’est satisfaisant qu’à condition de préciser la spécificité du marché littéraire, et son sens particulier de la valeur, notamment symbolique. Bien des œuvres subsistent – certes dans des niches – en dehors de toute viabilité marchande et précisément en raison de leur impossibilité à se reproduire.

L’objection que Moretti se pose à lui-même est autre : c’est celle de la nature propre au champ culturel, de la plasticité morphologique, de la facilité avec laquelle les formes s’hybrident. Le "syncrétisme" est tout aussi marqué que la "divergence", "l’interconnexion" que "l’arborescence". Mais répond Moretti, pour qu’il y ait convergence encore faut-il qu’il y ait eu une divergence première, et cette convergence à son tour produit "une nouvelle et puissante poussée de divergence". Le modèle est ainsi dynamisé, mais reste à savoir si l’arbre en demeure, alors, la meilleure figuration possible.

Ces restrictions à l’égard des idées de Moretti sont simplement celles qu’appelle la proposition de modèles théoriques et d’outils méthodologiques. Elles ne remettent pas en cause le côté certainement brillant et toujours clair de sa pensée (voir la partie sur les enjeux idéologiques du style indirect libre selon sa "divergence" dans différentes aires culturelles), mais cet aspect brillant tient à mon avis autant à ses qualités de "close reader" de la littérature moderniste qu’à ses modèles abstraits. Mais elles ne remettent surtout pas en cause non plus l’aspect essentiel de telles démarches, qui sont vitales pour l’équilibre et la survie des études littéraires en général et de la littérature comparée en particulier, notamment dans le contexte d’une mondialisation complexe, qui appelle des modélisations qui ne se limiteraient pas à la seule approche "post-coloniale" en vigueur. Le seul fait que les propositions de Moretti se prêtent de bonne grâce au débat et à la communication est en soi exemplaire et une bonne nouvelle, tout comme leur désir de repenser leur objet de manière pragmatique. Car il n’y a pas que les œuvres qui soient menacées par la "sélection culturelle" et le "marché" : les disciplines le sont aussi, et leur capacité à s’adapter (pas au sens devenu général de "se soumettre" mais à celui de "réagir") fait partie de leurs enjeux les plus urgents.


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Crédit photo : Thomak / flickr.com