Cet ancien de chez Google alerte sur les proportions inédites de la « bulle de marché » de la publicité programmatique, tout en établissant un parallèle avec la crise des subprimes de 2008.

La publicité en ligne est en butte à bien des critiques : incitations consuméristes, intrusions dans la vie privée, manipulation des comportements, etc. Toutefois, la performance même de ce procédé n'est jamais remise en cause. À l’inverse, on présuppose à la publicité en ligne — a fortiori la publicité personnalisée, qui cible les consommateurs grâce à des algorithmes — une sinistre efficacité qui, précisément, en amplifierait les méfaits.

Tim Hwang, avocat, chercheur et anciennement responsable des politiques publiques de l’intelligence artificielle chez Google, déconstruit le mythe des algorithmes de ciblage ultraperformants et de l’économie pérenne et florissante que serait celle de la publicité en ligne. Il dévoile, à rebours de cet imaginaire, une conjoncture gangrénée par les pratiques spéculatives et les manipulations des grandes places de marché publicitaires qui maintiennent à flot un secteur profondément défaillant.

Cet état des lieux n’est pas sans rappeler les conditions qui, en 2008, ont concouru au déclenchement de la crise des subprimes. Compte tenu du poids massif de la publicité dans l’Internet que nous connaissons, une crise semblable ne se répercuterait pas seulement sur les acteurs du marché de la publicité en ligne. C’est tout un écosystème de parties prenantes qui en pâtirait, notamment les médias en ligne, dont le modèle d’affaires actuel repose en grande partie sur les revenus publicitaires. Un éclatement subit de la « bulle » de la publicité programmatique modifierait profondément l’expérience que nous avons d’Internet, et rendrait inaccessibles aux internautes les moins lotis nombre de services aujourd’hui gratuits.

Le grand krach de l’attention alerte quant à la menace liée au marché de la publicité programmatique autant qu’il en vulgarise les tenants et les aboutissants. Y sont explicités l’infrastructure de la publicité programmatique, les freins à son efficacité, ses similitudes avec la crise des subprimes, ainsi que des pistes de réflexion pour un « éclatement » de la bulle moins abrupt que celui vers lequel le marché se dirige.

Tour d’horizon de la publicité programmatique

« La réalité [de la publicité en ligne] ressemble davantage au trading haute fréquence ultra-quantitatif des Flash Boys de Michael Lewis qu’aux salles enfumées de l’époque prénumérique dépeintes dans Mad Men. »   À l’instar des marchés financiers actuels, dont les transactions sont de plus en plus confiées à des algorithmes mathématiques, la publicité en ligne est elle aussi dominée par les machines : le processus d’achat et de vente des espaces publicitaires en ligne devient automatisé.

D’un côté, des « éditeurs »   , tels les géants du web Google et Facebook, mettent en vente des blocs d’annonces. De l’autre, des annonceurs allouent un budget pour faire apparaître leurs messages dans les pages internet visitées par des consommateurs répondant à des critères spécifiques (âge, centres d’intérêts, comportement d’achat antérieur, etc.). En résulte alors une mise à l’enchère en temps réel, automatisée, chaque fois qu’un internaute visite une page pouvant accueillir une annonce :

« Les publicités que vous voyez en ligne ne sont pas prédéterminées. Au moment où vous cliquez sur le lien et téléchargez la page, un signal du serveur publicitaire déclenche une enchère instantanée pour sélectionner la publicité qui sera diffusée. Le plus offrant peut envoyer son annonce sur le site web et dans vos yeux »   .

Cette publicité algorithmique est aussi appelée « publicité programmatique ». Le progrès technologique n’a pas été une condition suffisante, explique Tim Hwang, pour passer d’une publicité dite « spray and pray »   à une publicité programmatique. Pour cela, il aura aussi fallu standardiser la « marchandise » qui est en jeu. Et cette marchandise n’est autre que… l’attention.

« Lorsque votre regard passe sur une publicité tandis que vous faites défiler votre fil d’actualité ou que lisez un article, une transaction vient d’avoir lieu. Votre attention a été vendue par la plateforme et achetée par l’annonceur. »  

Mais comment peut-on quantifier et mesurer quelque chose d’aussi abstrait que l’attention, quels critères retient-on pour la monnayer, comment peut-on l’échanger ? Bref, comment a-t-on pu standardiser l’attention ? L’auteur évoque, tout au long du livre, les différents travaux de l’IAB   menés pour établir des normes sur le marché de la publicité programmatique, dont celle de l’« impression visible » :

« Pour obtenir une impression visible, plus de 50 % des pixels d’une publicité doivent occuper l’espace visible d’une page de navigateur pour une durée supérieure ou égale à une seconde continue après l’affichage de la publicité en question »   .

Autrement dit, les algorithmes considèrent que l’attention est captée lorsque la publicité respecte l’exigence minimale de pixels affichés (50 % visibles dans la page) et de durée de temps (une seconde continue d’affichage de ces 50 %). Les implications de cet effort de standardisation sont profondes : l’attention devient marchandable, interchangeable et, surtout, elle devient un actif économique abstrait — un actif que des groupes n’ayant a priori aucun lien avec le marché de la publicité peuvent acheter et vendre, et gagner ce faisant de l’argent grâce à la fluctuation des prix. Hal Varian, chef économiste chez Google, évoquait une « bourse de la publicité basée sur des mots-clés », qui les répartit « par segment de capitalisation (petite, moyenne ou forte) et génère sa propre version de l’indice Dow Jones »   .

Ainsi, le mot « mésothéliome » est l’un des mots-clés les plus chers pour diffuser de la publicité aux côtés des résultats de recherche, car souvent, les personnes à la recherche d’informations sur cette maladie sont désespérées et souhaitent à tout prix trouver un traitement. Leur attention tourne à plein régime. Cependant, et il s’agit là de la thèse de départ du livre, l’efficacité de ces publicités pour capter l’attention demeure l’exception plutôt que la norme.

Attention à haut risque

À ce stade, le lecteur se sera probablement fait la réflexion de lui-même : une publicité affichée sur ma page web n’est pas toujours une publicité qui accapare mon attention. Les plus réfractaires ne se seront peut-être pas sentis concernés du tout : les bloqueurs de publicité, que l’on peut installer gratuitement sur son navigateur, parviennent efficacement à bloquer la majorité des annonces. Notre attention, si cruciale et si précieuse, est donc loin d’être acquise. Il fut un temps, explique l’auteur, où cette attention était efficacement captée :

« À leur lancement en 1994, les premières bannières publicitaires généraient un taux de clics remarquable de 44 %. C’est-à-dire que près de la moitié des personnes qui voyaient ces bannières cliquaient dessus »   .

Mais cette époque est révolue :

« Google suggère que la moyenne du taux de clics pour une bannière comparable est de 0.46 % en 2018, [...] cela représente environ une personne sur 200 »   .

Cette indifférence serait particulièrement prononcée chez les jeunes internautes, ce qui suggère que l’efficacité actuelle de la publicité repose sur un segment de la population vieillissant.

En se faisant l’écho des thèses de Nico Neumann, chercheur en marketing, le livre va jusqu’à remettre en question la performance des algorithmes utilisés pour diffuser les publicités. Ils reposent, selon Neumann, sur des données inexactes, souvent de mauvaise qualité, dont l’influence sur les ventes est finalement dérisoire. Ces technologies se fourvoieraient notamment en considérant aveuglément qu’un achat constitue une preuve de succès de la publicité affichée, alors même que, dans bien des cas, les internautes ciblés auraient de toute manière (avec ou sans publicité) effectué ce même achat.

En dépit de ces indicateurs, la publicité programmatique reste extrêmement prisée. Celle-ci représentait, en 2017, 78 % des dépenses totales du display   aux États-Unis, et devrait monter à 86 % en 2021 selon les projections   . Comment peut-on expliquer un tel engouement ? Comment le secteur de la publicité programmatique peut-il ignorer si obstinément des défaillances infrastructurelles aussi importantes ? Pour Tim Hwang, il ne s’agit pas d’indifférence, ni d’incompréhension, mais d’une mise sous perfusion sciemment arrangée par une poignée d’acteurs qui y trouvent des intérêts.

Formation et éclatement de la bulle

Parmi la myriade de défaillances qui minent l'infrastructure de la publicité programmatique, Tim Hwang évoque celles de la fraude publicitaire et des incitations perverses sur les marchés financiers. Dans l’écosystème de la publicité en ligne, explique l’auteur, les abus sont omniprésents.

L’une des pratiques les plus répandues est celle des « fermes à clic ». Le principe est simple : d’énormes quantités de clics sont générées de manière artificielle par des scripts automatisés ou des personnes employées à ce dessein. Le clic étant considéré par les algorithmes comme un gage d’attention, les annonceurs sont facturés pour une marchandise — l’attention, précisément — qu’ils ne reçoivent pas en réalité. La marchandise, en plus d’être de mauvaise facture (à cause notamment du déficit de l’attention), devient aussi risquée : le clic témoigne-t-il réellement d’une attention captée par un acheteur potentiel ? Qualité inférieure et risque, voici déjà, fait remarquer l’auteur, deux caractéristiques des fameux crédits accordés par les banques américaines en amont de la crise de 2008.

Si la valeur intrinsèque d’un actif baisse, la conséquence logique en serait la diminution du prix. La crise des subprimes de 2008 a été aggravée, remarque Tim Hwang, par la surévaluation des titres adossés aux créances hypothécaires — surévaluation permise notamment par les notes AAA attribuées par le big three des agences de notation   . Or, dans l’écosystème actuel de la publicité numérique, ce sont les agences de marketing et les entreprises de technologies publicitaires qui jouent le rôle d’agences de notation : en achetant des lots d’inventaires publicitaires puis en les revendant à des annonceurs, ces agences gonflent agressivement la valeur desdits inventaires pour en tirer profit alors même que leur valeur réelle est en baisse. Les annonceurs, quant à eux, peuvent difficilement percer le voile opaque qui entoure la masse des données relatives au fonctionnement de ces publicités :

« La masse des données de suivi n’aide pas les annonceurs à déterminer le juste prix à proposer pour atteindre leur public cible, et les acheteurs du marché programmatique ne savent parfois pas grand-chose de l’endroit et des modalités de diffusion de leurs annonces [...] De ce fait, le déferlement de données qui accompagne le développement de la publicité en ligne n’offre que l’illusion d’une transparence accrue »   .

C’est en partie à cause de l’opacité du marché financier que la crise des subprimes s’était enlisée :

« Si les acheteurs avaient su que les titres adossés à des créances hypothécaires et notés AAA contenaient autant de créances irrécouvrables, il aurait été difficile de faire acheter ces actifs à qui que ce soit »   .

De la même manière, Tim Hwang avance que les annonceurs seraient bien moins nombreux à se ruer sur les inventaires de la publicité programmatique s’ils en concevaient la valeur réelle. Lorsque celle-ci sera mise au jour, alors la confiance sera rompue et la bulle risque d’éclater :

« Lorsqu’on s’aperçoit qu’une marchandise surévaluée et en forte demande n’a en réalité aucune valeur, la panique peut s’installer et provoquer l’implosion du marché »   .

Le web de demain

Le web que nous connaissons et que nous consultons chaque jour dès le réveil n’est viable que grâce à la bonne santé de la publicité programmatique. L’effondrement de cette dernière entraînerait, par un effet domino, l’altération de tout l’édifice économique bâti sur cette fondation. En résulterait un web plus fragmenté, moins accessible, davantage payant et moins croissant. D’aucuns se réjouiront peut-être de la tournure annoncée par Tim Hwang, en avançant que ces changements n’ont peut-être que trop tardé, mais l’auteur prévient qu’une chute subite serait douloureuse, non seulement pour les parties prenantes du marché de la publicité programmatique, mais pour la société dans son ensemble :

« Dans une situation désespérée où des services auparavant gratuits érigent désormais des paywalls et réservent certaines fonctionnalités aux utilisateurs payants, l’accessibilité sera conditionnée par les moyens financiers. Tout le monde ne pourra pas se payer un web disponible uniquement sur abonnement et une telle transition pourrait interdire l’accès de segments vulnérables de la population à des services cruciaux dont ils dépendent aujourd’hui »   .

Pour Tim Hwang, il ne faut ni tenter de réparer un marché cassé, ni se contenter d’attendre que la bulle éclate d’elle-même. Il propose plutôt d’« accélérer et provoquer l’effondrement de la bulle de la publicité programmatique d’une façon qui nous permette d’en maîtriser les conséquences »   . Cela passerait notamment par la création d’un équivalent au Bureau américain de la recherche économique   : un « Bureau américain de la recherche publicitaire », qui éclairerait les éléments actuellement opaques dans le fonctionnement de la publicité programmatique, et donnerait une assise solide aux politiques relatives à ce marché.

En termes de législation, il faudrait aussi, avance-t-il, prendre modèle sur la Loi fédérale de 1933 aux États-Unis, qui impose aux émetteurs de titres de publier un grand nombre d’informations au sujet de leur entreprise (son comité d’audit, ses finances, etc.) et les tient juridiquement responsables de toute inexactitude dans leur déclaration. Une loi similaire, appliquée aux acteurs de la publicité programmatique, permettrait plus de transparence quant à la valeur réelle des inventaires publicitaires mis en vente et désamorcerait la crise de confiance qui, comme cela s’est produit en 2008, peut alimenter la crise de marché.

En attendant l’implosion, les grands manitous de la publicité programmatique continuent de traire les dernières gouttes. Comme le disait désinvoltement Chuck Prince, l’ancien patron de Citigroup, « Quand la musique s’arrêtera [...] la situation sera difficile. Mais tant que la musique continue, vous devez vous lever et aller danser. Nous dansons encore »   . Mais tout laisse présager que nous approchons le point d’orgue.