Un ancien projet de biographie de la chanteuse Anne Sylvestre se transforme en un livre aussi sensible qu’informé, qui met en évidence ses engagements féministes.

Les blessures de l’enfance

Véronique Mortaigne, spécialiste des musiques du monde, notamment de Cesaria Evora et de Manu Chao, longtemps journaliste au Monde, avait rencontré Anne Sylvestre (1934-2020) pour la première fois à la cafétéria du journal. La chanteuse féministe, qui avait connu la dure école des cabarets de l’après-guerre, était venue parler de son passé : « Vous le savez sans doute, mon père était collabo. »

La figure d’Albert Beugras occupe une place importante dans ce livre : ingénieur chimiste chez Rhône-Poulenc, il avait mal vécu les mouvements syndicaux du Front Populaire en 1936 et était devenu le bras droit de Jacques Doriot, fondateur du parti fasciste pro-allemand PPF (Parti populaire français). Il fut condamné à la fin de la guerre, alors que sa fille avait quinze et ne sortit de prison que dix ans après.

Marie Chaix, la sœur d’Anne Sylvestre, a raconté cet épisode douloureux dans Les Lauriers du lac de Constance en 1974. La chanteuse lui avait demandé alors de ne pas révéler leurs liens de parenté. Dans sa fuite vers l’Allemagne, à la Libération, le père avait entraîné son fils Jean, qui mourut dans un bombardement, et dont le corps ne fut jamais retrouvé. Anne Sylvestre n’évoquera ces drames que tardivement dans la chanson « Bye mélanco » en 2007.

Elle qui aurait pu prétendre au Père-Lachaise ou au cimetière du Montparnasse, « a choisi de rejoindre le caveau familial de Saint-Eusèbe, en Saône-et-Loire, entre Le Creusot et Montceau-les-Mines. Elle est enterrée aux côtés des Beugrat, dont son père Albert ».

Un féminisme vigoureux

« Le plus beau, chez Anne Sylvestre, c’est qu’elle ne morcelle jamais les femmes. Elles sont un tout, corps irrigués et désirants. » Son féminisme assuré et plein d’humour se manifeste dans nombre de ses chansons, comme « La Faute à Ève », remarquable par sa verve et sa drôlerie, ou bien comme « Une sorcière comme les autres » — chanson dans laquelle, explique-t-elle à son amie journaliste, « j’évoquais le fait que j’étais une femme, je portais tout ce que les femmes portent depuis toujours, y compris d’être des femmes de soldats, d’être des mères d’enfants qu’elles perdent, d’être celles qui allaient les voir en prison, pour une cause ou une autre ».

On pourrait aussi citer « Petit bonhomme », un bijou d’humour et de gaieté sur l’adultère, ou plus gravement « Le western », où la chanteuse évoque de façon cryptée et pleine de panache son combat contre le cancer dans les années 80.

Si Anne Sylvestre, du fait de son histoire familiale, percevait l’engagement politique comme une brûlure, cela ne l’a pas empêchée de prendre position sur les menaces contre la planète (« Un Bateau mais demain » sur le naufrage de l’Amoca Cadiz en 1974 et les dangers du nucléaire), les inégalités sociales (« Pas difficile », « Ça ne se voit pas du tout »), le racisme et toute les formes d’intolérance, comme l'homophobie (« Gay, marions-nous », dès 2007) ou ce qui ne s’appelait pas encore grossophobie (« Ronde Madeleine », « Plate prière »).

Une auteure-compositrice-interprète de grand talent

Malgré tous ses talents, Anne Sylvestre n’était pas douée pour le système médiatique de promotion des chanteurs, et surtout des chanteuses. Elle ne passa qu’une fois dans une émission de Maritie et Gilbert Carpentier (qui régnaient sur la chanson dans les années 1970) et vécut comme une blessure cuisante son éviction de chez Philips (qui ne pouvait pas soutenir la carrière de plus d’une chanteuse et fit le choix de Barbara).

Anne Sylvestre créa sa propre maison de disque, ce qui prouve sa détermination et sa volonté de ne pas se laisser enfermer dans les Fabulettes, ces chansons pour les enfants qu’elle ne chanta jamais sur scène. Elle avait du caractère et n’était pas toujours aimable avec les journalistes. C’est ainsi qu’elle s’agaçait de l’admiration de Laure Adler pour sa magnifique chanson « Les gens qui doutent », accusée d’être l’arbre qui cache la forêt…

Véronique Mortaigne ne nous présente pas vraiment une biographie, mais nous offre une promenade pleine d’affection et d’admiration dans la vie et l’œuvre d’une artiste souvent sous-évaluée, loin d'être reconnue à sa juste valeur. Les chapitres sont remplis de récits en jeux de miroirs où la journaliste livre également ses blessures et ses convictions les plus intimes.

Jean-Baptiste Chevreau, le petit-fils de la chanteuse, fut assassiné au Bataclan le 13 novembre 2015. Il avait 24 ans. Le chapitre qui lui est consacré est bouleversant : « Quand elle parlait de son petit-fils tombé sous le feu des djihadistes […], Anne entortillait ses mains, larges, fortes, consistantes. Son petit-fils a été assassiné. Mais la petite fille qui pleurait beaucoup ne s’épanchera pas. Le chagrin est intime. L’accablement, profond. »

Il faut saluer ce très beau livre, plein de pudeur et sans pathos, à la hauteur de son sujet, comme on dit, et qui donne envie d’écouter encore et encore le répertoire d’Anne Sylvestre, que l’on fasse partie des « amis d’autrefois » de l’école de voile des Glénans, ou des « rescapés des Fabulettes » — nom qu'elle donnait affectueusement à ceux qui l’avaient découverte dès l’enfance avant d’admirer toutes les merveilles de ses chansons pour adultes.

Cet hommage rend justice à une chanteuse dont on n’a pas fini de mesurer l’immense talent, à la fois musical et poétique.