L’essayiste Pierre Madelin reconstitue le double déni occidental de la mort et de la Terre afin de tracer une généalogie philosophique de l'anthropocène.

D’où vient la stupeur qui nous saisit devant les désastres que nous avons nous-mêmes provoqués ? Pierre Madelin nous invite, dans un essai très accessible, à prendre cette stupeur au sérieux et à l’inscrire dans l’histoire philosophique et religieuse de l’Occident.

L’auteur part d’une interrogation apparemment simple : si la terre est notre foyer, ne devions-nous pas rester attentifs à la préserver ? Par-delà l’apparente naïveté de la question, il faut admettre que ce n’est pas cette attitude que nous avons choisie ; nous avons préféré, à l’inverse, persister dans le déni de notre dépendance à l’égard de notre environnement et ainsi nous autoriser à le détruire. Pour autant, l’auteur se défend de tout propos catastrophiste : ce n’est pas la Terre à proprement parler qui est en danger, mais bien les conditions d’habitabilité des vivants sur cette Terre, espèces animales et végétales comprises.

Mais l’originalité de la réflexion de Pierre Madelin tient à l’articulation qu’il propose de cette menace écologique avec une donnée culturelle particulière, qui est le rapport singulier des Occidentaux à l’idée de la mort et la difficulté qui est la leur à l’accepter. L’auteur rapporte, à ce propos, un mot du philosophe Günther Anders : « Le progrès nous avait promis l’avènement d’un royaume sans apocalypse, il nous menace aujourd’hui d’une apocalypse sans royaume ». Mais il en oriente la signification à sa façon. Il s’agit pour lui d’analyser la manière dont le déni de la mort conduit une partie des êtres humains à mépriser le domaine du terrestre. Et l’auteur retrouve la trace de ce mépris aussi bien dans l’instrumentalisation de l’écologie par certains médias ou discours politiques que dans la quête du transhumanisme.

En un mot, existe-t-il un lien entre notre rapport à la mort, les représentations que nous nous en formons, et la destruction des conditions de vie sur Terre ? Y a-t-il une relation entre la façon dont nous concevons notre propre finitude et la façon dont nous concevons les limites de la biosphère ?

Au commencement

Madelin estime que notre mépris du monde trouve sa source dans une certaine représentation philosophique et religieuse de l’être humain, qui le conçoit comme un être étranger à la Terre, qu’une vie meilleure attend après sa mort. De ce point de vue, le mépris du monde est indissociable du déni de la mort. La combinaison des deux a donné lieu à une représentation dualiste du monde et de la personne humaine : la Terre, comme le corps, joue désormais le rôle de pôle négatif dans son opposition avec une âme ou un autre monde tenu pour supérieur.

Or, ce déni de la mort et de la Terre n’est pas commun à toutes les cultures. Pour le montrer, Madelin s’appuie sur les données ethnologiques fournies par certains anthropologues tels que Philippe Descola, qui a théorisé l’émergence, dans la pensée occidentale, de la Nature et de la Culture comme deux sphères autonomes l’une par rapport à l’autre.

Madelin rapporte la manière dont nous livrons bataille à la Terre, en une guerre de conquête et de domination, à la culture qui s’est élaborée durant ce qu’il appelle, à la suite du philosophe Karl Jaspers l’« âge axial ». Cette expression désigne la période au cours de laquelle certaines religions, et en particulier le christianisme, ont adopté une vocation universaliste en même temps qu’elles se sont tournées vers un monde suprasensible, dévalorisant le corps et la terre. C’est donc aussi durant l’âge axial que le déni de la mort et le déni de la condition terrestre se sont articulés. L’une des conséquences de cette évolution a été de naturaliser et donc de légitimer la domination des humains sur l’environnement et sur les non-humains.

La première élaboration théorique en ce sens nous vient de la philosophie platonicienne, au IVe siècle avant notre ère, quoiqu’elle demeure au statut spéculatif et ne soit donc pas porteuse d’un véritable projet civilisationnel. L’auteur établit ensuite — mais de manière prudente — un rapprochement avec la perspective portée par le christianisme : en dépit de postulats ontologiques divergents, l’un et l’autre, Platon et le christianisme, poursuivent un objectif commun : dépasser l’horizon de la vie terrestre et déplacer l’attention en direction de la vie après la mort. C’est bien dans la théologie chrétienne que l’on parle de la terre comme d’une « vallée de larmes » ou d’un « exil ». En un mot, la quête de l’immortalité s’accompagne nécessairement d'une dévalorisation de notre condition terrestre.

À propos de certains malentendus

Pierre Madelin expose avec clarté le processus qui aurait abouti à cette adoption d’une conception extrêmement négative de l’environnement naturel, à partir de laquelle l’exploitation de la Terre a été organisée. Dès l’image négative de la mort forgée, on peut comprendre qu’il soit question de chercher à y échapper, ou d’imaginer un autre monde libéré de tous ces fléaux, vouant la Terre aux gémonies.  Or, de l’Antiquité à nos jours, l’histoire de la philosophie occidentale s’est massivement construite en articulant sous une forme sophistiquée l’idée que quelque chose survit à la mort dans l’être humain et que les relations de domination impliquées par ce postulat (notamment celle de l’humain sur le reste de la nature) sont légitimes.

Cette logique a été largement mise au jour et condamnée par les militants écologistes. Mais cette lecture de l’histoire de la philosophie occidentale a donné lieu à quelques caricatures et incompréhensions. René Descartes, notamment, en a fait les frais, qui est souvent présenté comme l’un des représentants par excellence de cette conception, lui qui a écrit cette phrase désormais célèbre, selon laquelle la science peut « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Pierre Madelin s’interroge à juste titre sur ce qui a pu valoir à Descartes cette sorte de « haine » de la part d’individus qui, pour la plupart, ne s'intéressent pas à la pensée de ce philosophe en elle-même, pas plus qu’à celle de Francis Bacon, souvent condamné lui-aussi.

Or, ce qui a valu à Descartes, mais aussi à Bacon, tant de critiques de la part des écologistes, tient à peu de choses. Pour autant, à l’inverse, les défenseurs de Descartes n’ont pas toujours été capables de le défendre avec pertinence. L’auteur souligne que Descartes n’a jamais appelé de ses vœux la destruction de la Terre, ni posé les fondements d’une entreprise de saccage des ressources et de la vie humaine. Au demeurant, de telles critiques font fi de questions importantes que le philosophe articulait pourtant à sa phrase restée fameuse, telles que de la santé ou l’éthique.

Ces mises au point faites, il n'en demeure pas moins que c’est à partir du XVIIe siècle qu’a émergé un imaginaire social de maîtrise rationnelle du monde, ne serait-ce qu’au travers de la réduction de la nature à un simple mécanisme, permettant de la concevoir comme un moyen auquel imposer ses propres fins. Et la réduction de la nature à sa valeur instrumentale, à un domaine inférieur que l’humanité est appelée à exploiter, contribue en parallèle à réduire l’humain à son agir technique.

La forme contemporaine du dualisme : le transhumanisme

La question se pose, désormais, de savoir dans quelle mesure la période actuelle prolonge ce dualisme. Madelin s’intéresse, dans cette perspective, au cas du transhumanisme. Il en parcourt les textes de référence et reconstitue le terrain sur lequel cette idéologie prolifère. Car, selon Madelin, loin d’être une philosophie au sens propre du terme, le transhumanisme n’est qu’une idéologie et l’un des symptômes les plus affligeants de la catastrophe civilisationnelle en cours. Pour reprendre ses termes, le transhumanisme ne déploie aucun « génie des œuvres », aucune « puissance conceptuelle », aucune « rigueur d’argumentation ». Cette idéologie est marquée par la « confusion des idées », la « vacuité des textes ».

Ce jugement est bien sûr étayés par des références et des citations ciblées. Ce qui importe à Madelin, c’est de montrer que le transhumanisme se réduit à l’invocation d’un futur machiniste et s’inscrit donc dans la droite ligne du dualisme historique décrit préalablement. Le sujet transhumaniste est appelé à considérer son corps et son esprit, donc sa personne, comme un capital à gérer et à optimiser. L’idéal devient alors de ne plus être esclave de ses gènes : l’option transhumaniste consiste à prendre en charge notre programmation génétique, à pousser chacun et chacune à modifier son corps comme bon lui semble. En un mot, l’heure de l’eugénisme libéral a sonné, par son intermédiaire.

Madelin établit, sur ce constat, un rapprochement judicieux entre le transhumanisme et le darwinisme social, dont il retrace également la genèse. La combinaison de ces deux idéologies lui permet de faire apparaître un paradoxe : d’un côté, leurs représentants admettent que l’humain est un pur produit de la nature, mais d’un autre côté, ils affirment que la vocation qu’elle lui confie est celle de dépasser la forme présente de son humanité (biologique) en l’arrachant à ce qui en elle relève encore de la naturalité. De là les aspirations à une immortalité désincarnée et au téléchargement de la conscience, qui se fondent de nouveau dans le fantasme de l’immortalité. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre, ces idéologies témoignent d’une confiance inébranlable dans la possibilité d’un avenir toujours meilleur, grâce au progrès technologique. D’où la conclusion de l’auteur : « Selon moi, si le transhumanisme est lourd de menaces, c’est en raison du rapport au monde qu’il implique, du fantasme de toute-puissance qu’il révèle et qu’il nourrit tout à la fois ».

En sortir ?

Avant de conclure, il convient toutefois de rappeler que toutes les sociétés humaines accordent une place centrale à la mort dans leur système culturel ; mais toutes les cultures ne disposent pas d’une philosophie de la finitude radicale, justifiant la recherche d’un triomphe sur la mort. Tel est pourtant notre cas, comme le montre cette étude du double déni de la mort et de mépris de la Terre.

Existe-t-il pour autant des moyens d’en sortir sans accentuer les traits qui ont conduit à l’anthropocène ? Faut-il aller chercher de nouvelles doctrines dans d’autres cultures ? Madelin convoque en ce sens le Tao. Celui-ci éviterait les conséquences de la pensée occidentale tout en cultivant une forme de dualisme, du fait qu'il n’est pas orienté vers au-delà absolu mais pose seulement un au-delà de la société. Par exemple, la montagne qui est représentée dans les peintures symbolise l’espace sauvage où le sage peut vaquer à loisir à sa quête d’immortalité, hors de tout lien avec la société. Dans ce cas, le déni de la mort ne se constitue aucunement de concert avec celui de la condition terrestre.

Certes, de telles formes spirituelles existent bien et peuvent être mobilisées à titre de comparaison. Mais il n’est nullement question, dans le propos de l’auteur, d’opposer un Occident corrompu à un Orient vertueux, au risque de réduire la complexité de l’un et de l’autre. L’idéal serait plutôt de construire une société qui ne serait plus structurée par cet édifice symbolique de déni de la mort, et qui permettrait à chacune et chacun d’éviter les promesses de l’exil dont les effets de séduction continuent de se faire sentir. À cette condition seulement, la Terre redeviendra un véritable foyer pour ses habitants.