En étudiant les pratiques artistiques aujourd'hui catégorisées comme « art africain », Jean-Loup Amselle met en lumière l'imaginaire empreint de néocolonialisme qui se joue derrière cette appellation.

Dans cette nouvelle édition révisée et augmentée d’un ouvrage datant de 2005, assortie d’une préface inédite et de sept articles annexes, l’anthropologue africaniste Jean-Loup Amselle ouvre un espace de discussion décisif à plusieurs titres. Prenant l’Afrique pour terrain d’analyse, il examine à nouveaux frais la question de la relativité et de la hiérarchie des cultures, ainsi que l’impact de l’imagination occidentale et universaliste sur ces notions. Plus précisément, l’auteur se penche sur la place de l’art — et donc de l’art dit « africain » dans le dispositif comparatiste — dans ces débats. Il s’inscrit ce faisant dans la perspective, désormais répandue, selon laquelle l’art est le lieu privilégié à partir duquel observer les interrogations majeures de notre temps.

Le choix d’étudier les friches comme espaces de renouveau culturel et artistique, en particulier, s’explique par le fait que c’est là que, en Europe comme en Afrique, s’inventent de nouvelles pratiques et prennent forme les notions de « métissage », de « multiculturalisme », de « résistance », d’« art brut », etc. Amselle souligne le paradoxe inhérent à ces lieux, dont le nom renvoie à la fois à la « fraîcheur » et à l’« inculture » ou à l’« abandon ». Devenues des symboles de l’art contemporain et d’un certain rapport contemporain à l’existence et au collectif, les friches s’offrent comme lieux à régénérer, et partant comme lieu de régénération de l’art et des contacts sociaux. À ce titre, il ne faut donc pas s’étonner de voir les friches devenir objets de débats voire de colloques (comme à la Friche de la Belle de Mai, à Marseille, en 2022) et des publications.

Mais en tant qu’anthropologue, Amselle nous conduit à nous interroger sur les représentations de l’Afrique véhiculées par ces nouvelles pratiques artistiques (sous-développement, tribalisme, ethnicisme, corruption, génocide…), qu’elles viennent d’Europe ou de l’Afrique elle-même, qu’elles s’enfoncent dans le primitivisme ou qu’elles se noient dans l’exaltation sublime.

La vogue africaniste

L’une des idées qui est diffusée dans la plupart des friches africanistes consiste à affirmer que l’avenir de la planète dépend de l’avenir de l’Afrique ; certains considèrent que le futur de la civilisation ne se dessinerait plus dans des métropoles occidentales, mais bel et bien dans des villes telles que Kinshasa — et ses friches. À cet égard, Amselle rappelle que, malgré cette valorisation artistique, l’Afrique est encore trop souvent négligée par les Occidentaux, qui ne cessent de réduire dans leurs discours ce continent à l’imaginaire du sous-développement. Par ailleurs, leur focalisation sur la question de la restitution des œuvres d’arts dits « premiers » trahit l’enfermement de leur regard dans une perspective néocoloniale, comme le développe l’auteur dans l’un des articles ajoutés au volume, consacré à la mémoire d’Okwui Enwesor, commissaire de nombreuses expositions sur ce thème. Enfin, Amselle en appelle à s’intéresser aux artistes africains vivant en marge des circuits de l’art et des grandes expositions.

Si Amselle n’entreprend pas d’analyses proprement esthétiques concernant les œuvres d’art dit « africaines », c’est parce qu’il se demande d’abord ce que cet adjectif, « africain », signifie, accolé à certaines œuvres. Il en reconstitue la genèse, montre comment les artefacts « africains » sont arrivés dans les collections occidentales, comment ils ont occupé les cabinets de curiosité, comment ils ont été rejetés par certains philosophes (Edmund Burke, Emmanuel Kant), et enfin comment les artistes du début du XXe siècle puis les esthètes de l’exotisme les ont approchés. Tout au long de ce parcours, l’auteur constate que l’Afrique est restée prise entre rejet, néocolonialisme, primitivisme et sauvagerie, pseudo-culture populaire et nouvelle exploitation esthétique.

Aujourd’hui, les expositions portant sur l’art d’Afrique, notamment celles qui sont labellisées « art contemporain africain », renvoient en général à un syntagme figé, qui aurait dû disparaître en même temps que les rapports coloniaux. Cette expression apparaît en Europe dans les années 1990, sous l’impulsion de très grandes expositions telle que celle des Magiciens de la terre ; c’est aussi à cette époque qu’apparaissent et se mettent en place les personnages et les institutions-clés qui configureront par la suite l’espace de l’art « africain ». Mais la vogue africaniste reste suspecte : la fascination esthétique dissimule le plus souvent un désintérêt foncier pour ce continent.

Le regard douteux porté sur les friches 

Le cas de Kinshasa (la ville et ses friches), est fondamental pour comprendre l’émergence des formes artistiques suburbaines. L’économie de la débrouille et de la récupération y est à son plus haut degré de développement. Mais on aurait tort de réduire pour autant l’art contemporain africain à la récupération de déchets — pour laquelle on a largement célébré Eddy Ekete.

La richesse sociale et culturelle de cette ville est considérable, comme le résume Amselle en quelques traits : statues-sculptures, photos, bandes dessinées, vidéos… Mais l’auteur prend rapidement ses distances avec une présentation trop simpliste des œuvres répertoriées : telle qu’elle apparaît le plus couramment dans les catalogues et les expositions, la représentation de l’Afrique est orientée — selon la logique occidentale — vers un prophétisme qui prétend enjamber le présent pour accéder à un avenir prometteur.

Selon Amselle, ce qui ressort d’une exposition comme Kinshasa Chroniques (Cité de l’architecture, Paris, 2020) relève d’une allégorie des rapports entre l’Afrique et l’Occident et symbolise le basculement du monde en train de s’opérer. Si cette lecture est juste, alors « il ne revient pas seulement à l’Europe de restituer les biens volés sous la colonisation, il convient également à l’Afrique de redonner de nouvelles couleurs à un Occident fatigué ». En un mot, s’il est nécessaire de s’intéresser à l’art contemporain africain, ce n’est pas seulement pour ses qualités proprement esthétiques, mais aussi pour appréhender la place intellectuelle et artistique qu’occupe l’Afrique dans l’imaginaire occidental et africain lui-même.

Et l’auteur ne cesse de nous mettre en garde contre le retour toujours possible de l’ethnologie coloniale, ou de la « délicieuse frayeur » suscitée par une certaine idée de l’Afrique. Des photographes européens se propulsent, en effet, dans les bas-fonds de Bamako pour photographier des prostituées — ou plutôt se photographier avec des prostituées —, nous obligeant à analyser la forme de purgation de nos passions européennes qui sont en jeu dans ces gestes, en-deçà de toute considération esthétique.

Interroger l'universalisme

Un dernier problème, dans le label « art africain », provient du fait qu’il rassemble en une unité et traite comme un bloc homogène ce qui correspond en réalité à une multiplicité de pratiques, et les rapporte quasi-exclusivement à l’art occidental — lui-même, encore une fois, traité comme un bloc homogène. Or, Amselle soutient qu’il serait plus judicieux de replacer les œuvres dans le terrain et le contexte spécifique qui les a vu naître, de les analyser à la fois à partir d’un marché local de l’art qu’en relation avec les arts voisins et lointains au sein de l’Afrique.

Un enjeu global se dégage de ces réflexions : il s’agit de réévaluer la conception « universaliste » de l’Unesco, dont l’Occident et l’Europe se réclament, dans le face-à-face exclusif qu’elle instaure entre « le monde civilisé occidental », porteur des valeurs et des normes esthétiques d’une part, et le « reste du monde », d’autre part. Cette conception a pour effet d’occulter le débat interne à chaque pays du continent africain (ou d’autres régions du monde, au même titre).

L’ouvrage de Jean-Loup Amselle nous invite finalement à réviser nos catégories les plus ancrées en matière esthétique, en s’interrogeant sur leurs origines et leurs promoteurs. Face à ce renouvellement, l’anthropologue considère que l’art « africain » constitue un lieu stratégique pour faire apparaître le malentendu entre l’Occident et l’Afrique.