Vincent Citot renouvelle le geste de décrire et comparer différentes civilisations pour faire apparaître les lois générales et les singularités de la pensée philosophique.

Vincent Citot, enseignant à l’INSPÉ Paris-Sorbonne Université et directeur de la revue Le Philosophoire, s’est lancé dans la redoutable entreprise de retisser les vies intellectuelles et philosophiques de huit civilisations. Son modèle de synthèse et de construction plonge ses racines dans des perspectives que notre époque cultive de moins en moins depuis qu’elle privilégie les abrégés, les chronologies sèches et les tableaux réduits à des « époques » trop franchement délimitées. Cette entreprise, conséquente, ample et claire dans sa rédaction, consiste dans le déploiement de deux objectifs : tout d’abord, comprendre le milieu, la topographie et le climat intellectuel qui détermine le mode de construction de pensées philosophiques prises dans chaque civilisation répertoriée ; ensuite, saisir le moment de leur transmission mais aussi celui de leur confrontation aux autres civilisations.

Dans l'esprit d'une histoire comparée

L’objectif d’une telle histoire mondiale de la philosophie, apparentée à une science ou à un tribunal, n’est pas seulement d’énoncer ce qui s'est produit dans ces huit civilisations (Grèce, Rome, Islam, Euro-Occident, Russie, Chine, Inde, Japon), de dire comment la vie intellectuelle s’y est déroulée et à quelle époque. Il s'agit aussi de comparer les différentes évolutions internes qu'elles ont connues, voire de saisir les influences de leurs philosophies les unes sur les autres. Mais cette promesse s'avère finalement l'une des plus décevantes de l'ouvrage : si la perspective de l'histoire comparée est menée dans certains cas avec habileté, c'est plutôt à une juxtaposition que l'on a affaire la plupart du temps.

De même, l'auteur réagence peu les données récoltées avec l’actualité de la mondialisation capitaliste et des échanges inter-universitaires. Ainsi, la pensée d’une civilisation ayant été exposée, au terme de son achèvement, voire après sa disparition, elle ne semble jamais revenir sur le devant de la scène par quelques relectures, retrouvailles ou feuilletages. Cela laisse perplexe, dans la mesure où les œuvres perdues resurgissent toujours, dans des liens d'abord inaperçus qui donnent ensuite de l’élan à une pensée nouvelle, parfois même par jeu d’opposition.

Il reste que l’ouvrage de Vincent Citot cultive une érudition patiente et assez sélective pour contenir l’essentiel. Il utilise les concepts de « philosophie » et de « civilisation » de manière suffisamment large pour qu’ils demeurent opératoires, avec le moins de présupposés possibles – ou pire, une hiérarchie. Il a aussi l’immense mérite de se placer en marge des histoires courantes et peu sérieuses de la philosophie occidentale, qui se contentent d’égrener les auteurs et les œuvres les plus célèbres, tel un chapelet posé sur un fil du temps qui n’a que peu de rapports avec une histoire vivante.

Le refus de l’ethnocentrisme

L’ensemble du projet de Vincent Citot repose sur un refus de l’ethnocentrisme, dont le lecteur saisit notamment les effets dans le résumé qui ouvre la section consacrée à la Chine. Il s'agit là d'un véritable parti pris, irréductible à une mode : faire droit à la diversité des peuples et des cultures et désoccidentaliser l’histoire de la philosophie. Cela implique de rendre aux différentes philosophies des dynamiques dont les approches systématiques ne rendent jamais compte. Vincent Citot insiste ainsi sur le fait que les civilisations telles qu'il les a découpées ne sont pas pour autant fermées. Ainsi, la philosophie grecque provient de la fécondation de la culture hellénique par la pensée égyptienne ; la philosophie romaine s’établit sur une importation de la philosophe grecque ; la philosophie en Islam découle de la rencontre du monde arabe et des cultures byzantines, orientales et méditerranéennes ; la philosophie euro-occidentale se rattache à l’Antiquité gréco-chrétienne par peuples germaniques interposés ; etc. Ce qui est patent, c’est l’intérêt d’explorer ces configurations ouvertes de toutes parts.

De ce point de vue, le cas de la Chine apparaît comme une singularité : alors que la pensée du Japon est présentée comme essentiellement faite d'importations (bouddhisme, confucéisme, néoconfucéisme…), Vincent Citot affirme qu'« on a l’impression que la culture chinoise ne vient de nulle part ailleurs que de Chine ». La Grèce, Rome, l’Islam, l’Europe, la Russie ne forment jamais de civilisation unifiée comme semble l'être la Chine, entièrement ancrée dans son territoire. Les premières ne cessent de poser, pour l'historien, des problèmes de frontières culturelles, réfutant en elles-mêmes l’idée d’unités isolables – quoique chacune ait une dynamique historique propre. La Chine, dans sa forme classique, se trouve quant à elle concentrée dans le taoïsme et le confucianisme, et c’est au spécialiste de ce dernier courant, René Étiemble, que Vincent Citot confie sa conclusion : « Si riche que soit la Chine en philosophie, il y en a peu qui l’égalent. »

Il convient cependant d’ajouter ce que l’auteur souligne à la fin de ce parcours chinois : à partir du milieu du XXe siècle, la Chine, par l'intermédiaire de Taïwan, entre en métissage avec les philosophies de Kant et de Hegel, qui deviennent pour elles des références majeures. Il en va de même pour le Japon, puisque les penseurs abordent les philosophies anglaise et française (matérialisme, positivisme, évolutionnisme) dès 1880, avant que la philosophie allemande ne prenne le dessus, puis que le champ ne subisse dans son ensemble un tournant universitaire, traversé par la philosophie postmoderne.

On pourrait s'interroger sur le choix de la civilisation grecque pour ouvrir l'ouvrage, alors que la Chine ou le Japon, par exemple, auraient été tout aussi légitimes du fait de leur ancienneté. Cela aurait eu l’immense mérite de décaler les présupposés des lecteurs occidentaux et aurait favorisé la compréhension de la notion d’histoire comparée. En conservant un ordre traditionnel, pseudo-historique, l’auteur reconduit le présupposé selon lequel les notions de la philosophie occidentale constituent une norme. C'est le cas du terme même de « philosophie », qui ne relève d’aucune revendication disciplinaire, notamment au Japon – l’auteur évoquant alors la possibilité de parler plutôt de « penseurs » ayant vécu au Japon –, et qui l’oblige parfois à abandonner l'idée d'une discipline unique se déclinant d'une civilisation à l'autre. Ainsi, il préfère employer des formules telles que « philosophie en Islam » ou « philosophie en milieu indien ». Comme il le précise à propos de ce dernier cas, « il n’y a pas beaucoup de philosophie dans les Veda dans notre sens du terme » (nous soulignons) : c’est bien là le point crucial.

Méthode d’exposition

D'un point de vue méthodologique, Vincent Citot refuse d’isoler l’élaboration des philosophies de la vie intellectuelle qui en forme le terreau, quoiqu'il se garde de la noyer en elle. On ne comprend rien à la philosophie, affirme-t-il, si on fait abstraction de son contexte intellectuel et des pensées religieuses, scientifiques – auxquelles manquent cruellement les pensées artistiques – avec lesquelles elle noue des liens. Ces dernières constituent autant de conceptions théoriques mais aussi de personnes autorisées à les légitimer, et de distinctions conceptuelles à opérer (avec la foi, l’opinion, etc.), qui sont nécessaire à l'élaboration d'une pensée philosophique.

Par ailleurs, Vincent Citot part du principe que l’histoire des philosophies n’est pas un continuum linéaire et continu. Comme il l'écrit, « il y a des histoires de la philosophie comme il y a des civilisations ». En s'appuyant sur les données récoltées, il construit ces histoires en les pensant cycliques. Et ces cycles sont aussi bien ceux de l’émergence, de la divergence et de la convergence des pensées qui composent la vie intellectuelle d'une société donnée, que ceux de la naissance, de la vie et de la mort des diverses cultures elles-mêmes. À quoi s’ajoute que l’auteur, à l’intérieur de ces cycles, découpe des phases. Il appelle préclassique la période durant laquelle la philosophie se pratique dans l’horizon de la pensée religieuse et d’une tradition prétendument immuable ; puis classique, celle durant laquelle elle s’affranchit de cette tutelle, se trouvant prise dans une boulimie de savoir, de créativité intellectuelle et de liberté de l’esprit, et au cours de laquelle elle s’ouvre à l’enchevêtrement de courants différents, à une sorte de polyphonie des aspirations ; enfin, postclassique, celle qui la voit, sur le plan cognitif, marginalisée par la science.

Objectifs et limites d'une « histoire mondiale »

Au sein de ce panorama, le gommage total de l’Afrique (Maghreb mis à part, et l’Égypte étant citée dans l’examen de la civilisation grecque) ne manque pas de surprendre. À l'instar de la plupart des historiens occidentaux de la philosophie, Vincent Citot ignore superbement l'étude des pensées qui se sont déployées sur ce continent, sans doute autour de plusieurs civilisations. Pourtant, le repérage des différentes pensées qui ont émergé sur ce territoire et qui se sont nouées au fil de son histoire, y compris durant la colonisation, aurait été à la fois nécessaire et bénéfique pour la perspective comparatiste de l'auteur.

Le même constat vaut pour la disparition non moins flagrante, dans un ouvrage qui parcourt huit civilisations dans l'objectif de balayer l'histoire « mondiale » de la philosophie, de toute philosophie d’Amérique du Sud, issues notamment des civilisations disparues (Incas, Olmèques, Toltèque) ou des influences de la langue espagnole ou portugaise sur la pensée.

Soulignons enfin que l'ambition de Vincent Citot, à travers cet ouvrage, est de déterminer des lois générales de fonctionnement de l’esprit humain à travers le temps, en observant comment la question de la vérité se pose dans l’histoire, par quelles étapes l’homme l’embrasse ou s’en détourne. Devant la multiplicité des histoires de ces huit civilisations, il pense pouvoir établir des récurrences, soupçonner des causes identiques. La première loi est celle de la cyclicité. La deuxième est celle de la proximité culturelle qui permet les influences réciproques. Une troisième loi permettrait d’affirmer que la philosophie émerge toujours du religieux, la vie intellectuelle des grandes civilisations étant toujours d’abord dominée par la religion, avant que la philosophie n’émerge comme nouveau mode de pensée et nouvelle source du savoir, puis que la science, à son tour, ne se place aux avant-postes de l’innovation intellectuelle.

Pour justifier son propos, Vincent Citot déclare que « l’homme est (presque) partout le même et poursuit (presque) toujours la même quête ». Cela pourrait aussi bien justifier la perspective comparatiste qu'établir une équivalence de toutes les philosophies – par la mise en évidence de mécanismes transculturels – et ainsi brider l’originalité et la singularité de chacune.

Quoi qu’il en soit, l’auteur nous rassure sur un point : tous les cycles des civilisations étudiées ne sont pas terminés. Quatre civilisations n’ont, selon lui, pas achevé leur cycle : Europe, Russie, Chine, et Japon. Ce n'est heureusement pas à la « fin de l'histoire » qu'aboutit cette histoire mondiale.