L’examen minutieux et lumineux des pensées de Marx et Levinas révèle leur proximité inattendue, donnant une image plus sociopolitique de Levinas que d’ordinaire.

L'objectif affiché est ambitieux : mettre en regard la philosophie de Levinas (ses œuvres explicitement philosophiques comme ses textes d'exégèse religieuse) et les textes de Marx qui ont pu l’influencer ou avec lesquels il partage une communauté d’inspiration. Mais cette gageure est relevée avec brio par Lucie Doublet, qui défend dans son ouvrage la thèse selon laquelle « Si Levinas pose un regard critique sur nombre de propositions marxiennes, il partage avec le théoricien du communisme une intuition commune : l’humanité porte en elle une exigence que l’ordre capitaliste est incapable de prendre en charge ». En plus d’être un brillant travail d’histoire de la philosophie, ce livre permet de nuancer l’image qu’on peut avoir d’Emmanuel Levinas, phénoménologue contemporain de Sartre, qu’on réduit souvent à n’être qu’un penseur éthéré de l’éthique. Or, l’auteure montre que loin d’être portion congrue dans son œuvre philosophique, la question sociale, les problèmes économiques et historiques sont des points saillants de son analyse.

Si Levinas se tient loin de l’arène médiatique dans laquelle est entré Sartre après la Libération, ce n’est pas parce qu’il se refuse à penser les problèmes de société ou à questionner les relations socio-économiques, mais parce qu’il préfère adopter une position de retrait pour élaborer des interrogations plus lucides. L. Doublet montre cela assez précisément en commentant la dénonciation de l’engagement existentialiste que Levinas formule au moyen de la critique du « café », ce lieu où Sartre et ses acolytes avaient l'habitude de se réunir : « le café, c’est la maison ouverte, de plain-pied avec la rue, lieu de la société facile ». En effet, le café est une véritable caisse de résonance pour les problématiques qui traversent la société, et celui qui s’en empare acquiert audience et popularité sur la scène publique. Mais, pour Levinas, le penseur doit se tenir à distance de l’actualité. Il prône l'austérité du travail intellectuel sans cependant tomber dans une conception idéaliste de la pensée, « celle d’un sujet supposé saisir le monde objectivement depuis sa position de surplomb ».

Capitalisme, abondance et culpabilité

Bien loin d'une forme d'indifférence à l’égard de la société, cette posture adoptée par Levinas le conduit à rejoindre certaines préoccupations du penseur de l'économie politique par excellence qu'est Marx. L. Doublet souligne ainsi la proximité entre la critique, par ce dernier, de l’aliénation du salarié et le texte « Judaïsme et révolution » de Levinas ; de même, Levinas pointe dans Difficile Liberté, comme Marx dans Le Capital, la fausse liberté de celui qui signe un contrat de travail   . L'auteure fait également voir que, pour les deux auteurs, l’argent est un équivalent général qui abolit toutes les autres formes de relation. Comme l’écrit Levinas, ni dans la guerre ni dans le commerce, les autres n’existent comme visage : « Soldats et marchands ignorent l’unicité d’autrui ».

Levinas lui-même reconnaît sa dette à l'égard de Marx : « la grande force de la philosophie marxienne qui part de l’homme économique réside dans son pouvoir d’éviter radicalement l’hypocrisie du sermon »   . L. Doublet explique le sens de cette déclaration : « le sermon hypocrite, celui du philosophe idéaliste autant que du capitaliste humaniste, distingue les relations morales des relations économiques. Il invoque la dignité morale des hommes tout en faisant fi de leurs conditions matérielles d’existence ». Il y aurait donc une forme de déni d’humanité de la part de toute une tradition philosophique et politique : se complaisant dans une réflexion sur les seuls concepts idéaux et désincarnés, elle ne tient aucun compte de l’urgence et de la nécessité des besoins matériels pour survivre. Comme le dit Levinas : « se déclarer satisfait en reconnaissant que tous les hommes sont frères […] c’est perpétuer le mal social. Proclamer la magie de l’amour c’est […] se fermer sur la condition réelle – c’est mystifier »   .

La richesse de nos sociétés occidentales est analysée par Levinas à l’occasion d’une méditation talmudique sur des villes refuges qui ont pour vocation d’accueillir les meurtriers involontaires. Ces villes sont construites à l’écart pour garantir la sécurité de leurs résidents, mais sont tout de même desservies par de nombreuses voies de circulation, afin que l’on puisse fuir ou appeler à l’aide. Les armes y sont interdites, et on y dispose de tous les biens nécessaires à la vie. Levinas suggère une comparaison :

« Les villes où nous séjournons et la protection que, légitimement, en raison de notre innocence subjective, nous trouvons dans notre société libérale […] contre tant de menaces de vengeance sans foi ni loi, contre tant de forces échauffées, n’est-elle pas, en fait, la protection d’une demi-innocence ou d’une demi-culpabilité, qui est innocence mais tout de même aussi culpabilité – tout cela ne fait-il pas de nos villes des villes refuges ou des villes d’exilés ? »((Au-delà du verset))

Ainsi, les États occidentaux dans lesquels règnent l’abondance et la sécurité constitueraient, comme le souligne l’auteure, le refuge des demi-coupables, dans la mesure où pour Levinas, la participation d’individus à un système socio-économique injuste est la cause d’une culpabilité objective que ne peuvent atténuer ni leur inconscience ni même leurs intentions – ce qui revient à considérer ces citoyens comme des meurtriers involontaires.

L’auteure attribue également cette culpabilité objective au bourgeois russe, héros du texte de Tolstoï aux accents lévinassiens Que faire ?, qui découvre la misère qui l’entoure et qui est la source de son aisance sans qu’il n’en ait eu conscience. Elle écrit ainsi : « Bien que le bourgeois russe n’ait pas choisi les conditions de son existence, il est coupable avant toute faute. Il l’est dans sa "vie" même, dans les voies qu’elle emprunte à bon droit pour s’alimenter. Sa forme d’existence, du seul fait de se maintenir dans l’être identique à elle-même, consacre une injustice sociale et relève du scandale moral ».

Contre la personne de l’humanisme classique

L. Doublet identifie également un ennemi théorique commun aux deux auteurs, à savoir l'humanisme classique. Ce dernier définit en effet l'homme comme une « personne », c'est-à-dire en le restreignant à ce qui relève en lui de l’universel, sans tenir compte de la culture, de son histoire, etc. Or, pour Levinas comme pour Marx, il s'agit là d'une essence abstraite, qu’aucune matérialité ne vient remplir. À cette conception désincarnée de l’homme, ils opposent tous les deux une conception de l’individu réel : c'est le « visage » chez Levinas et « l’individu humain vivant » chez Marx.

Ces expressions ne renvoient pas à deux nouvelles représentations de l’homme, mais à des « points de rupture du discours théorique, à partir duquel il doit laisser place à l’autre » – comme des façons de concevoir l’homme en dehors du privilège de la souveraineté du moi, caractéristique de l’histoire de la philosophie occidentale. Et Marx dans l’Idéologie allemande comme Levinas dans Totalité et infini contestent les conceptions idéalistes de la conscience et proposant d'en retracer la genèse à partir de son ancrage dans la vie sensible.

Dans ses réflexions sur l’éducation, par exemple, Levinas montre que la vie d’un individu ne se développe qu’à partir de son enracinement à la fois spirituel et matériel dans une culture particulière et non dans un bain universel indéterminé. Prétendre que la conscience puisse s’abstraire de cet enracinement, c’est considérer la culture comme un folklore. Il illustre cet argument par la situation des juifs pris dans le processus de l’assimilation. Comme le précise l'auteure : 

« Lorsque leurs existences s’inscrivent dans un espace public, une organisation institutionnelle, des coutumes qui relèvent d’un contexte tout autre, les juifs ne se rapportent plus au judaïsme que comme à une tradition à laquelle seule une piété abstraite les rattache. »

De manière analogue, Marx mène dans la Question juive, une critique similaire de l’humanisme classique à travers celle des droits de l’homme. Parce qu’ils s’attachent à une prétendue « nature humaine », les Droits de l’Homme ne promeuvent en réalité qu’une forme particulière d’humanité, celle qu'incarne la bourgeoisie. Ainsi, dans les deux cas, une catégorie usurpe le masque de l’universel : la bourgeoisie revendique de représenter l’humanité tout entière puisque les droits qui l’avantagent sont tenus pour les droits de l’homme en général, et une conception non religieuse de l’homme détache le judaïsme du juif pour en faire un choix et une détermination superficiels, seconds, extérieurs.

Quand il évoque le « marxisme humaniste », Levinas se revendique de Marx pour poser l'objectif d'une émancipation humaine au sens large et pas seulement d'une émancipation politique. Dans Les Manuscrits de 1848, Marx décrit en effet son matérialisme comme un « naturalisme conséquent, ou humanisme ». Bien que l’appellation d’humanisme ne soit pas reprise dans ses œuvres ultérieures (ce qui a motivé la théorie de « la coupure épistémologique » d’Althusser, pour qui la pensée de Marx est scindée en deux), on peut lire toute la philosophie de Marx comme un effort pour libérer les hommes de l’aliénation. Aussi, comme le résume L. Doublet, « le marxisme est un humanisme au sens où il fait des hommes la valeur suprême, à laquelle il subordonne aussi celle de son propre discours ». Levinas est très proche de cette position, comme l’atteste la citation qu'il fait de l’expression d’E. Bloch, qui parle de marxisme « délibérément humaniste » ; cela correspond aussi à ce que signifie Levinas quand il note que l’humanisme ne doit être dénoncé que s'il n'est pas « suffisamment humain ».

Les concepts de Marx sous la plume de Levinas

Quelques importants de soient les faisceaux d’analyses convergentes repérables entre Marx et Levinas, L. Doublet montre toutefois les limites d'un tel rapprochement. Sous la plume de Levinas, les concepts marxiens se trouvent en effet déplacés ou remaniés. Il en va ainsi du couple Bourgeois/Prolétaire, qui se trouve au cœur du Manifeste du parti communiste. et qui subit certaines modifications au cours de sa réappropriation par Levinas. L'auteure note en particulier l’ambiguïté de leur signification dans la langue lévinassienne : le prolétaire relève, semble-t-il, d’une dimension parfois métaphysique plutôt que social, en particulier lorsqu’il est associé à la vulnérabilité du visage dans Totalité et infini. Pour Levinas, être prolétaire, c’est être-au-monde sans posséder les moyens nécessaires à l’existence humaine. Aussi, la misère que Levinas attribue, dans une perspective phénoménologique, à tout visage, est comme redoublée sur le plan économique lorsque la pauvreté et l'exploitation ne laisse pas aux individus de quoi satisfaire leurs besoins, indépendamment de toute nécessité métaphysique. Si, pour Marx, le prolétariat est une nouvelle forme d’esclavage, pour Levinas, il est comparable à existence du peuple juif en Égypte.

De même, la catégorie du bourgeois désignerait chez lui « une position existentielle du sujet », dont il brosse un portrait dans De l’évasion. Comme l'écrit L. Doublet :

« La bourgeoisie est une manière d’être-au-monde, que détermine moins une position sociale objective qu’un rapport subjectif à l’extériorité. Rapport d’appropriation et de conservation de soi, le moi bourgeois tient avant tout à maintenir sa jouissance. Toutes ces entreprises, théoriques comme pratiques, sont vouées à cet objectif qu’il se figure comme fin ultime. La conscience bourgeoise peut être dite conservatrice et capitaliste, mais au sens métaphysique. »

Une telle description est péjorative ; cela s’explique non seulement par la condamnation morale du bourgeois, mais aussi parce que le bourgeois présente « les mécanismes qui seront, dans Totalité et infini, attribués universellement au sujet dans sa dimension de corps vivant ».

Cela conduit à s’interroger sur cette universalisation des caractéristiques de l’être-au-monde bourgeois. Levinas suggérerait-il que « toute existence subjective comporte finalement une part de bourgeoisie » ? Ce ne serait pas incohérent dans la mesure où, chez Levinas, si le bourgeois est certain de son droit à être, « l’humain » n’apparaît que lorsque « cette autoréférence devient caduque ». Cela invite à penser l’existence bourgeoise comme prééthique au sens où, comme le dit L. Doublet, « elle témoigne bien d’une possibilité du sujet, celle de rester sourd à l’appel de l’Autre ; mais une possibilité qui le laisse en-deçà de ce que son humanité exige […]. Face au prolétaire "toujours perdant sa place", le bourgeois assure la sienne sans scrupule. […] La bourgeoisie est un manquement à l’égard des autres, mais aussi à l’égard de soi. »

Sur la question de la religion, également, la pensée de Levinas semble en accord avec celle de Marx, malgré des ambiguïtés qu’il convient de lever. Marx et Levinas s’attaquent surtout aux représentations mythiques pour leurs conséquences pratiques : remplacer l’exigence d'éthique et de justice sociale à laquelle appelle toute religion par quelques actions conformes au culte fait de la religion une institution impropre à libérer les hommes de leur aliénation économique et sociale. Le problème du fidèle est qu’il fonde sa moralité sur l’existence d’un être transcendant, de telle sorte qu’il est innocent ou coupable à l’égard de Dieu avant de l’être vis-à-vis de ses semblables. Comme l’écrit L. Doublet, « l'injustice prend pour elle le sens d’un outrage envers dieu, et elle escompte le pardon à travers le repentir, ou des pratiques de rachat comme la charité »   ). Le problème de la religion ainsi comprise est qu’elle focalise l’attention et les intentions morales sur Dieu, quitte à demeurer aveugle aux souffrances des autres hommes, alors que c’est à partir d’elles que devrait s’engager l’action relieuse et morale.

À cela s’ajoute chez Levinas la critique de la perversité du mythe messianique qui invite à attendre sans rien faire, sans soulager aucune misère, l’arrivée extérieure d’un être surnaturel venant mettre fin à l’injustice dans le monde. Comme l’écrit Levinas dans Difficile Liberté « rien de plus hypocrite que le prophétisme messianique du bourgeois installé ». Et Levinas est par ailleurs fort bien conscient de la justesse de la critique d’inspiration marxiste relative au caractère idéologique de la croyance religieuse. Il écrit ainsi :

« La religion, indépendamment des positions métaphysiques qu’énoncent ou impliquent les discours et les rites qui la figurent, peut certes aussi exprimer ou soutenir certaines structures sociales. Elle peut justifier les intérêts particuliers des groupes dominants et servir d’idéologie où leurs membres se font une bonne conscience nécessaire à leur domination et à leur pensée de bien-pensants »   .

Cependant, Levinas défend l’idée que le judaïsme bien compris est au service de la justice sociale et du combat contre l’injustice : « Le pieux, c’est le juste », écrit-il. Aussi, lorsqu’il interprète un texte religieux, il cherche toujours une signification éthique, une manière d’exprimer le commandement éthique dans le sens où il vise à aider – concrètement et matériellement, et non par les seules prières – celui qui manifeste des fragilités. Une telle conception de la religion ne relève en rien du mécanisme de l’idolâtrie par lequel Marx la condamne, mais elle est conciliable avec la visée marxienne de la praxis : elle se veut une pratique éthique et une lutte contre les injustices sociales.

Au final, l'ouvrage de L. Doublet est passionnant, riche et précis ; il combine une réelle intelligence des pensées de Marx et de Levinas (et de tant d’autres, rapidement présentées) pour faire saillir une distinction ou éclairer avec brio un exemple. On y découvre Levinas nourri de la pensée de Marx, qu’il s’approprie et qu’il dépasse sur certains points, en montrant entre autres, comment le cœur de la religion telle qu’il la comprend échappe à la critique marxienne, ou encore comment les figures du bourgeois et du prolétaire se développent pour excéder leur valeur strictement socio-économiques.