Pour Paul Guillibert, la préservation de l'écosystème est devenue une condition de l'émancipation que le communisme se doit d'intégrer, et cela passe par une autre manière de se représenter la nature.

La protection du vivant, condition de l’émancipation

Pour l’auteur, enseignant et chercheur en philosophie, les causes des catastrophes environnementales qui nous guettent sont inhérentes aux structures du capitalisme, en tant que système d’accaparement général des conditions fondamentales de la vie, c’est-à-dire de la nature. 

C’est pourquoi, selon lui, le mouvement pour la défense du climat doit mettre au cœur de sa réflexion et de ses luttes l’exploitation capitaliste du travail et, réciproquement, les forces engagées dans les luttes sociales doivent inclure la lutte contre le réchauffement climatique dans leurs revendications. Ainsi pourrait advenir un communisme repensé à l’aune des conditions écologiques et intégrant la protection du vivant.

Mais le communisme est-il encore d’actualité ? Paul Guillibert brosse en quelques traits une situation environnementale bien différente de celle où sont apparues les théories du communisme au XIXe siècle. Il souligne que les mouvements écologiques radicaux se sont inspirés de corpus théoriques plus proches de l’anarchisme que du marxisme. Et quand les luttes ouvrières, sous la bannière communiste, prenaient leurs assises sur le prolétariat urbain, les acteurs des luttes écologiques tournaient leur regard vers la ruralité.

Le courant communiste s’est focalisé sur le procès de production et s’est assigné le but de dépasser les rapports de production capitalistes, tandis que le courant écologiste s’est évertué à chercher une autre manière possible de vivre sur terre en limitant la dégradation de la biosphère. Or, ces deux domaines sont liés : le monde agricole est assujetti au monde industriel (pour ses équipements, ses débouchés de produits naturels transformés par et pour diverses industries) et réciproquement (les catastrophes agricoles ont souvent entraîné de lourdes conséquences pour l’industrie). 

Il s’agit désormais de ressaisir les éléments communs qui unissent l’exploitation du travail, la colonisation de la terre et la destruction de la nature, qui caractérisent le régime de production et de propriété capitalistes.

Trois « éléments structurants » d’un communisme pour l’Anthropocène

Après avoir défini ce qu’il faut entendre par « Anthropocène » — auquel il préfère, du reste, le mot de « Capitalocène » —, l’auteur délivre une argumentation qui justifie une analyse matérialiste de la crise environnementale, premier élément structurant d’un communisme réactualisé.

Le matérialisme historique (la conception matérialiste de l'histoire) doit être réexaminé à la lumière des ravages environnementaux générés depuis la première révolution industrielle. Ainsi, un communisme du vivant doit-il, en particulier, se défaire de tout productivisme — ce dernier ayant été historiquement un angle mort de la part des forces progressistes, qui ont longtemps voulu croire que progrès technique et progrès social allaient de conserve.

Les transformations sociales de la nature comportent toujours des rapports de propriété : l’abolition de la propriété privée doit alors s’étendre à celle de la nature, dans la mesure où elle empêche l’accès des collectifs humains à leurs moyens de subsistance. 

Par ailleurs, la remise en question des rapports de propriété capitaliste de la nature induit de facto une écologie de lutte des classes, comme on le voit s’agissant par exemple des luttes environnementales des peuples amérindiens, des ZAD ou du Mouvement des Sans-Terre brésiliens, tous dirigés contre l’accaparement de l’espace et des ressources naturelles par le capital. Ce type de luttes est propre à fertiliser la critique ouvrière du mode de production et d’appropriation capitalistes. Aussi Paul Guillibert voit-il cette double nécessité : l’écologie politique doit devenir communiste et le communisme doit devenir écologiste.

Un concept de nature renouvelé

Partant de ces trois éléments structurants pour un communisme écologiste, l’auteur étoffe théoriquement sa pensée au premier chapitre. Pour lui, il s’agit de fonder une écologie politique au moyen d’un concept renouvelé de la nature. Il nomme ce concept « multinaturalisme historique ».

La nature, explique-t-il, est autonome, historique et multiple. Elle est autonome, car elle a la puissance de s’auto-engendrer. La nature n'a pas seulement une histoire propre, n’ayant aucun rapport avec l’histoire humaine, elle est aussi historique, parce que façonnée par les générations qui se succèdent. Cette histoire sociale de la nature, précise Paul Guillibert, s’inscrit dans des dimensions spatio-temporelles et culturelles bien définies. En retour, l’histoire des sociétés comporte toujours un aspect naturel, parce que les êtres vivants ne peuvent exister en l’absence de conditions biogènes. Enfin, la nature est multiple, en raison, justement, de sa capacité d’autoproduction, qui interagit avec des espaces non humains et des sociétés humaines (c'est pourquoi il vaut donc mieux parler de natures historiques au pluriel).

Paul Guillibert étaie sa pensée à l’aune d’une fine analyse des textes de Marx (dont les manuscrits de 1857-58 dits Grundrisse), dans le prolongement du concept de multinaturalisme historique, exposé précédemment. Il s’appuie ainsi sur la réflexion marxienne, afin de mettre en évidence la pertinence d’une analyse matérialiste historique au plan écologique. Cette analyse repose sur l’étude des rapports de propriété qui diffèrent selon les sociétés précapitalistes et les sociétés capitalistes, c’est-à-dire des sociétés sans classe, où la propriété privée est absente où très peu développée, et les sociétés de classes, comme celle instaurées par le capitalisme.

Paul Guillibert montre que s’il existe bien un Marx productiviste, il y a aussi chez l’auteur du Capital, une pensée « écologiste » qui saille en différents moments de son œuvre, notamment lorsqu’il prend connaissance des travaux en agronomie du chimiste allemand Justus von Liebig. 

De même, l’auteur met-il en exergue que les analyses de Marx sur la propriété tiennent compte des rapports avec la nature et posent aussi la question de la stratégie pour aller vers le communisme en fonction de la spécificité des lieux et de leur configuration socio-historique. À ce titre, on peut savoir gré à Paul Guillibert de relater et de commenter les échanges nourris que Marx entretient avec les populistes russes de la fin du XIXe siècle (le mouvement narodniste).

Imaginer de nouvelles relations avec la nature : un naturalisme culturel

Quand Paul Guillibert s’intéresse aux représentations de la nature, il s’inspire aussi de la pensée de Raymond Williams (figure de référence des cultural studies, un « marxiste romantique »), qui entend prolonger et étayer la critique marxienne du capitalisme, trop centrée à ses yeux sur le seul concept de mode de production. Être focalisé sur le mode de production empêche, selon lui, de voir le rôle des médiations culturelles qui établissent nos rapports avec la nature.

Au concept de mode de production Paul Guillibert préfère, en le reprenant de Raymond Williams, celui de mode de vie, permettant d’établir des rapports moins séparés de la nature tout en nous prémunissant d’une vision idéaliste de cette dernière. Même si, en dernière instance, le rôle de l’économie reste déterminant dans toutes les instances de la vie sociale, il importe de prendre en considération le rôle des affects culturels dans les mutations de la réalité sociale.

D’aucuns verront là, peut-être, une similitude avec le contenu de la Lettre à Joseph Bloch (21-22 septembre 1890) d’Engels dans laquelle il écrit déjà que si Marx et lui affirment, d’après la conception matérialiste de l’histoire, que la production est, dans l’histoire, le facteur déterminant en dernière instance, cela ne signifie absolument pas qu’il soit le seul.

L'ambivalence de la valorisation du retour à la Terre

Paul Guillibert souligne toutefois une ambivalence du concept de naturalisme culturel s’agissant de sa valorisation du retour à la terre. Certaines formes d’idéalisation de la nature peuvent effectivement être le ferment idéologique d’une défense ethno-nationaliste, du territoire. En témoigne l’appropriation du thème « nature » par l’écologie des extrêmes-droites. En revanche, doit-on pour autant, évacuer toute critique portée par le naturalisme à l’encontre de la modernité — en l’occurrence, la modernité capitaliste — laquelle in fine est celle de la domination ? 

Selon Paul Guillibert, cette ambivalence ne peut être levée que par un truchement d’ordre politique ou, pour le dire autrement, une réflexion de pratique politique devrait pouvoir montrer comment dépasser cette ambivalence. 

Il mobilise alors, au chapitre 4, les travaux de deux marxistes « non orthodoxes », ceux de l’Allemand Ernst Bloch et du Péruvien José Carlos Mariátegui. Le premier, témoin de la montée du nazisme, pense à la fois le rôle révolutionnaire de « l’attachement » à la terre et les dangers dont est grosse une philosophie de « l’enracinement » que savent promouvoir les idéologies éco-totalitaires ; le second entreprend d’adapter les catégories marxiennes à la situation paysanne et indigène en Amérique latine. 

Nous notons avec intérêt les réflexions portées dans la partie conclusive de l’ouvrage quant au statut de l’ État voué au dépérissement, au « double pouvoir » dans le Capitalocène et à l’organisation de la transition. Référence est faite à l’organisation de base (démocratique), telles que les soviets russes en tracèrent les prémisses.

Le lecteur restera peut-être sur sa faim concernant l’épineux problème de l’articulation entre le local et le national, entre les niveaux micro et macro des nouvelles formes institutionnelles, parmi lesquelles les « conseils écologiques » dont la composition et les pouvoirs restent à définir. On peut supposer que n’échappe pas à l’auteur la question du nécessaire équilibre entre horizontalité et verticalité, entre espaces de délibération démocratique et instances de coordination.   

Le livre de Paul Guillibert est dense. L’intérêt de sa lecture est évident. Bien documenté et argumenté, il invite à repenser une cosmologie politique à l’ère du Capitalocène, pour que s’établisse un nouveau métabolisme (pour reprendre un terme marxien) entre la nature et l’humanité, au travers de nouveaux rapports de propriété dans une perspective communiste.