L’édition du manuscrit inédit de Georges Perec rappelle à quel point son histoire personnelle a marqué sa démarche littéraire.

Dans W ou le souvenir d’une enfance, Georges Perec déclare : « Mon projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que mon projet d’écrire. »

Une famille polonaise exilée

Cette histoire commence à Belleville, dans la pauvre rue Vilin, où Georges Perec vécut tout enfant entre son père Icek Perec (transcription française de Itsik Peretz) et de sa mère Cyrla Szulewicz (se prononce en yiddish Shulevitz), que Perec francisa en « Choulevisse ».

En hébreu, le mot perec désigne un trou, une ouverture, une fente ; et Shulevitz pourrait se traduire par « plaisanterie de synagogue ».

Itsik Peretz était né à Lubartow, une ville de 10 000 habitants, proche de Lublin, dont la moitié étaient juifs. Tous furent assassinés en 1942 dans les chambres à gaz de Majdanek, Belzec et Sobibor. De la Lubartow juive, aujourd’hui, il ne reste rien.

Rien non plus de la rue Vilin dont les habitants juifs ont été raflés le 14 juillet 1942. Cyrla (Tsirele, en yiddish), la mère de Perec, y exploitait un « salon » de coiffure. En fait, il ne s’agissait pas d’un salon au sens où on l’entend aujourd’hui, mais d’une façade en parpaings, sans fenêtre, ni vitrine, avec au-dessus d’une étroite porte, de grosses planches, l’inscription à la peinture noire : « Coiffure Dames ».

Georges Perec est né à Belleville, en 1936. Il avait six ans lorsque, sa mère a été arrêtée par la police française, transférée à Drancy, et déportée par le convoi n° 47 à Auschwitz, où elle a été assassinée.

Trouver une place dans le monde par l'écriture

Pendant des années, à partir de 1960, Perec est revenu périodiquement devant cette porte pour essayer de retrouver des souvenirs. De sa mère surtout. Car, curieusement, il n’avait pas répondu à la lettre d’un Juif qui avait survécu à la Shoah, et qui lui disait avoir connu son père (né en 1909) à l’école, à Lubartow. Il interrogea sa tante Esther (sœur de sa mère) qui l’éleva, et ne prit jamais contact avec l’association des Amis de Lubartow. Esther lui raconta beaucoup de choses qu’il nota sous le titre L’Arbre. Mais, étrangement encore, cela n’apparaît pas dans W ou le souvenir d’une enfance.

Ainsi qu’il l’expliqua au cours d’un entretien avec Viviane Forrester, ce fut le début de sa tentative autobiographique, « informe au début ». Il lui fallut beaucoup de temps avant de dire « je » dans un récit. Il cherchait son « propre lieu », son « propre espace » qui lui semblaient ne plus exister.

Il avait écrit à Maurice Nadeau, son éditeur, une lettre d’une dizaine de pages pour lui expliquer son projet, intitulé Lieux : « un vaste puzzle qui allait s’organiser pour devenir une sorte de configuration d’ensembles.  »

Se disant dépourvu d’imagination, il travaillait selon des programmes contraignants, des projets — pas nécessairement des romans, plutôt des configurations romanesques, comme dans La Vie mode d’emploi — qu’il rédigeait cinq ou six ans après les avoir conçus.

Au centre de sa tentative de trouver sa place dans le monde, Perec cherchait les traces de l’histoire de sa famille et de son enfance à travers l’exploration du langage, des lieux, plutôt que dans les récits de sa tante Esther. De fait, il ne se souvenait de presque rien.

Le souvenir sous contrainte

Perec commença Lieux au mois de janvier 1969. Il devait le laisser inachevé.

Découragé, il s’était investi dans un nouveau projet, lui aussi contraignant, dans la même veine, Espèces d’espaces qui phagocyta Lieux, dont il accepta l’échec. Il lui donna cependant l’idée d’écrire La Vie mode d’emploi, roman pour lequel il reçut le prix Médicis en 1978.

Lieux est une œuvre extrêmement contraignante. Avant d’écrire sur toutes sortes de supports, l’écrivain s’imposa d’arpenter Paris en tous sens, mais en visitant certains d’entre eux, choisis à l’avance, selon une périodicité évidemment obligée qui devait durer douze ans. Aucune affinité avec le Paris de Baudelaire, de Proust ou de Modiano, eux aussi promeneurs compulsifs de la capitale.

Au début de son entreprise, Perec prévoit de visiter une douzaine de lieux une fois par an, jusqu’en 1980. Chaque lieu est décrit de façon détaillée très platement, puis le texte est enfermé dans une enveloppe cachetée à la cire. Dans une autre enveloppe, également scellée, Perec évoque le souvenir du même lieu.

Voilà exactement ce qu’il en dit à Viviane Forrester :

« J’ai choisi douze lieux parisiens, tous liés pour moi à un souvenir important ou à un événement marquant de mon expérience. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; l’un en tant que souvenir, écrivant la manière dont je me le représente, les gens que j’y ai rencontrés, les souvenirs qui y sont liés ; l’autre est décrit sur place, d’une manière neutre : les maisons, les boutiques, les gens qui passent, les affiches. Dans un cas donc, l’état de mes souvenirs ; dans l’autre, l’état des lieux. Je recommence le mois suivant avec deux autres lieux. Et ainsi de suite, pendant douze ans. »

Perec tourne sans fin autour du trou noir de son enfance, dont les événements fondateurs — l’assassinat de sa mère, la mort de son père — sont inaccessibles.

Perec évoque son « temps perdu », avec des outils qui n'ont en rien la subtilité, la richesse, la profondeur, la plasticité des évocations de Proust.

Qu’en dit-il ? Trois choses : il constate que les lieux changent, que lui-même change, et que son écriture change aussi. Il qualifie ces faits : « usure, vieillissement ». Il y eut au total 288 enveloppes cachetées, que Perec prévoyait de relire, de recopier. Il avait conservé les traces les plus modestes, tels les tickets de cinéma, les prospectus, les notes de restaurant.

Au terme des douze années, il projette d’ouvrir les enveloppes et de découvrir ce qu’il y a enfermé. Existe-t-il quelque chose de permanent, se demande-t-il ? Il cherche l’empreinte des choses qui disparaissent et à rassembler leurs traces.

Ainsi qu’il l’écrit à Maurice Nadeau, au début de cette aventure, Perec n’a pas « une idée très claire du résultat final. […] ; le temps retrouvé se confond avec le temps perdu ; le temps […] constitue la structure et la contrainte [de ce projet] ; le temps de l’écriture […] deviendra ici l’axe essentiel. »

Cela est bien dans l’esprit de l’Oulipo. Cela dit, ces jeux parfois sophistiqués, touchant un peu aux jeux mathématiques, ne donnèrent finalement jamais naissance à un grand roman, aussi complexe et inépuisable que La Recherche du temps perdu.

Perpétuelle disparition

Au centre de ses explorations, il y a toujours quelque chose qui manque, quelque chose qui a disparu, quelque chose d’insaisissable. Pourtant, aucune contrainte d'écriture ne lui a jamais permis de revivre sa vie de petit enfant rue Vilin, entre son père et sa mère, qui parlaient yiddish.

Il passa des jours et souvent des nuits à arpenter Paris en tous sens, tel un somnambule. Ces déambulations ne lui apportèrent pas la gratification d’apercevoir, fut-ce une seule minute sa mère, dont son roman La Disparition écrit sans la lettre « e », est la métaphore au centre de sa vie. L’exploit est de taille, mais a-t-on vraiment envie de le lire pour cette seule raison ?

Perec écrivit aussi un livre intitulé Je me souviens. Une longue énumération, fruit des mêmes obsessions, examinées avec humour.

Il se sentait obligé de tout répertorier : rues, boutiques, enseignes, cafés, cinémas, appartements d’amis, menu consommé dans tel ou tel restaurant, et avec qui.

Ni ses déambulations interminables dans la ville ni ses séances de psychanalyse avec Michel de M’Uzan et Jean-Bertrand Pontalis ne lui restitueront le moindre souvenir qui ne fût pas de seconde main.

Il n’était pas complètement ignorant de son passé et de celui de ses parents. Sa tante Esther, qui l’éleva avec son oncle, lui avait beaucoup parlé. Mais que savait-il, au juste ? Peu de choses finalement. Pas plus que la psychanalyse, les récits de sa tante Esther n’éveillèrent sa mémoire.

Dans La Vie mode d’emploi, il a décrit par le menu l’existence de centaines d’habitants et toutes les pièces d’un immeuble imaginaire, mais n’a conservé aucun souvenir du taudis où il avait vécu sa petite enfance, au numéro 1 de la rue Vilin entre ses parents. Acharné à se souvenir de tout, les jours les plus heureux de sa vie lui restaient cependant inaccessibles.

Une jeunesse oubliée

Voilà donc ce qu’il avait appris de la bouche de sa tante Esther : ses parents se marièrent le 10 août 1934 à la mairie du XXe arrondissement. Leurs témoins étaient des voisins : Chaïm Kohn, un coiffeur, et Aaron Hang, un tailleur. Georges naquit le 7 mars 1936. Il fut circoncis par un mohel au domicile familial, et cinq mois plus tard, enregistré « Français par déclaration, fils d’étrangers ».

À Belleville, les Juifs, la plupart venus de Pologne, parlaient mal français, surtout yiddish, mais aussi polonais, russe et un peu allemand. Du yiddish de ses parents, oncles et tantes et de ses grands-parents qui habitaient tout à côté, Perec a tout oublié. À ceci près, qu’il dit avoir su écrire la lettre hébraïque guimel.

Dans W ou le souvenir d’une enfance, il écrit :

« J’ai trois ans. Je suis assis au centre de la pièce, au milieu des journaux yiddish éparpillés. Le cercle de famille m’entoure complètement ; cette sensation d’encerclement ne s’accompagne pour moi d’aucun sentiment d’écrasement ou de menace ; au contraire, elle est protection chaleureuse, amour : toute la famille la totalité, l’intégralité de la famille est là, réunie autour de l’enfant qui vient de naître (n’ai-je pourtant pas dit il y a un instant que j’avais trois ans ?), comme un rempart infranchissable.
Tout le monde s’extasie devant le fait que j’ai désigné une lettre hébraïque en l’identifiant : le signe aurait eu la forme d’un carré ouvert à son angle inférieur gauche, quelque chose comme
(guimel) et son nom aurait été gammet, ou gammel. La scène tout entière, par son thème, sa douceur, sa lumière, ressemble pour moi à un tableau, peut-être de Rembrandt ou peut-être inventé, qui se nommerait "Jésus en face des Docteurs". »

Or, le caractère dessiné par Perec n’existe pas dans l’alphabet hébraïque. Selon Catherine Binet, sa dernière compagne, il signait ses lettres de son initiale G, un signe qui ressemblait à un youd inversé, ainsi que l’observe David Bellos dans sa biographie de Perec, Une vie sans les mots.Yzy Perec était fondeur et aidait en outre sa mère dans sa modeste épicerie, Tisfele qui se faisait appeler Cécile, coiffait ses clientes dans sa minuscule échoppe.

Comme la majorité des Juifs étrangers, Izy s’engagea en tant que volontaire pour la durée de la guerre, et fut incorporé dans la Légion étrangère au fort de Vincennes le 19 septembre 1939. Il devait être affecté au 12e régiment étranger d’infanterie le 25 février 1940. Lors de la défaite calamiteuse de l’armée française, les régiments de la Légion étrangère furent abandonnés aux Allemands par leurs officiers français. Yzy Perec, touché par un obus et gravement blessé, fut évacué à Nogent-sur-Seine le 15 juin 1940, derrière les lignes allemandes. Faute d’être opéré à temps, il mourut le lendemain. On l’enterra dans la partie militaire du cimetière de la ville.

La France, divisée en deux zones (occupée et « nono »), adopta les lois antisémites portant sur le statut des Juifs. Kurt Lishka, chef du bureau de la Sipo-SD pour la France (la police de sûreté allemande), constatant avec satisfaction le zèle avec lequel les autorités françaises traquaient et persécutaient les Juifs, décida de les laisser continuer, pour le moment, sans intervenir.

Le petit Georges qui avait passé les mois de « la drôle de guerre » à la campagne, fut ramené à Belleville.

Né français, en tant qu’orphelin, Georges pouvait bénéficier de l’aide de la Croix-Rouge. Cécile trouva le moyen de lui obtenir une place dans un convoi d’enfants qui partait pour la zone « nono ». Pourtant, dès le 28 octobre 1941, les Allemands suspendirent les convois de la Croix-Rouge, suspectant qu’ils pouvaient être utilisés par des Juifs pour franchir la ligne de démarcation. Accompagné jusqu’au wagon par sa mère, Georges monta dans un train à la gare de Lyon à l’automne 1941. Il partait pour Villars-de-Lans, où Esther et son mari Bienenfeld étaient déjà installés.

On lui avait attaché une pancarte en carton autour du cou, avec la mention : Grenoble. Il ne savait pas que c’était la dernière fois qu’il voyait sa mère. Le moment de la séparation fut effacé de ses souvenirs.

Restée à Paris, Cécile trouva du travail dans une usine à la Compagnie industrielle de mécanique horlogère de Suresnes. À partir du 29 mai 1942, elle porta l’étoile jaune. Elle resta à Belleville près de ses parents. Tout le reste de la famille avait gagné la zone libre, et certains l’Amérique. Fin 1942, Cécile n’eut plus le droit de travailler en tant que Juive. Elle tenta, mais ne réussit pas, de gagner le Sud, alors que la zone libre n’existait plus. Elle fut arrêtée le 23 janvier 1943, et transférée à Drancy. Elle y passa 19 jours.

Dans le convoi de 998 Juifs. Cecile/Cyrla portait le numéro 464. Fanny et Aaron Szulewicz faisaient aussi partie du train numéro 47. Lors de la « sélection » sur la « Judenrampe », on ignore si elle fit partie des 53 femmes et des 143 hommes qui entrèrent dans le camp. Tous les autres furent gazés dans les crématoires de Birkenau.

Le petit Jojo, arrivé sous-alimenté et rachitique, à Villars-de-Lans, vécut d’abord aux Frimas, le chalet d’Esther et David Bienenfeld. Après la maternelle, il fut scolarisé dans un internat catholique, le Collège Turenne. Son oncle lui avait fait la leçon : il devait tout oublier de Belleville. Absolument tout. Personne ne devait savoir qu’il était juif. Georges oublia son passé.

Après le départ des Italiens et l’arrivée de la Gestapo à Grenoble, la famille Bienenfeld se dispersa dans des villages plus isolés dans les montagnes, avec de faux papiers. Georges resta caché au collège, y compris pendant les vacances. Il apprit le catéchisme, et fut baptisé.

Au lendemain de la guerre, Georges, pupille de la Nation, fut légalement adopté par son oncle et sa tante. Il vécut avec eux dans leur bel appartement de la rue de l’Assomption dans le 16e arrondissement.

Adolescent, il fit une fugue, commença une thérapie avec Françoise Dolto.

Il était obsédé par la crainte d’oublier. Sa mémoire prit un caractère pathologique, obsessionnel. Il nota tout ce qu’il était capable de noter : ce qu’il mangeait, ce qu’il voyait, le nom des gens qu’il voyait et quand, les lieux qu’il parcourait, les stations de métro, les gares, les cafés, les restaurants, les cinémas.

Mais l’essentiel demeurait inconnaissable, par exemple, la mort de son père. Par exemple l’assassinat de sa mère, dont il n’avait aucun souvenir : « Cette mort jamais apprise, jamais éprouvée, jamais connue et reconnue, mais qu’il m’avait fallu, pendant des années, détruire hypocritement des chuchotis apitoyés et des baisers soupirants des dames. »

Le fumeur addictif qu’était Pérec, mourut d’un cancer du poumon à l’hôpital Charles-Foix d’Ivry, le 3 mars 1982.

Le volume intitulé Lieux est un bel objet, imprimé luxueusement sur du papier couché, abondamment illustré. Sa lecture est parfois émouvante, pathétique, si on imagine ce qui peut se lire sous ce palimpseste, cependant un peu gris, un peu plat, voire ennuyeux parfois. On ne saura jamais ce que Perec aurait tiré de ce travail préparatoire, lui-même resté inachevé. Pour ceux qui nourrissent une admiration sans réserve pour son œuvre, l’édition de cet inédit paraîtra un trésor.

L’éditeur qui qualifie la publication de ce livre d’« événement éditorial », invite les lecteurs à inventer, sur internet, leurs propres « trajectoires » interactives, à partir des divagations de l’écrivain. La navigation numérique proposée est tout à fait dans l’esprit potache et souvent laborieux des jeux et de l’humour de l’Oulipo.