Didier Lapeyronnie livre une réflexion originale sur le thème de l’ennui, ce phénomène moderne que nous aident à mieux cerner la littérature et la sociologie.
L’ouvrage de Didier Lapeyronnie, Ennui, L’ombre de la modernité, constitue une entreprise salutaire au moment où l’époque que nous traversons exige, plus que jamais sans doute, une grille de lecture qui ne se réduit pas à la seule expertise unidisciplinaire et technique de nos expériences sociales et individuelles. En effet, Didier Lapeyronnie propose dans son ouvrage une véritable sociologie de l’expérience moderne qui donne à comprendre, avec une acuité particulière, la souffrance humaine en rendant intelligible la singularité de nos existences.
L’ennui, l’affect central qu’examine l’auteur, se révèle ainsi comme un instrument efficace de décryptage de la condition moderne. Sa sociologie mobilise un matériau composé principalement par la littérature et la peinture pour ne pas réduire l’affect à une simple pathologie. C’est pourquoi les analyses apportent un souffle d’énergie aux sciences sociales en redonnant ses lettres de noblesse à la singularité trop souvent dissoute, comme le rappelle l’auteur, « dans les nombres et les concepts ».
Ennui pose la question de la formation du sujet dans les sociétés contemporaines. Comme le souligne François Dubet, préfacier de l'ouvrage, D. Lapeyronnie « donne à voir un sujet qui se révèle à lui dans son impuissance à être acteur ». L’expérience de l’ennui manifeste la présence du sujet derrière les images et les catégories, sans jamais figer celui-ci dans une lecture déterministe et asservissante de son existence. La force du livre est de montrer que pour être acteur, « le sujet doit en quelque sorte traverser l’ennui ». Pas de passivité ou de résignation définitives ici ; plutôt des formes d’abandon et de renoncement actives, constitutives, à front renversé, d’une profonde sociologie de l’existence.
L’épreuve des paradoxes
L’auteur nous conduit, au fil des pages, à comprendre l’ennui à partir de tensions constantes : « dans notre monde moderne, les conditions qui nous permettent d’être acteurs sont aussi celles qui nous l’interdisent ». L’auteur enfonce le clou en affirmant que l’ennui « met à nu le mensonge de la modernité libérale qui n’est pas ce qu’elle prétend être ». Cette dialectique existentielle (déjà développée par des philosophes comme Kierkegaard) a la vertu de nous apprendre à accepter l’art des contraires dans la vie ou, en tout cas, à tenter de les concevoir comme un art pour mieux les supporter. Néanmoins, D. Lapeyronnie ne reprend pas à nouveaux frais cette perspective philosophique, puisqu'il préfère plutôt déployer dans son livre une intense dramaturgie politique de l’existence humaine.
En effet, l’auteur ne fait pas de l’ennui un affect universel ni une caractéristique de la condition humaine. Il insiste clairement sur la dimension culturelle et historique qui le définit. Autrement dit, l’ennui ne signe pas « une sortie du social », comme le relève encore François Dubet dans la préface. Dans la modernité, en effet, l’ennui s’étend ou se développe au fur et à mesure que la rationalisation instrumentale s’impose à tous les univers de la vie sociale. L’auteur identifie ainsi des lieux concrets de l’ennui comme l’école, le travail, ou encore les espaces urbanisés, les zones commerciales, etc., autant d’endroits où la bureaucratisation et la rationalisation mutilent l’action authentique des individus (au sens de Sartre) en leur empêchant de faire valoir leur propre liberté.
La rationalisation des conduites dans ces différents espaces (guide de « bonnes pratiques » pour certains métiers, formatage des actions par les tableaux Excel, ou encore ennui du shopping dans des centres commerciaux identiques et aux marchandises standardisées) est incarnée par la figure mutilante du bureaucrate qui traverse, plus que tout aujourd’hui, l’ensemble des espaces sociaux pour y imposer une « discipline » qui fragmente et vide les activités de leur sens, en privant les individus de leur autonomie. En reprenant l’analyse du sociologue américain Robert Merton sur le système social, D. Lapeyronnie dresse le portrait de cet individu « régulier et en grande conformité avec le respect des normes et des protocoles », asséchant toute forme de créativité et d’inventivité : le bureaucrate survalorise les règles jusqu’à adopter un ritualisme pointilleux qui le transforme en virtuose bureaucratique.
L’analyse n’est pas sans rappeler, d’une certaine façon, celle de la crise sociale développée par Ivan Illich où l’école produit des cancres, l’hôpital des malades et où l’accélération et le développement des transports font perdre du temps ; tout cela conduit sous le joug de spécialistes régis par des bureaucrates .
Pour autant, la société de l’ennui qui résulte des processus de rationalisation ne conduit pas, chez l'auteur, à des formes de manipulation ou d’aliénation des individus. En prenant le cas du marketing, D. Lapeyronnie préfère parler d’une « altération de l’action », laissant ainsi la possibilité aux individus d’essayer de résoudre ce que nous serions tentés d’appeler des « inerties actives » (des agitations incessantes qui ne mènent nulle part et nous épuisent) pour parvenir, malgré tout, à se constituer — même partiellement — comme acteurs. De ce point de vue, le livre révèle à quel point le symptôme de notre monde contemporain est le primat accordé à l’action et à la puissance d’action.
Dans ces conditions, affirme l'auteur, « l’ennui apparaît comme le strict envers de cette attente normative et constitue la manifestation négative et désagréable de la mutilation de l’individu ».
Limite des sciences sociales
Cependant, l’ennui ne se réduit pas à la modernité bureaucratique et à son procès de rationalisation. Si la situation absorbe l’individu par la contrainte qu’elle impose, le vide — plus exactement l’existence d’un ennui du vide — provient aussi de « l’individu qui ne parvient pas à se lier à la situation ». En effet, presque au milieu du livre, l’auteur renverse la perspective en explorant l’ennui, non plus de l’extérieur, mais de l’intérieur, c’est-à-dire du point de vue de l’individu. À cet égard, D. Lapeyronnie se tourne vers le roman et la littérature pour faire sentir ce qui peut difficilement se dire : le malaise physique et psychique d’un affect compris comme littéralement non cathartique.
C’est ici que l’auteur pointe avec justesse la limite des sciences sociales et l’horizon de sens dont elles nous privent pour entendre l’ennui. D. Lapeyronnie explique que « le roman s’est établi comme le genre majeur de la modernité parce qu’il est l’exploration de l’excès de l’intériorité et de l’incapacité du sujet d’habiter complètement le monde ». Là encore, la littérature met au jour un paradoxe considérable en ce que plus l’individu est singulier, et moins il a la capacité de l’être. La voie de recours passe alors par l’exacerbation de la sensibilité (ou de la subjectivité par la sensibilité), ce que manquent les sciences sociales, selon lui, en tant qu'elles construisent « un récit parallèle, celui du social », en objectivant ses effets sur les acteurs, considérés comme les jouets d’un système.
D. Lapeyronnie poursuit la réflexion en précisant que les sciences sociales saisissent de la sorte le sujet de l’extérieur, jetant sur lui « un soupçon incessant sur son autonomie et son unité ». Si l’ennui est d’abord une épreuve de négation de l’action, c’est paradoxalement la radicalité de cette même négation qui permet l’émergence d’une subjectivité, c’est-à-dire de puiser au fond de son ennui la possibilité d’affirmer sa subjectivité. Pour le dire avec Alain Touraine, il faut écouter la voix du sujet, qui est volonté de l’individu d’être acteur de sa vie, alors même que ceux qui s’identifient à la raison apparaissent trop souvent comme les défenseurs d’un pouvoir arbitraire .
Le roman, tel que D. Lapeyronnie le montre en multipliant les références littéraires, a donc cette capacité puissante d’explorer la singularité que les sciences sociales tendent presque toujours à désagréger, en colonisant le vécu par le calcul et la mesure.
Se déprendre de soi-même
En conclusion, dans les très belles pages de D. Lapeyronnie, l'ennui endosse la forme d’un subtil euphémisme pour saisir la vie dans sa face la plus obscure, c’est-à-dire dans les douleurs existentielles et mortifères qui nous concernent tous. Par exemple, lorsque l'auteur évoque le personnage de Bartelby de la nouvelle de Melville, il décrit la passivité radicale du personnage dans les termes suivants : « Elle n’est pas un refus, ce qui supposerait l’expression d’une volonté quelconque. Elle n’est pas une renonciation. Elle s’apparente à une déclaration d’absence ». L’attitude ainsi dépeinte serait, tout compte fait, proche de la dépression (dépression qui serait le jugement médicalisé de cette absence).
Or, la force de l’analyse écarte le lecteur du diagnostic rapide. La complexité surgit aussitôt du paradoxe qui comprend l’ennui comme une émotion radicale. D. Lapeyronnie nous amène ainsi loin des modes de construction réifiés de l’expérience humaine et des réélaborations scientifiques et psychologiques trop faciles, afin de faire surgir le sujet là où on l’attend le moins, à savoir « dans sa capacité de recomposer un autre monde, esthétique, sensible ou moral ».
Comme le ressac, Ennui produit un courant d’arrachement, ici libérateur : s’il emporte le lecteur vers ses propres tensions existentielles, il le renvoie presque instantanément à l’expérience possible de sa déprise, « au profit d’une conscience inquiète de soi et d’une volonté de liberté et de responsabilité » , pour reprendre les mots d’Alain Touraine. C’est la vigueur de ce grand livre.