Un passionnant récit de voyage de 1991, enfin traduit en français, offrant le regard rapproché d'un reporter italien à propos de la chute de l'URSS...

Le grand reporter italien Tiziano Terzani, spécialiste du communisme asiatique, se trouvait en URSS alors que cette dernière s’effondrait entre la mi-août et le début d’octobre 1991, pour ce qu’il qualifie lui-même de « voyage inattendu ». Suivant le fleuve Amour au début de son périple, il saisit l'importance des cours d'eau dans l'histoire russe :

« Les rivières ont joué un rôle capital dans l’histoire du peuple russe, à l’instar de la mer, des montagnes pour d’autres peuples. Les fleuves ont sorti les Russes de leur isolement, leur ont ouvert l’accès à d’autres cultures et ont rendu possible la conquête d’un empire. Le Don et le Dniepr les ont mis en contact avec le monde grec et, à la fin de celui-ci, avec ce qui restait de la civilisation romaine à Byzance. La Volga leur a ouvert les portes de l’Asie centrale les aidant à atteindre facilement la mer Caspienne, où commençait la section terrestre de la route de la soie. Les fleuves sibériens leur ont permis de progresser vers l’Extrême-Orient et de conquérir cette immense, riche et déserte étendue de "Terre qui dort" : c’est le sens du mot Sibérie »   .

Si l’ouvrage original date de 1993, il se lit aujourd’hui, avec sa récente traduction française, comme un document érudit et détaillé de ces mois de désintégration de l’URSS, observés non depuis le centre, mais depuis des périphéries. Il y partage ses étonnements et ses déceptions, les récurrences et les divergences de cet espace nouveau qui émerge. Plutôt que de suivre le voyage étape par étape, le lecteur pourra retenir trois aspects centraux de l’ouvrage : l’approche anthropologique du voyage, l’observation du cadavre soviétique en décomposition et le lien colonial entre Russie, Asie centrale et Caucase.

Récit d’un voyage inattendu, une approche anthropologique

L’auteur prend le parti d’observer la fin de l’URSS non depuis les événements fiévreux de Moscou, mais à la manière d’un anthropologue, depuis la Russie des confins et les marges de l’empire. Sans avoir l’objectif de traquer la « Fin de l’homme rouge », comme l’écrira quelques années plus tard Svetlana Alexievitch, il entend décentrer le regard pour observer sous un nouveau jour cet espace post-soviétique, dans la froideur de sa décomposition. Il est un témoin attentif des changements, de la chute des statues symbolisant le pouvoir aux comportements des protagonistes, en passant par l’apparition de nouveaux acteurs.

Autre originalité, l’auteur entend également vivre ce moment non à travers le récit des vainqueurs, mais en allant au plus près des populations afin d’étudier le vrai ressenti de la fin du communisme. « À force de faire ce métier, j’en suis arrivé à la conclusion qu’en dehors de l’impératif journalistique d’obtenir la version officielle de l’histoire de la part des « puissants », ce sont généralement les citoyens impuissants, souvent parmi les adversaires ou ennemis, qui apportent les éléments les plus utiles à la compréhension »   . Ce voyageur expose donc ses rites, ses manies et ses méthodes pour essayer de comprendre au mieux la nouvelle réalité qui émerge sous ses yeux (trouver un traducteur, visiter la ville en marchant ou engager des conversations avec des confrères locaux et des correspondants étrangers). Derrière la grande homogénéité que l’on prêtait à l’URSS, aux dijournaïas des hôtels (personnel d’étage) et au béton uniformisant des villes, apparaissent déjà de nombreuses différences au sein de cet espace.

Ce que révèle le cadavre de l’Union soviétique

L’ouvrage peut également se lire comme une volonté de faire apparaître le cadavre du communisme, source de mystère pour l’auteur. Non le corps de Lénine (son mausolée étant la dernière étape du livre), mais bel et bien le cadavre du système : celui-ci associe au système de nombreux sentiments négatifs, entre déception, crasse, puanteur et pauvreté. La rapidité de la chute et la faiblesse de la réaction populaire l’interroge. « Est-il possible que les événements des derniers jours soient la conclusion d’un processus qui a débuté il y a bien longtemps ? Est-il possible que cette révolution soit invisible parce qu’en vérité elle n’était pas en train de se produire là, mais lentement, par étapes ? »   . Plus loin, l’auteur poursuit : « Oui, le communisme soviétique est mort, mais personne ne semble savoir exactement où, quand ni comment »   .

Si l’URSS disparaît, en revanche, les structures répressives demeurent, plus ou moins fortement selon les régions, alors que les partis communistes et les bureaucrates se reconvertissent en agent du nationalisme. Restent à travers les étapes des fantômes de soldats, de révolutionnaires, de simples communistes et nombre de réprouvés du système, déportés dans des conditions terribles. L’explication de cette disparition n’est peut-être pas à chercher là où on l’attendait, selon l’auteur :

« La vérité est peut-être que cette révolution contre le parti n’est pas venue d’en bas dans une grande explosion spontanée, mais qu’au contraire, elle a commencé d’en haut et que c’est d’en haut qu’elle a été gérée. À force d’explosion contrôlées, la charge naturelle de la colère populaire a été éteinte. Au moment où le couvercle a été enlevé, le contenu de la marmite avait déjà cuit à petit feu »   .

À la description du cadavre, l’auteur remet en perspective la peur que l’URSS a inspiré:

« Si Moscou avait un jour décidé de lancer une attaque contre l’Occident, au dernier moment la ligne téléphonique par laquelle donner l’ordre aurait fondu, le général avec la clé des arsenaux aurait disparu et le premier missile serait tombé sur la tête de ceux qui l’avaient lancé ! Les Soviétiques, à les voir maintenant, font moins peur que pitié ! »    

À l’heure de la guerre russo-ukrainienne, ce jugement ne semble pas sans anodin pour qui s’intéresse au rôle de la corruption dans la Russie moderne, y compris dans ses forces armées.

Le lien colonial entre Russie, Asie centrale et Caucase

Au-delà du sentiment vis-à-vis du système se pose également celui à l’égard de la Russie. En effet, alors que l’autorité du parti communiste n’est plus la force centrale de la politique soviétique, les relations entre Russie, Asie centrale et Caucase se posent de manière différente dans la perspective des indépendances. Là où l’empire tsariste et l’Union soviétique ont nourri une appréciation positive de la Russie et des Russes, les nouvelles dynamiques mettent l’accent sur les identités nationales et religieuses, qu’il convient de réhabiliter. Derrière l’accélération des événements en Union soviétique, cet immense empire apparaît dans toute sa diversité, en dépit d’histoires locales parfois oubliées.

Le périple, au-delà des péripéties du Propagandist (nom du navire utilisé dans les premières étapes du voyage) et des avions soviétiques au fonctionnement douteux, invite à réviser une géographie à laquelle peu de gens avaient accès. L’Extrême-Orient russe, mettant en relation un monde chinois organisé face à des terres très riches, peu exploitées et largement inhabitées, fait signe vers des peuples longtemps chamanistes (Hezhen, Oultches, Nivkhes, Evenks, Evènes) et le territoire du Birobidjan, capitale de l’Oblast autonome juif. De manière détaillée, l’auteur revient également sur cette région marquée par le travail forcé des prisonniers des camps.

L’Asie centrale — « carrefour d’innombrables peuples entre deux continents (…) terre chargée d’histoire en grande partie oubliée par ceux qui y vivent aujourd’hui »   — a vécu à plein l’ambivalence de ses relations avec la Russie, entre rejet et échange. Voie de passage des différents conquérants, d’Alexandre le Grand à Gengis Khan, la région a vu l’arrivée de l’empire russe au XVIIIe siècle. Si le grand Turkestan n’existe plus (dont la possible résurgence est pourtant une source d’interrogation récurrente de l’auteur), les souvenirs de la révolte Basmatchi (terme péjoratif signifiant au départ « bandits ») et d’Enver Pacha réémergent alors, par-delà les méfiances encore ancrées des différents peuples non seulement vis-à-vis de la Russie, mais également entre eux.

Les différentes républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan) continuent de partager de nombreux points communs, du rôle de l’Islam à l’influence des peuples mongols et de la culture turque (à l’exception du Tadjikistan, persanophone). Parmi les nombreuses villes visitées, celle de Boukhara (Ouzbékistan) retient l’attention de l’auteur, son prestige ayant été fort dans le monde musulman du fait de la splendeur des mosquées et du niveau intellectuel de ses madrasas. Le savant Avicenne, Alexandre le Grand ou Marco Polo y ont notamment séjourné. « Pendant plusieurs siècles, la région située entre Samarcande et Boukhara a été considérée comme presque aussi sacrée que la Mecque par les communautés musulmanes du monde entier »   .

Au-delà de la réappropriation inévitable de l’histoire nationale et des différends hérités du passé (comme ces républiques), l’auteur pressent que les nouveaux dirigeants doivent maintenir les équilibres fragiles entre l’affirmation des nouveaux titulaires des pays concernés et la nécessité de maintenir cette population d’origine européenne (russe, ukrainienne ou biélorusse) qui forme l’essentiel des techniciens supérieurs et des cadres.

En guise de conclusion, l’auteur nous avertit de ses craintes à propos des ruines du cadavre soviétique, entre tiraillements internes et difficultés à s’acheminer vers la démocratie. En effet, il anticipe l'embarras des démocrates, dont le devoir a consisté à se frayer un chemin ténu entre nationaux-communistes et islamistes :

« L’ensemble de l’Union soviétique est désormais un écheveau massif et enchevêtré qui a peu de chances d’être démêlé sans violence et sans déchirures. Des groupes ethniques minoritaires ont été transplantés au milieu des peuples qui les haïssent traditionnellement ; des pans de terre sacrés pour tel groupe ont été affectés au territoire de tel autre. (…) La désagrégation de la configuration actuelle avec les changements que cela implique pour l’administration des territoires et l’avenir des ethnies qui les peuplent, sera une cause de grande instabilité et de désintégration dans l’ancienne Union soviétique dans les années à venir »   .