Un ouvrage de fiction uchronique traite d'intelligence artificelle et... d'Albert Camus.
Tuer Camus ? Étrange idée à première vue ! Bien sûr, l’universitaire italien Giovanni Catelli avait émis l’hypothèse , il y a quelques années, de l’implication du KGB dans la disparition du prix Nobel de littérature 1957, du fait de ses critiques de l’invasion de la Hongrie qui lui avait valu l’inimitié du ministre des Affaires étrangères soviétiques Dmitri Chepilov. Cette thèse a été accueillie dans une circonspection quasi-générale, la thèse de l’accident avec l’éditeur Michel Gallimard étant très largement admise.
Pourtant, l’injonction « Reviens Camus » semble au contraire une nécessité et une urgence, à l’heure de la guerre en Europe et des pandémies mondialisées. Il ne faudrait toutefois pas se méprendre sur le sens du message de David Gruson, dont l’ouvrage complète un cycle commencé avec S.A.R.R.A., une intelligence artificielle (2018), et S.A.R.R.A., une conscience artificielle (2020), tout en pouvant être lu indépendamment. Un message fort en ressort : face aux ruptures technologiques majeures que nous connaissons, nous avons plus que jamais besoin de penser avec Camus. Et ce dès maintenant.
Actualité de Camus
S’il fallait se convaincre de l’actualité de Camus, un simple tour d’horizon suffira. La Peste de Camus a connu un fort regain de notoriété à l’occasion de la pandémie Covid. Ce n’est pas tant que le thème de l’épidémie était inconnu : Le dernier homme de Mary Shelley (1826), La guerre des mondes de H.G. Wells (1898), La peste écarlate de Jack London (1912), Les œufs du destin de Mikhaïl Boulgakov (1925), La variété Andromède de Michael Crichton (1969) ne sont que quelques exemples d’une littérature riche mêlant virus et apocalypse. C’est davantage le tableau sociologique de la ville d’Oran, à l’époque de l’Algérie française, qui fait de La Peste un grand roman, disséquant les changements à l’œuvre dans son époque.
Cette chronique de la vie quotidienne des habitants et de ses ressorts économiques, sociaux et administratifs, a en effet trouvé un écho renouvelé avec la pandémie Covid, comblant une nouvelle génération de lecteurs et en ramenant d’anciens. Comment également passer à côté du philosophe de l’absurde à l’heure de la guerre en Ukraine, dont le déchaînement de violence paraît inouï en Europe depuis plusieurs décennies. Réfléchissant à l’utilisation de l’arme nucléaire, Albert Camus nous met en garde dans son journal Combat daté du 8 août 1945 :
« Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. (…) Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »
À cette occasion, Albert Camus, l'un des rares intellectuels occidentaux à condamner l’arme atomique, se distingue par son statut de conscience morale de son époque, y compris contre les idéologies alors dominantes, au risque de la marginalisation.
À travers un dialogue serré, David Gruson nous faire vivre une rencontre imaginaire dans une chambre de l’hôtel Madison entre Albert Camus, alors journaliste à Paris Soir, et Sarah, une jeune étudiante des Beaux-Arts. Époumonnée, cette dernière vient de participer à la manifestation du 11 novembre 1940, Place de l’étoile, acte fondateur de résistance dans une France occupée et démoralisée quand la Marseillaise est reprise par la foule. Une relation ambigüe s’installe, le comportement de l’écrivain étant disséqué minutieusement par Sarah : à la proximité naissante initiale succède le temps des perturbations. Que Sarah n’est pas celle qu’elle prétendait être, cela peut paraître commun ; mais sa manière d’être différente intrigue, parfois jusqu’au malaise. L’interaction qui se noue s’avère contingente d’une accumulation de tensions et de rebondissements, jusqu’à expliquer ce qu’est l’intelligence artificielle, à l’heure où le génial mathématicien Alan Turing (1912-1954) n’avait pas encore abordé ce sujet, le fonctionnement de l’ADN (1953) et autres développements d’anticipation. Sarah est en effet une émanation de S.A.R.R.A, soit du Système Automatisé de Réponse Rapide aux Alertes, objet central des deux premiers romans de la trilogie.
Une histoire nocture
À défaut de tuer Camus, l’histoire parvient à le bousculer, au terme de cette « nuit de toutes les nuits », l’obligeant à ancrer sa réflexion bien au-delà de ce que peuvent percevoir et comprendre ses contemporains. Il est confronté à des situations inédites, des dilemmes sans solution et aux lignes fuyantes des horizons technologiques qu’il ne maîtrise pas mais dont il essaie de faire sens. Revenant ainsi à ses questions fondamentales, comme à propos de la bombe atomique : derrière la technologie, quelle est la place de l’Humain ? Les développements majeurs en matière sanitaire ne peuvent qu’inciter à garder une maîtrise humaine de ces technologies, ainsi que le préconise le principe de la garantie humaine de l’IA, au cœur des réflexions précédentes de David Gruson. Ainsi, la rencontre entre un jeune Albert Camus, encore journaliste et qui n’a pas encore publié La Peste, et l’intelligence artificielle, dont Sarah est la créature, ne devenait-elle pas une expérience de pensée nécessaire pour arbitrer entre différents impératifs ? Autrement dit, notre liberté a-t-elle plus de prix que notre survie ?
Par-delà l’actualité, l’ouvrage a le mérite de nous rappeler la vulnérabilité de nos démocraties et de nos libertés, que ce soit par choc ou par érosion ; dans le même temps, il évoque aussi l’esprit de révolte et de résistance contre les injustices. « Face à la guerre, Max Weber parlait en son temps du « sérieux de la mort », qui fait qu’un corps politique est une « communauté » d’affects, et non une simple « société » utilitariste d’intérêts bien compris » , nous rappelle le politologue Alexandre Escudier. Face à notre extinction en tant que communauté politique (polity), évaluée à 2026 dans le récit, saurons-nous faire preuve de sagesse et de détermination — avec ou sans intelligence artificielle pour nous indiquer le chemin ?