La France, terre d'immigration ancienne, représente un lieu privilégié pour étudier la perception des migrants à travers les époques.

Le récent livre de Catherine Wihtol de Wenden, Figures de l'Autre (Editions du CNRS, 2022), offre une perspective globale et particulièrement bienvenue sur la façon dont les migrants ont été perçus en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, notamment à partir de l'exploitation d’archives de journaux. 

Les représentations de l’Autre étranger, dans la société d’immigration ancienne qu’est la France, n’ont finalement pas beaucoup varié et sont demeurées le plus souvent péjoratives et menaçantes, quelles que soient les générations et les origines des migrants, et par delà l'évolution des mobilités.

Nonfiction : Vous venez de publier une synthèse de la manière dont l’immigration a été perçue en France. Quelle était l'intention de ce livre ? 

Catherine Wihtol de Wenden : Dans ce livre, j’ai pris le parti de m’intéresser aux représentations de l’Autre étranger à travers mon propre itinéraire de recherche, de presque 50 ans, de mon mémoire de maîtrise jusqu’à aujourd’hui, complété d’archives de presse (Le Monde surtout) sur toute cette période et d’ouvrages pour les périodes antérieures allant des années 1870 à 1970. C’est donc une prise de distance que je propose par rapport à mes propres travaux, centrée sur la France alors que j’ai aussi beaucoup travaillé sur l’international. La thèse majeure que je développe est que tout au long de cette longue période, de 1870 à aujourd’hui, les représentations de l’Autre étranger sont presque toujours les mêmes, quelles que soient les figures et les individus qui leur servent de support : concurrence sur le marché du travail, défi pour l’assimilation et la culture ambiante, menace venue de l’extérieur (liée aux terrorismes de tous bords), risque d’invasion démographique, équilibre coûts/avantages. Les réponses scientifiques auraient pu largement contribuer à dissiper ces stéréotypes, mais ils restent constants dans l’opinion à travers les époques et en fonction des contextes politiques, de crise notamment. Avec une parenthèse cependant, correspondant à la période des Trente Glorieuses de 1945 à 1975, où la croissance économique et le manque de main d’œuvre — auquel le patronat et les décideurs politiques ont cherché à remédier, tandis que les travailleurs d’usine voyaient les immigrés comme partie prenante du monde ouvrier, dans le contexte de luttes des classes —, ont masqué les rejets de la présence étrangère dans l’opinion.

Les « figures de l’Autre » peuvent varier, en fonction du contexte, des acteurs étudiés et des cadres institutionnels, dont, au premier chef, les catégories juridiques qui prévalent à un moment donné. Mais, au final, une perception péjorative, et toujours plus ou moins menaçante, du migrant domine très largement sur cette longue période…

Les figurent de l’Autre évoluent peu en réalité selon les vagues migratoires : on reprochait aux Belges puis aux Italiens ce que l’on reproche aujourd’hui aux Maghrébins et aux Sub-sahariens : la violence, l’acceptation de salaires plus bas que les nationaux, le fait de vivre entre eux, la peur de l’anarchisme (Italiens, Espagnols) et des attentats terroristes (Sadi Carnot, Stavisky), la soumission à leur religion. Mais certaines nationalités ont été plus désirables que d’autres selon qu’elles restaient peu de temps sur le territoire et ne souhaitaient pas s’y installer (Yougoslaves), qu’elles buvaient peu (musulmans) dans des métiers exposés aux accidents du travail, qu’elles étaient plus dociles que les nationaux syndiqués (migrants d’origine rurale comme les Marocains). De même, les femmes sont aujourd’hui recherchées dans certains métiers (garde de personnes âgées et d’enfants quand elles sont francophones) et les personnes qualifiées dans des métiers désertés par les nationaux (médecins de campagne, enseignants du secondaire dans les matières scientifiques…). On a aujourd’hui oublié les stéréotypes sur les Belges, Italiens et Espagnols en prétendant qu’ils s’intégraient mieux du fait de leur religion. Mais c’est surtout le travail, plus ouvert aux étrangers à cause des pénuries de main d’œuvre, et par conséquent la souplesse quant aux régularisations et aux naturalisations, qui a été le plus intégrateur. Car leur pratique de la religion était considérée comme archaïque, dans un monde très laïc, sous la Troisième République.

Il paraît évident que ces représentations traduisent une perception paresseuse et souvent peu en rapport avec la réalité, désormais largement documentée par les chercheurs. Comment expliquez-vous que leurs mises au point aient si peu d’effet sur l'opinion ?

La plupart des représentations de l’Autre migrant ont trente ans de retard par rapport à la réalité. On les imagine tous issus du monde rural, analphabètes, avec de très nombreux enfants, musulmans très pratiquants… La réalité est beaucoup plus diversifiée, la transition démographique concerne l’ensemble du pourtour méditerranéen, nord et sud, les migrants sont de plus en souvent issus des villes, de plus en plus scolarisés. Le tiers de l’immigration en Europe est européen et, en France, la moitié des Sub-sahariens sont chrétiens. Mais l’opinion évolue lentement et se cristallise sur des effets d’image : jeunes Africains débarquant à Lampedusa, terrorisme pratiqué par des jeunes de banlieue, et les pouvoirs publics suivent davantage les sondages d’opinion et les idées communes que les résultats des recherches qui, de façon plus complexe, s’attachent à décrypter la réalité et vont massivement à l’encontre de ces stéréotypes. Car la peur de ceux qui ont peur domine largement et la recherche dans ce domaine est suspecte d’illégitimité et de gauchisme, un procès souvent fait en France aux sciences humaines. Or les plus réalistes et les plus rationnels sont souvent les chercheurs, les plus idéologues les politiques et une partie de l’opinion, en fait.

L’État n’est pas le dernier à contribuer à cette appréciation négative de l’immigration. Les politiques européennes et françaises en la matière concourent, montrez-vous, à conforter ces représentations péjoratives et menaçantes, en optant pour une approche sécuritaire de défense des frontières. Pourriez-vous en dire un mot ?

Les questions migratoires sont de plus en plus gérées, à l’échelon européen comme à l’échelon national, par des responsables politiques issus des ministères de l’Intérieur ou de la Défense, plutôt que des Affaires sociales et du Travail, comme c’était la coutume jusqu’aux années 1980. Aussi l’immigration est-elle traitée de façon militarisée, en termes de menace, de défi, de guerre aux migrants à mener en Méditerranée, avec des instruments émanant des milieux de la sécurité (murs, camps, garde-côtes, prisons, reconductions aux frontières), y compris dans les relations avec les pays de départ. Le patronat qui était un arbitre important avec les syndicats des décisions présidant aux questions migratoires a complètement disparu de la scène.

Il est possible, et c’est du reste déjà heureusement le cas dans différents domaines, de développer des approches plus inclusives de l’Autre, et vous en donnez des exemples (citoyenneté inclusive, lutte contre les discriminations, construction d’une mémoire commune). En revanche, vous n’évoquez guère la possibilité, que suggère pourtant votre titre, de développer plus systématiquement des « figures du Nous »…

Les figures du « Nous » sont présentes dans la volonté de redéfinir la société française à travers la mise en musée de la question migratoire (« Leur histoire est notre histoire », slogan initial du Musée de l’Immigration), le souci de présenter la société dans sa diversité, y compris dans les recrutements des entreprises s’adressant à un large public de consommateurs, la mise en scène de la diversité dans les média, la préoccupation d’avoir des représentants de la « diversité » à des postes visibles, politiques, économiques et culturels… Mais dans ce livre je me suis surtout attachée à développer les thèmes sur lesquels j’avais travaillé, enquêté, analysé des situations relatives à l’Autre. Je parle de la lutte contre les discriminations, du Musée de l’Immigration, du militantisme relatif à la citoyenneté. Mais je n’ai pas travaillé sur la publicité inclusive, ni sur les tentatives de lutte contre le « plafond de verre » lié au racisme au travail, par exemple.