Avec 23 éditions et 120 000 exemplaires, l’Histoire de France de Victor Duruy fut un succès de librairie. Jean-Charles Geslot s’en saisit pour dégager les dimensions multiples d’un objet culturel.

L’historien Jean-Charles Geslot porte dans cet ouvrage l’ambition de s’emparer d’un livre publié au mitan du XIXe siècle et d’en comprendre les contingences et la portée. Plusieurs éléments concourent au projet.

L’auteur, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), est spécialiste d’histoire culturelle. Ses nombreux travaux sur le livre et le marché éditorial, mais également sur les transferts culturels, la traduction et les enjeux de la transmission des savoirs comptent dès lors pour beaucoup dans le traitement du sujet.

D’autre part, sa thèse sur Victor Duruy   guide naturellement le choix du livre étudié et permet à J.-C. Geslot de s’appuyer sur une bonne connaissance des sources biographiques sur l’historien.

Enfin, le positionnement institutionnel de l’auteur, responsable du master MEEF de l’UVSQ (et donc aux premières loges de la formation des futurs enseignants), explique l’ambition pédagogique de l’ouvrage. En effet, il faut le dire dès le début de cette recension, Histoire d’un livre se veut et est avant tout une très belle réussite didactique.

Une histoire à la mode

Quand, en 1858, Victor Duruy publie son Histoire de France en deux volumes, le sujet est toujours à la mode. Dès la Restauration et la Monarchie de Juillet, l’histoire de France représente 60 % de la production des livres historiques. L’ambiance de fin de l’Histoire qui règne après la Révolution de 1830 donne en effet à l’époque romantique le goût de la synthèse et l’aspect d’un « moment panoramique » : il semble alors opportun de faire le bilan et de récapituler une histoire de France qu’on pense parvenue à son terme. L’enjeu est autant intellectuel que politique.

La rupture de 1789 est évidemment le point nodal : il faut soit en démontrer le caractère nécessaire et eschatologique, ou bien en faire une simple parenthèse dans une plus longue histoire. L’après, marqué par l’instabilité des régimes politiques, est tout aussi sensible et échappe difficilement aux partis-pris. L’auteur relève ainsi comme l’« histoire contemporaine » qui s’invente alors est soumise à l’auto-censure ou à la censure bien réelle des historiens.

C’est donc dans ces années que Duruy, élève de Michelet, commence à nourrir l’ambition d’une histoire monumentale de la France qui ne verra jamais le jour en tant que telle, mais qui occupera une grande partie de sa carrière. Des années 1840 aux années 1890, Jean-Charles Geslot liste ainsi quinze travaux produits par Duruy (atlas, manuel, introduction…) qui portent sur l’histoire de France. L’Histoire elle-même, publiée en 1858, n’en est qu’un avatar, résultat de l’adaptation pour un plus grand public d’un Abrégé publié dix ans plus tôt, et qui vient répondre à la demande d’un marché loin de se tarir.

Jean-Charles Geslot estime ainsi qu’entre 1853 et 1857, 142 références sont publiées sur le thème de l’histoire de France, dont 62 sont des titres nouveaux, soit un par mois. L’ouvrage est un succès de librairie, porté de surcroît les années suivantes par la position de ministre de son auteur. Mais Jean-Charles Geslot a choisi volontairement un livre qui ne dénote ni par sa plume, ni par son traitement : il n’a pas le caractère exceptionnel de l’histoire publiée par Michelet vingt ans auparavant. C’est au bout du compte un produit assez ordinaire de son époque, ce qui lui confère tout son intérêt.

Les contingences d’un objet culturel

L’ambition de l’auteur est bien de tirer les fils qui tissent cet objet et qui touchent autant à l’histoire politique et culturelle, qu’à une histoire des techniques et de l’économie. Il se situe ainsi à la suite des travaux d’une historiographie, portée notamment par son maître Jean-Yves Mollier, attentive aux conditions de production de la culture : l’histoire des librairies, des bibliothèques, de l’édition ou de l’imprimerie, de même que les apports de la sociologie de la culture, permettent de resituer le savant à la confluence d’un ensemble d’acteurs et de réseaux sociaux. Une manière de le faire sortir du motif littéraire ou pictural de l’écrivain solitaire et inspiré.

L’objet final est bien le résultat d’un ensemble de contingences et de choix, des aléas des rencontres ou des sources disponibles. Il n’est certes pas aisé d’en remonter le fil : on ne conserve de l’Histoire de France ni manuscrit, ni notes de lecture, ni méthode de travail. Un vide étonnant dans un siècle au cours duquel, comme le rappelle Jean-Charles Geslot, les auteurs aiment se faire « archivistes d’eux-mêmes ». Malgré les impasses et en multipliant les comparaisons, l’auteur parvient néanmoins à reconstituer l’enchaînement des contrats éditoriaux, comme les sources ou les mécaniques de travail de Victor Duruy.

Avec une écriture limpide et descriptive, Jean-Charles Geslot dépeint l’auteur à sa table de travail, dans son appartement parisien ou sa « campagne » de Villeneuve-Saint-Georges, enveloppé dans le seul grattement d’une plume dont l’historien pousse la précision jusqu’à imaginer la qualité. On retrouve bien là l’ambition de reconstituer un « ordre matériel du savoir », pour reprendre le titre d’un ouvrage récent de Françoise Waquet   .

Le livre d’histoire : un produit de l’industrialisation

Le portrait de ce livre est aussi celui d’une époque : celle d’un mode de production industriel qui façonne tout autant l’économie culturelle. Rappelant que l’imprimerie représente à elle seule 10 % de la production industrielle de Paris sous le Second Empire, il faut bien admettre que le livre est bel et bien un objet industriel comme un autre. En récapitulant l’ensemble des dimensions matérielles qui y participent, Jean-Charles Geslot reconstitue tout un système productif qui, de l’encre à la reliure, font le livre de Duruy : « cultivateurs de lin, chiffonniers, papetiers, fabricants d’huile, de noir de fumée… », mais aussi « compositeurs, correcteurs, metteurs, imprimeurs, assembleurs, plieuses, brocheuses, relieurs et relieuses ». Tout un monde du travail hiérarchisé, genré et structuré par des rythmes différents.

L’éditeur, de son côté, s’affirme alors comme une figure autonome entre l’imprimeur et le libraire. À l’instar des autres industriels des années 1850, il est un véritable entrepreneur s’appuyant sur ses connaissances du marché, et un détenteur de capital plus ou moins prêt aux risques financiers. L’éditeur de Duruy, Louis Hachette, en est emblématique. Il est à la tête d’un empire sans cesse à la conquête de nouveaux marchés : bibliothèques de gare, presse, guides de voyage, mais surtout édition scolaire qui bénéficie alors de l’élargissement progressif de l’enseignement porté, dans les années 1860, par un nouveau ministre de l’Instruction publique qui n’est autre que Victor Duruy.

Industrialisation signifie également standardisation. L’époque de l’Histoire de France est celle d’une progressive fixation de codes : type de papier, format de l’ouvrage, mais aussi iconographie, typographie ou mise en page. On pourrait aller plus loin et avancer que le discours historique lui-même devient un objet standardisé par les conditions de sa production et de sa diffusion. Inséré dans la logique nouvelle des collections éditoriales, l’Histoire de France de Duruy répond à une volonté de cohérence qui, selon son auteur même, doit afficher une « unité de chronologie, d’orthographe pour les noms propres et dans une juste mesure d’appréciations ». Ce discours historique normalisé, vulgarisé et diffusé dans des manuels scolaires, des ouvrages grand-public et, partant, des produits culturels dérivés, rejoint ainsi les dynamiques de construction d’une culture nationale partagée.

La commercialisation répond aux mêmes enjeux d’une économie transformée par la consommation de masse et la globalisation : publicité par la presse, les revues, les catalogues d’éditeurs voire les affiches, diffusion en librairie, dans les réseaux de bibliothèques et dans les classes, mais aussi traduction et ventes à l’international ou dans les colonies. Ces considérations posent la question du public et celle — désormais classique dans la sociologie de la lecture — de la réception du livre.

Dans un dernier chapitre passionnant, qui reprend une partie des très nombreuses perspectives ouvertes par l’histoire de la lecture, J.-C. Geslot tente de reconstituer les appropriations multiples dont a pu faire l’objet l’Histoire de France : au-delà des recensions critiques, qui constituent le jeu normal de la production intellectuelle et émanent du cercle restreint d’un lectorat érudit, l’auteur dresse les portraits d’autres lecteurs possibles, dans un siècle où la pratique de la lecture se banalise tout en étant soumise à un contrôle accru des autorités. Des lectures religieuses, féminines ou populaires de cette histoire de France sont envisagées, touchant ainsi à l’histoire sociale.

Tout en pointant la limite de telles sources, l’étude des rapports publiés par les bibliothèques populaires est par exemple très intéressante. Elle démontre la faible place de l’histoire par rapport au roman, potentiellement un lecteur sur dix seulement, mais semble indiquer que le livre de Victor Duruy ne fait pas partie des moins appréciés… Néanmoins, il apparaît que ces bibliothèques, implantées en zones rurales et inscrites dans le réseau de la Société Franklin, n’ont de populaire que leur nom : le lecteur-paysan, s’il existe, échappe finalement largement au regard de l’historien.

Une proposition pédagogique

Adressé, comme l’affirme l’auteur lui-même au seuil de son ouvrage, « aux étudiants, aux curieux, aux amateurs », Histoire d’un livre ne répond donc pas à toutes les questions posées. L’ouvrage se veut plutôt un guide pratique de la recherche autant qu’une excellente synthèse d’histoire culturelle du XIXe siècle. On notera ainsi l’attention permanente de l’auteur pour son lecteur, distillant parcimonieusement les renvois vers une bibliographie très utile et, fait suffisamment rare pour être signalé, à taille humaine…

Plus plaisant encore, le propos, organisé en sept chapitres clairs et synthétiques, invite le lecteur à participer au questionnement de l’auteur : s’interrogeant à voix haute, Jean-Charles Geslot restitue l’enquête historique en train de se faire, rappelant les impasses et décrivant les détours pris et les méthodes pratiquées. Artifice narratif ou non, ce mode d’écriture fait toute la place nécessaire à la grande variété des sources mobilisées : correspondances et témoignages plus ou moins directs, catalogues et registres de bibliothèques, archives des éditeurs, de l’Instruction publique ou de la police...

Les outils pour tenter la reconstitution d’un objet culturel du XIXe siècle sont aussi nombreux que lacunaires. Le livre permet ainsi de rappeler, à son tour, les conditions et contingences de production du savoir historique.