Jean-Michel Frodon analyse le cinéma à la rencontre du divers du monde ainsi que son rôle dans la transformation de nos sens, de notre regard et de notre compréhension.

Historien, critique de cinéma et directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma de 2003 à 2009, Jean-Michel Frodon propose une réflexion sur le cinéma à la rencontre du « divers ».

Organisé en quatre parties, l’ouvrage est composé de nombreux chapitres courts permettant d’esquisser un ensemble de pistes de réflexion. Il propose ainsi des résumés synthétiques de certaines approches et théories de la critique cinématographique, tout en s’appuyant sur un large corpus de films célèbres ou à découvrir.

L'auteur prêche par ailleurs pour une réinvention du cinéma. De même qu'il n’existe pas d’Histoire du cinéma avec un grand H, ni même un seul genre d'analyse filmique, mais seulement des histoires du cinéma   et des analyses de certains éléments   il n’existe pas de regard cinématographique univoque ni de mise en scène universelle, mais bien une multiplicité de rapports au monde dont Jean-Michel Frodon cherche, ici, à présenter un aperçu.

Une théorisation du « Divers »

Jean-Michel Frodon organise sa réflexion et la cohésion de son essai autour de la notion de « divers » qu’il préfère à celle de diversité. Il s’inspire des réflexions de Victor Segalen, médecin, romancier, ethnographe et sinologue français de la fin du XIXe siècle qui projetait d’écrire un « Essai sur le Divers ».

Publié à titre posthume sous le titre d’Essai sur l’exotisme   , le projet de Segalen consistait à réhabiliter la notion « d’exotisme » ; en lui redonnant sa valeur première et sa complexité, en l’éloignant de son « mauvais usage » et de son association aux rapports d’exploitation et de domination, il proposait de définir l’exotisme comme « le sentiment que nous avons du Divers ». À son tour, Jean-Michel Frodon, malgré cette bataille perdue pour la redéfinition de l’exotisme, s’empare de cette notion du Divers avec majuscule, et l’affine : de cette majuscule, il tire une généralisation de la « diversité du divers ».

Il s’agit ainsi de dresser un inventaire sommaire des rapports que le cinéma est susceptible d’activer entre la « multiplicité des formes d’existence à la surface de la terre ». Le cinéma, en sortant des rapports de domination et d’exploitation, doit être un des acteurs de cet exotisme, de cette mise en scène, de cette mise en lumière et représentation du divers de notre monde.

La diffraction du regard

Une grande partie de l’ouvrage porte sur la question du regard. Le propre du cinéma serait sa dimension spectaculaire, laquelle se construit précisément en « exotisant le réel », en « instaurant un rapport décalé, intensifié ou simplifié » jusqu’aux objets les plus banaux. La question se pose alors de l’origine de ce regard.

Fredric Jameson, analysant l’ère postmoderne, conçoit les films comme des « récits symptomatiques » descripteurs des forces et des distances caractérisant un paysage social   . Si le cinéma opère toujours une mise à distance du réel, il n’en reste pas moins qu’aucune mise à l’écran du monde n’est neutre : elle exprime le regard d’individus producteurs de messages médiatiques, contribue et participe de leur diffusion.

Si le cinéaste est un de ces individus, on ne peut réduire l’œuvre à sa simple poétique. Le cinéma est avant tout une œuvre collective qui porte à l’écran les contraintes d’une industrie et d’une société. En ce sens, le cinéma comme « monde de l’art » construit des récits descripteurs du monde social et reflète une société   .

Depuis son origine, le cinéma a été profondément lié à l’entreprise coloniale et a joué un rôle actif dans la promotion et la destruction du divers. À titre d’exemple, dans l’ensemble de l’empire colonial français, terre du cinéma, l'accès aux caméras a été interdit à tous les habitants indigènes. Le « décret Laval » du 8 mars 1934, portant uniquement sur l’Afrique de l’Ouest, a entériné une situation préexistante qui a prévalu jusqu’aux indépendances.

De plus, tout en se propageant rapidement et en manifestant ses pouvoirs de rencontre, le cinéma a accompagné, voire favorisé l’expansion coloniale. D'une part, le cinéma poursuivait la démarche photographique, en tant que nouvel outil de connaissance des cultures et du monde ; d'autre part, en s’attardant uniquement sur les sujets dominés, en reproduisant les stéréotypes et en les diffusant au plus grand nombre, le cinéma a été un immense instrument de diffusion des clichés racistes. Concomitant des expansions du XXe siècle, le cinéma à la rencontre du divers est donc intrinsèquement traversé des situations de domination auxquelles il a donné une légitimité et une publicité.

Aujourd'hui encore, l'industrie cinématographique, en tant qu'elle est historiquement eurocentrée, c'est-à-dire soutenue par des « chambres de reconnaissance » et instances exclusivement européennes, impose des normes de représentation, des règles de narration, des récits et mythologies occidentales prétendument universelles, donnant ainsi l’Occident comme modèle au monde entier. Jean-Michel Frodon s’attarde sur les formes de dominations constitutionnelles du cinéma contemporain en revenant sur les modes de financement, directement hérités de la situation coloniale précédemment décrite, qui reproduisent des schémas et perpétuent des relations d’exclusion et de domination.

L'auteur prêche alors pour une plus grande diversité et revendique une place aux films du Sud et aux films asiatiques. Rompant avec une histoire du cinéma écrite depuis l’Occident, il s’arrête plus particulièrement sur l’irruption de quelques films précurseurs au mitan du XXe siècle. Au sein de ces films, on compte le très remarqué Rashōmon (Akira Kurosawa, 1950), Lion d’or de Venise en 1951. Fort d’une sinophilie et de travaux précédents sur le cinéma asiatique, notamment chinois   et taïwanais   Jean-Michel Frodon offre un traitement particulier au « regard chinois » qui porte à l’écran d’autres manières de sentir, de raconter et d'envisager le monde.

La question du regard genré se pose également. En effet, même si dans les premiers temps du cinéma des réalisatrices, scénaristes et productrices occupent des places d’importance   , au moins jusqu’aux années 1950, l’industrie cinématographique reste majoritairement masculine. Ce phénomène est encore vérifiable de nos jours, même si la situation tend à s’améliorer.

L'auteur s’attarde plus particulièrement sur les limites du dernier livre d’Iris Brey   qui ne représente toutefois qu'un courant de la critique féministe, dont il ne convient de ne pas faire le seul interlocuteur sur le divers féminin à l’écran. Il reste alors à analyser, au bout de la chaîne de production, le regard du public.

La négociation du film

Certes, le cinéma porte à l’écran les contraintes d’une industrie et d’une société, mais il n’impose pas directement son message et se confronte aux spectateurs et spectatrices. Analyser un film, c’est alors « tenter de comprendre comment il peut être expérimenté »   .

Jean-Michel Frodon, en reprenant les théories de Giuliana Bruno   ajoute que, si le visionnage d’un film est une négociation avec le public, il génère également des « déplacements intérieurs », en rencontrant une autre façon de voir le monde et de lui donner sens. Mais, en partant de cette approche, on en oublie l’autre pendant : celui des « déplacements de sens » d’un film qu’opèrent les spectateurs et spectatrices. L’expérience commune de la salle, en effet, résonne en chaque spectateur et spectatrice, lesquels adaptent leur regard selon leurs propres sensibilités. En ce sens, il n’existe pas une interprétation d’un film, puisque celle-ci est toujours l’objet d’une « négociation »   .

Si son livre réclame une meilleure prise en compte et représentation du divers, il n'en reste pas moins que Jean-Michel Frodon discrédite par moment l’interprétation populaire, notamment lorsque les spectateurs et spectatrices investissent politiquement un film. Il s’attarde, par exemple, sur le film Black Panther (Ryan Coogler, 2018) qui recourt, selon lui, aux « mêmes schémas simplistes » des superproductions hollywoodiennes, à la seule différence que les personnages sont noirs. L'auteur ajoute que ce film reproduirait des systèmes de domination et d’exploitation, notamment de la nature. Au vu de ces éléments, le succès du film semble surprenant, tant il véhiculerait « l’idée que toute personne discriminée diminuerait la discrimination et l’injustice en agissant comme le font les oppresseurs. ».

Pourtant, ce paradoxe n’en est est pas vraiment un puisque de nombreux exemples de retournement de sens jalonnent l’histoire du cinéma : par exemple, La couleur pourpre (Steven Spielberg, 1985), malgré son sujet et les violences qu’il montre à l’écran, a connu un grand succès parmi les communautés noires états-uniennes. Cela tient à la politique des représentations, car ces films portent à l’écran des personnages que l’on ne voit jamais   .

Dans un précédent livre, Jean-Michel Frodon parlait également du cas des Nibelungen (Fritz Lang, 1924), pris entre interprétation fasciste et antifasciste   , accréditant qu’un film n’est jamais univoque, et que le public le reçoit à sa façon et peut aller jusqu’à développer un regard oppositionnel   .

Sous la forme d’un essai invitant à de multiples réflexions sur la production des messages culturels, le livre est extrêmement érudit et nécessite parfois une bonne connaissance du cinéma et des films internationaux à l’échelle du XXe siècle. Toutefois, il tombe parfois dans la simplification en passant très rapidement sur les films cités — ce qui nécessite également de passer rapidement sur les analyses préexistantes, les débats et leur place dans la culture contemporaine — pour multiplier les exemples.

En fin de compte, Jean-Michel Frodon construit dans ce livre un plaidoyer pour l’intégration du divers au cinéma, derrière la caméra, mais aussi devant et à côté. Pour l’auteur, il conviendrait également de sortir du regard anthropocentré, de croiser les réflexions sur le regard cinématographique avec les propositions d’écologie politique. Il pourrait alors exister un cinéma faisant exister les êtres non humains et donner à voir les relations aux milieux naturels. Ainsi, dans ces reformulations d’enjeux politiques et éthiques, le cinéma peut et doit représenter d’autres façons d’habiter, d’interagir, tout simplement d’autres relations au monde.