Un nouvel essai sur Witold Gombrowicz, pour aider les lecteurs à entrer dans l'œuvre de l'un des plus originaux des grands écrivains du XXe siècle.

Gombrowicz (1904-1969) n’est pas un inconnu et la lecture de Ferdydurke en particulier laisse probablement, bon an, mal an, nombre de nouveaux lecteurs aussi impressionnés qu’ont pu l’être ceux des années soixante. 

La difficulté est alors de mettre des mots sur cette forte impression, pour comprendre ce que l’on peut en faire, et aussi d’entrer dans ses autres romans, qui restent plus difficiles d’accès que ses journaux (le journal destiné à la revue Kultura de Paris et son journal intime) ou encore que son théâtre.

L’essai que Georges Sebbag vient de lui consacrer devrait faciliter ce parcours à tous ceux qui voudront aller plus loin dans l’œuvre du grand écrivain, dont il propose des clefs d’interprétation, basées sur une longue familiarité avec l’œuvre, et des recensions détaillées offrant des points d’appui pour une lecture autrement enrichissante.

 

Nonfiction : Vous venez de faire paraître un essai sur Gombrowicz, qui rassemble des textes, pour certains très anciens, que vous avez complétés de chapitres plus récents. On y trouve des recensions souvent très précises de ses romans et des éclairages sur les procédés d’écriture ou les thèmes qui caractérisent son œuvre. Pourriez-vous dire un mot pour commencer des conditions dans lesquelles vous avez été amené à vous intéresser à cette œuvre et à y revenir à plusieurs reprises ?

Georges Sebbag : Tout cela remonte à 1962. J’avais été enthousiasmé par Ferdydurke paru en Pologne en 1937 (le livre a été publié en français en 1958). J’avais été séduit par la liberté de ton de son premier roman à la construction hasardeuse et avec cette idée saugrenue d’un homme de trente ans qu’on ramène sur les bancs de l’école. En mars 1966, dans la revue Critique, j’ai recensé, sous le titre « Gombrowicz ou la mise en relation », ses quatre ouvrages traduits alors en français   . Durant l’été de 1967, j’ai pu avoir un entretien avec lui, qui sera publié l’année suivante, ainsi qu’un compte rendu de son roman Cosmos, dans la revue surréaliste L’Archibras. Depuis, je n’ai cessé de m’y référer. J’avais même tenté une adaptation filmique de Ferdydurke, dont il ne demeure que quelques rushes. Gombrowicz fait partie de mes quatre ou cinq auteurs ou penseurs préférés, à l’égal d’un Nietzsche ou d’un André Breton (que j’ai par ailleurs bien connu, au sein du groupe surréaliste, à la fin de sa vie).

 

Vous donnez dans cet essai à cet ensemble de textes un cadre plus général en désignant finalement Gombrowicz comme un voyant ou un « mentaliste ». Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

On doit à Édouard Claparède (1873-1940) l’invention du terme de mentalisation. Pour le psychologue genevois, elle est ce processus qui intègre un fait psychique élémentaire à la vie consciente, permettant de comprendre l’état mental qui sous-tend un comportement manifeste. Claparède se demande comment des phénomènes automatiques ou spontanés au départ se mentalisent.

Un mentaliste est un voyant. Il peut résoudre, comme dans la fameuse série télévisée américaine The Mentalist, les crimes les plus affreux, les affaires les plus embrouillées. Dans son roman-feuilleton Les Envoûtés (1939), Gombrowicz a eu recours à un voyant. Il a fait montre lui-même d’extra-lucidité tout au long de sa vie et de ses écrits. Dès Ferdydurke, il indiqua comment les adultes cuculisaient les jeunes, leur fabriquaient une gueule ou les violaient par les oreilles. Il remplaça la lutte des classes par la lutte des âges, en définissant le « XXe siècle (comme) ce siècle où les âges se mêlent ». 

Deux décisions de Gombrowicz, car elles ont eu des répercussions à très long terme, sont à mettre sur le compte de sa « voyance » : son embarquement le 1er août 1939 sur le Chrobry pour le voyage inaugural de la liaison avec l’Argentine (il demeurera à Buenos Aires 23 ans) et, à l’été de 1964, sa proposition à la jeune Rita Labrosse, qu’il venait de rencontrer à l’abbaye de Royaumont, de partir avec lui dans le Midi (Rita publiera notamment deux forts volumes : Gombrowicz en Argentine 1939-1963 et Gombrowicz en Europe 1963-1969 ; elle s’occupe encore de son œuvre, en particulier des nombreuses traductions).

 

Le recul, montrez-vous dans le livre, permet d’évaluer, plus de cinquante ans après sa mort, l’importance de certaines de ses intuitions fortes. Exprimer un point de vue personnel sur le monde, qui soit à la fois universel et concret, ce par quoi il définit le travail de l’art, montrer comment le moi se forme au contact des autres, et en particulier au contact des autres âges, comment celui-ci varie (et comment ses doublures permettent d’en saisir les variations), porter attention à la pantomime des corps et de parties de ceux-ci, ou encore refuser de trancher en faveur de tel ou tel bord et donc de conclure dans ses livres sont autant d’intuitions auxquelles il a donné une forme frappante, et qui continuent de soulever des questions très actuelles. Quelles questions en particulier ? Pourriez-vous en donner des exemples ? 

Le moi irréductible de Witold, qui se dédouble et varie, se traduit à présent par un individualisme rampant agrémenté de tatouages et de masques. Mais est-ce à dire qu’on ait affaire à des égos solides pouvant se regarder doublement dans la glace ? Peut-être pas. Y compris parmi les artistes, ce serait pour la plupart, des suivistes, des conformistes du non-conformisme.

L’opposition entre les Verts et les Mûrs, a connu, à mon sens, un véritable tournant. Dans mon essai Le Gâtisme volontaire (2000), j’ai montré que la carte maîtresse de l'âge adulte, qui auparavant symbolisait la responsabilité individuelle, l'activité professionnelle et le lien familial, était devenue un concept douteux au regard des deux autres âges, la vieillesse et la jeunesse, qui non seulement ont gagné en puissance mais ont pris un malin plaisir à échanger leurs habits et leurs insignes, puisque selon la nouvelle configuration temporelle il s'agit surtout de blanchir la jeunesse et de verdir la vieillesse, l’âge adulte étant réduit à la portion congrue…

Gombrowicz, qui a rendu plus lumineuse l’idée d'interhumanité, a franchi un nouveau pas en affirmant que l’horizon humain de l’individu n’était autre que celui de la quantité humaine de son époque : « Je suis un homme – certes. Mais un parmi bien d’autres. Combien ? » Le chiffre de l’humanité est une donnée éminente, qui bouleverse l’histoire des individus. En 1958, l’horizon humain de Gombrowicz était de 2 milliards 500 millions et le nôtre, aujourd’hui, de 8 milliards. Comment, pour un individu, faire face au grand nombre ?

Pour Gombrowicz, l’esprit de contradiction était la santé même. Il pouvait ainsi tenir tête aussi bien aux communistes polonais qu’aux catholiques polonais, les deux forces antagonistes de l’époque. C’est parce qu’il puisait dans son moi, qu’il se refusait souvent à trancher. Nous sommes tellement enclins à nous laisser porter ou bercer par les courants dominants.

 

Finalement, quelle appréciation un observateur tel que vous porte-t-il sur la réception de l’œuvre de Gombrowicz en France, sa discussion et/ou sa continuation, sur, disons, les vingt dernières années ?

L’œuvre de Gombrowicz est à la portée d’un public assez large, notamment avec les éditions en livres de poche. Jean-Pierre Salgas lui a consacré deux beaux essais. Rita Gombrowicz continue de faire traduire les inédits. L’effet de surprise des années soixante s’est plus ou moins estompé, mais j’ai comme l’intuition que Ferdydurke transformera les futurs lecteurs en fervents ferdydurkistes.