La philosophie des sciences de l'épistémologue Karl Popper révèle sa fécondité et sa cohérence avec les prises de position politiques de l'auteur.
Giscard Kevin Dessinga, lui-même philosophe des sciences et enseignant chercheur à l’université Marien Ngouabi (Congo-Brazzaville), se penche dans cet ouvrage sur la figure de l’épistémologue Karl Popper (1902-1994), né à Vienne mais enseignant à Londres. On connaît le plus souvent ce philosophe pour son œuvre proprement épistémologique, dans laquelle il interroge les fondements de la démarche scientifique. Ainsi, ses concepts de falsifiabilité des hypothèses scientifiques, d’objectivité de la connaissance, de corroboration ou de réfutation des énoncés par l’expérience, de critères de la science par distinction de la métaphysique, etc. sont restés célèbres. Mais on lui doit encore des ouvrages plus politiques, dans lesquels il s’érige contre toutes les formes de totalitarisme.
L’originalité de l’ouvrage de Giscard Kevin Dessinga tient à l’articulation de ces deux aspects : s’appuyant sur une présentation générale des notions centrales de l’œuvre de Popper, l’auteur montre comment les questionnements épistémologiques qui la traversent (critique de l’empirisme, du rationalisme étroit et du langage) trouvent des échos singuliers dans sa réflexion politique ; ou comment l’« épistémologie de la faille et de la précarité », dans le domaine scientifique, se double d’une « épistémologie de la lutte et du combat », dans le domaine politique. L’ambition du livre est de montrer le caractère subversif de cette pensée.
Éclairer les notions
La notion de « faille » ou ce que l'auteur appelle « faillibilisme » renvoie, chez Popper, à un effort soutenu pour remettre en question l’argument d’autorité et la certitude dont se parent les théories scientifiques. Une telle conception revient finalement à clore la possibilité même de la discussion, en assénant une vérité — par essence absolue — dont la science serait la seule détentrice.
Le faillibilisme, à l'inverse, affirme qu’une vérité n’est valide que lorsqu’elle a été exposée à la réfutation ; bien plus, selon Popper, cette voie serait la seule à garantir une progression possible de la vérité. Cette réfutation de tout absolu dans le domaine de la connaissance (mais assurément aussi dans le domaine de la politique), implique une lutte, largement entreprise par Popper, contre l’idée même d’une connaissance achevable et achevée. Pour lui, la connaissance est une quête ouverte et sans fin — à laquelle renvoie son ouvrage justement intitulé La Quête inachevée. En un mot, résume l’auteur, pour Popper, « une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable, c’est-à-dire quand elle est conçue de manière à pouvoir être soumise aux expériences en mesure d’en prouver l’éventuelle fausseté ».
Giscard Kevin Dessinga explicite ces notions dans une perspective pédagogique, et réinscrit ce faisant la pensée de Popper dans l'histoire générale de la philosophie. Ainsi convoque-t-il le positivisme, l'empirisme de David Hume et la philosophie d’Emmanuel Kant.
Une « épistémologie de la démolition »
Après avoir prouvé que la connaissance scientifique se déploie à partir de retours incessants sur ses propres pas, et donc que l’erreur constitue l’un des moteurs de la connaissance plutôt que son défaut, et après avoir renoncé à tout objectif d'achèvement du savoir, l’auteur se penche sur ce qu'il appelle l'« épistémologie de la démolition » de Popper. Ce dernier se serait, selon lui, attaché à la démolition de l’arrogance scientifique, et plus largement à celle des absolus terrestres.
S'agissant par exemple de la notion de certitude, que l'on considère spontanément comme un élément déterminant du savoir scientifique, l'auteur montre que Popper mène une véritable bataille contre cette notion, dans la mesure où « certitude » équivaut à « prétention à posséder la vérité absolue et à l’imposer de gré ou de force aux autres ».
Là encore, un détour par l’histoire de la philosophie des sciences s’impose : l’auteur entraîne le lecteur à découvrir la « méthode expérimentale » définie par Francis Bacon, le « je pense » de Descartes qui soumet toute connaissance scientifique, ou encore la formulation de l’induction chez les empiristes et dans le positivisme logique (Carnap et le Cercle de Vienne, dont l’auteur nous conte l’histoire).
Mais la conclusion de ce détour nous reconduit à Popper : celui-ci soutient que la scientificité d'une théorie ne tient pas au nombre d’expériences qui la corroborent ; en d'autres termes, l’induction ne saurait fonder définitivement une vérité, de sorte que le savoir scientifique est intrinsèquement conjectural. Seule l'éventuelle falsification peut confirmer (en la niant) la valeur de la connaissance. Popper souligne même ce qu’il appelle l’asymétrie logique : des milliers de confirmations ne rendent pas vraie une théorie, tandis qu’un seul fait négatif suffit pour la détruire logiquement.
À partir ces critères, Popper se propose d'évaluer les théories dont il est contemporain et qui se présentent comme scientifiques, et notamment le marxisme et la psychanalyse. Pour lui — et Giscard Kevin Dessinga épouse ce point de vue —, c'est précisménent parce que ces savoirs se présentent comme irréfutables qu'ils ne peuvent être rangés sous la catégorie de « scientifiques ». Une science devant en effet être toujours suceptible de falsification, de tels discours sont rapportés par Popper au rang de pseudo-sciences, à égalité avec l’alchimie, l’astrologie, la magie.
Les batailles politiques
Au cours des année 1940, l'œuvre de Popper connaît un tournant, qui la conduit vers le terrain politique. L'auteur montre que Popper s'intéresse aux philosophies de Platon, de Hegel et de Marx pour en condamner les options politiques. Il estime que leurs démarches philosophiques sont dangereuses, car elles aboutissent à la nécessité d'un pouvoir fort et centralisé. Or, il en va en politique comme en science : on ne peut ni connaître la totalité sociale et politique, ni agir sur elle ; on ne peut faire aucun plan global pour une société future ; on ne peut travailler qu’au coup par coup.
C’est ainsi que Popper s'achemine vers le couple conceptuel auquel on associe généralement sa pensée politique, à savoir l'opposition entre « société close » et « société ouverte » (qui prolonge d'une certaine manière son opposition entre savoir clos et savoir ouvert). De même qu'il n'y avait pas de vérité absolue en science, de même il n'y a pas de fin de l'histoire en politique, pas de transformation totale et définitive de la société. Giscard Kevin Dessinga souligne la cohérence de l'évolution qui a conduit Popper à passer du faillibilisme scientifique au faillibilisme social et politique.
Mais l’auteur simplifie parfois les implications de ces partis-pris. De même, la possibilité d'un transfert de notions relevant de l'épistémologie au domaine politique n'est pas interrogée. En revanche, la conception poppériennne de la démocratie, ainsi que la défense acharnée de la société ouverte, libre, démocratique et apaisée, est exposée de manière convainquante. Giscard Kevin Dessinga en conclut que si le faillibilisme trouve ses racines dans le champ de l'épistémologie, il s'agit également d'une attitude politique, existentielle et vitale chez Popper. Du faillibilisme scientifique se déduit donc la nécessité de prôner le dialogue et la discussion critique à tous les niveaux de la société.