Réflexion sur la lecture conçue comme une occupation active, au cours de laquelle la littérature rayonne sur les manières d’être des lecteurs.

Historienne de la littérature et essayiste, Marielle Macé propose une enquête (datant de 2011 et reprise par les éditions Gallimard-Tel en 2022) sur la dimension puissamment active de la lecture — une occupation que l’on tient le plus souvent pour essentiellement passive. Dans le vocabulaire contemporain, que l’auteure emploie à plusieurs reprises, on parlerait d’«  immersion  » : l’œuvre lue fournit un véritable langage à celui qui la prend en mains, mais aussi des possibilités de diction et de vie.

Un tel jugement pourrait tout aussi bien s’étendre aux autres arts, et l’auteure fait d’ailleurs allusion à des œuvres d’art contemporain, notamment celles d’Anish Kapoor. Mais elle explore pour sa part le lien entre littérature et vie, évoquant des soucis contemporains sous l’angle des entrelacs du vécu des lecteurs et de la langue ou de la vie poétisée promise par les ouvrages. D’une certaine manière, l’auteure décrit des manières de se transformer sous la dictée de la poésie, sous l’élan de la parole lue qui peut saisir le lecteur. En l’occurrence, les points d’appui de cette enquête sont les écrivains eux-mêmes, et par exemple Marcel Proust, si disert sur l’effet de la lecture sur les personnages de la Recherche du temps perdu.

Une force littéraire de «  possibilisation de soi  »

Cet entremêlement du vécu et du poétisé que l’auteure prend pour objet place son travail au carrefour de deux types d’analyse littéraire : l’analyse structurale et l’analyse sociale. Pourtant, elle ne se réclame ni de l’une ni de l’autre, choisissant une autre entrée : l’étude de la manière dont les lecteurs vivent des phrases, soit que ces phrases les mettent en question, soit qu’elles les devancent, dans la mesure où de nombreuses phrases sont héritées, admirées, prises dans le temps (parfois scolaire) et dans un rapport insistant de désir et de forces. Nombre de lectrices et de lecteur conservent en effet par devers eux des phrases plus ou moins célèbres, qui ne sont pas toutes destinées à briller dans un dîner mondain.

Il importe à Marielle Macé de relever la complexité de ce qui est à l’œuvre dans la lecture. L’essentiel, dans sa perspective, est de mettre au jour l’échange qui a lieu entre la force d’appel du livre et l’énergie du lecteur. Elle affirme, appuyée sur de nombreux exemples, que la lecture doit être considérée comme le moment d’un effort dialectique d’acquiescement et de traction vers des mots que la lecture réalise à l’intérieur de celui qui lit. Ainsi en va-t-il des mouvements de soulèvement intérieur que l’on ressent dans tel ou tel passage d’un ouvrage, lesquels ne sont rien d’autre que des formes particulières d’une «  possibilisation de soi  ». Cette expression décrit la manière dont les phrases lues se muent en une réalité instauratrice tant du lecteur que d’une manière d’être — et en ce sens, la «  possibilisation de soi  » a à voir avec l’«  esthétique de l’existence  » dont parle Michel Foucault. La phrase prête au lecteur une orientation.

Travaillée dans le rapport à une œuvre, en tout cas, cette puissance de la phrase lue indique aussi que le lecteur — comme on le dit souvent des spectateurs —, ne peut être passif durant la lecture. Il est pris dans un mouvement : lorsque nous lisons, l’épaisseur temporelle de la phrase s’installe en nous, elle nous prête son orientation, le lecteur lui prête sa durée, et ainsi la lecture agit en lui. En cela, on a bien affaire à un jeu de forces. Le mouvement auquel le lecteur doit céder commence par la nécessité de reconnaître la force des formes qui se tiennent face à lui, d’acquiescer à la pression exercée sur lui par les énoncés qui l’attirent et l’appellent du dehors.

Aliénation ou subjectivation ?

Évidemment, l’auteure se heurte à l’idée, déjà ancienne, selon laquelle toute immersion dans une œuvre impliquerait une forme d’aliénation. Longtemps, la théorie littéraire en est restée là. Mais à l’encontre de cette thèse, Marielle Macé montre que l’effort d’incorporation se présente plutôt comme une manière de s’augmenter soi-même. L’œuvre littéraire devient ici une réserve allégorique, susceptible de conduire le lecteur à inventer des gestes pour lui-même.

L’auteur étudie par exemple le souvenir de la lecture de Phèdre relaté par Proust dans l’Albertine disparue. Au moment d’écrire à Albertine, le narrateur apprend la mort de l’interprète de ce personnage. Il se souvient alors de cette lecture. Les vers de Racine lui apparaissent comme des modes d’interprétation de sa vie affective. Ils rayonnent sur son existence, et pas seulement sur le mode du souvenir mais encore sur celui de l’anticipation. Ces phrases proposent finalement au lecteur qu’il est un nouvel usage de son existence.

La tâche que s’est donnée Marielle Macé dans cet ouvrage consiste finalement à incarner la manière dont les pratiques littéraires contribuent à la mise en œuvre de soi. Et l’auteure ancre pour cela sa pensée dans des corpus d’études célèbres, parmi lesquels les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.

Des promesses d’existence 

Dans la préface assortie à cette nouvelle édition, l’auteure fait allusion à une enquête italienne et télévisuelle de 1960 portant également sur la lecture. Celle-ci fait se rencontrer tous types d’individus (des pêcheurs en pleine mer, des employés de bureau, des familles sur le chemin de l’exil, etc.) afin de les interroger sur la présence des livres dans leur existence. Marielle Macé en tire l’idée que la littérature et la vie entretiennent un tout autre lien que celui qu’on présuppose d’habitude, et qui s’enracine dans le souvenir de livres ennuyeux, de lectures contraintes ou d’une distance éprouvée face à la culture légitime. Elle retient bien plutôt ces moments où la lecture est l’occasion d’une réappropriation de la culture par le peuple. C’est dans cette optique que l’auteure veut se situer : insister sur le mouvement de l’appétit de vivre et la manière dont les livres s’y insèrent.

C’est dans cette perspective qu’une conduite esthétique comme la lecture peut se transformer en une possibilité d’être et en une promesse d’existence. Jean-Paul Sartre l’évoque dans Les Mots. La lecture nous conduit à nous constituer en sujets, c'est-à-dire qu’elle permet au lecteur de se réapproprier son rapport à lui-même. Mais elle le fait d’une façon bien particulière : si le lecteur trouve une occasion, dans la lecture, de se réapproprier son rapport à lui-même, c’est dans la confrontation avec les formes autres et extérieures qui lui viennent des livres. En ce sens, comme le conclut l’auteure, la lecture favorise la constitution d’un soi dans un espace démocratique.

Au final, les livres apparaissent comme des occasions d’offrir à notre perception, à notre attention et à nos capacités d’action des configurations singulières qui sont autant de «  pistes  » existentielles à suivre. La littérature devient un prisme de mots et de gestes qui aiguisent la capacité de voir et de parler de chacun de nous. Ainsi, la conduite dans les livres s’augmente d’une conduite avec les livres et par les livres dans la vie.

Pour autant, Marielle Macé ne réduit par la littérature et le livre à ces seules activités. Si c’est le fil conducteur choisi pour cette enquête, elle ne va pas jusqu’à affirmer que l’art change l’existence. En revanche, la lecture modifie sans aucun doute les actes d’attention et de perception. Se référant une nouvelle fois à Proust, l’auteure emploie dans son titre la notion de «  manière d’être  », de façon à attirer l’attention du lecteur sur ce que les livres ont modifié, ont fait bouger en lui. Cet ouvrage est finalement une invitation pour le lecteur à lever les yeux de son livre et à revenir au réel lesté de nouveaux instruments, de schémas efficaces et de nouvelles façons de «  faire attention  ».