La littérature contemporaine française et francophone réécrit les derniers jours d’auteurs illustres du passé, ou les fait revenir parmi nous.

Les revenants envahissent les productions culturelles actuelles. Bien qu’ils soient plus particulièrement présents sur nos écrans, la littérature n’est pas épargnée par cette invasion de zombis, fantômes, spectres et autres morts-vivants. L’essai de Ninon Chavoz est consacré à ces morts-vivants littéraires, et plus spécifiquement aux « grands auteurs du passé venus habiter, sous une forme ou sous une autre, la littérature contemporaine. » L’essayiste cherche à établir le rôle de ces « fictions mortes-vivantes » dans l’élaboration d’une histoire de la littérature, en étudiant minutieusement un large corpus. Pour elle, ces fictions sont incontournables pour qui s'intéresse à l’évolution de la littérature contemporaine.

Une esthétique « des derniers jours »

Les fictions mortes-vivantes mettent en scène des auteurs défunts, en faisant le récit d’une partie de leur existence. Elles ne retracent pas le déroulement d’une vie, mais s’attachent aux derniers instants de l’écrivain et « à ce qui s’ensuivit ». Elles proposent un « regard sur la sortie du grand homme » plutôt que sur sa célébrité ; ce regard passe le plus souvent par la description d’un agonisant « à la rencontre du point de bascule de la vie vers la mort », à mi-chemin entre la biographie et le tombeau (genre littéraire qui rend hommage aux poètes et auteurs disparus).

Ainsi, ces fictions supposent à la fois une exigence de vérité historique — une recherche documentée est nécessaire en amont du travail d’écriture — et une forme d’approximation liée à la part d'imaginaire. La diversité du corpus étudié pour dessiner cette esthétique « des derniers jours » met aussi en lumière le rôle du mort-vivant littéraire comme figure de l’entre-deux culturel. Or, la situation complexe de tous les auteurs convoqués, ainsi que l’inscription de certains d'entre eux dans le champ de la littérature francophone, dévoilent le caractère composite de la revenance auctoriale.

Le cas de l’auteure libanaise Vénus Khoury-Ghata (Les Derniers Jours de Mandelstam) est certainement le plus frappant du corpus : à travers le récit des derniers jours du poète russe Ossip Mandelstam, décédé dans un goulag, elle fait un parallèle entre l’histoire européenne et son histoire personnelle, entachée par la guerre du Liban et la mort de son frère. La fiction morte-vivante participe ici à un travail de deuil, ce qui la place dans une filiation directe avec la notion de « fiction pensante »   .

Des auteurs ressuscités ?

Placés au point de rencontre entre la vie et la mort, les morts-vivants littéraires prennent des formes et des statuts différents. Certains personnages fictifs croisent les auteurs au seuil de leur mort. Le roman La Quarantaine de Le Clézio raconte la rencontre de deux frères avec Rimbaud : l’un est médecin, venu au chevet du malade, l’autre est fasciné par le poète et décide de suivre son modèle de vie. Il prend la succession du poète en reproduisant sa mise à distance des normes sociales pour fuir avec son amante métisse.

L’agonie de ces auteurs revenants, qui s’accompagne souvent de toutes sortes de maladies, leur donne des airs de fantômes. Dans Le Tiers Temps, Maylis Besserie décrit un Beckett en fin de vie, enfermé dans une maison de santé et qui semble rejouer les répliques des personnages de ces pièces sous forme de monologue intérieur. L’illustre écrivain se fait mort-vivant avant l’heure de sa mort.

Cette nature spectrale permet aussi l’incarnation des morts-vivants littéraires, dont l’image est rejouée par d’autres personnages. Le jeune Léo, dans le livre d’Alain Blottière (Azur noir), retrace le chemin de Rimbaud en sens inverse (alors que le poète est arrivé à Paris par la gare de l'Est, le personnage se dirige vers cette même gare pour quitter la capitale). Il devient un rimbaldien moderne qui fait de la pensée du poète la source « d’un écologisme radical », refusant ainsi de vivre dans un monde sali et corrompu.

Ces apparitions d’auteurs morts-vivants vont parfois jusqu’à la zombification, comme c’est le cas dans livre d’Éric Chauvier, Le Revenant : Baudelaire se présente en mort-joyeux, conformément à l’imaginaire macabre présent dans ses poèmes. Il arpente la ville et devient tour à tour le bourreau de passants innocents et la victime d’une foule déchaînée. L’essayiste analyse cette déambulation sanglante comme la critique de la société néolibérale, dont Baudelaire aurait anticipé les évolutions, et comme la preuve que la poésie, devenue inadaptée au monde contemporain, est morte.

Cette représentation des auteurs morts, ressuscités le temps du récit, prend alors des allures de sacrilège ou de justice posthume. L’auteur vivant tente de reprendre ses droits sur la littérature en s’élevant au-dessus des plus grands, en les montrant dans leur décrépitude et non plus dans leur gloire passée.

Un héritage littéraire

Comme le souligne Ninon Chavoz, les romans de son corpus appellent l’hypothèse d’un « passage de relais » entre le mort-vivant littéraire et l’écrivain qui le met en scène. Cette transmission prend l’apparence d’un testament littéraire, que l’on développe pour mieux le dépasser.

Cet héritage passe en grande partie par des effets de citations. Poèmes, récits, correspondances, brouillons, les auteurs du corpus étudié insèrent dans leur récit toutes sortes de citations tirées des écrits de leur revenant. José Lenzini (Les Derniers jours de la vie d’Albert Camus) fait des derniers mots de Camus, ceux du manuscrit inachevé du Premier Homme, les premiers mots de son roman. Il se place dans une filiation directe avec son mort-vivant littéraire.

Dominique Noguez pousse plus loin ce principe citationnel en s’adonnant à « l’art potache de la contrefaçon ». Il invente une autre vie à Rimbaud en lui conférant le titre d’Immortel de l’Académie française et en lui offrant la paternité de textes qui n’existent pas.

Enfin, certains écrivains contemporains peuvent être accusés de« crimes d’auteurs » : loin de simplement plagier les illustres revenants, ils les volent et procèdent à une mise à mort   . C’est le cas du narrateur des Derniers jours de Baudelaire de Lévy, qui profite de l’aphasie et de l’agraphie attestées du poète pour s’approprier les derniers mots du grand écrivain. Ce flambeau souvent passé in extremis dénonce « la complexité du rapport nourri au canon, perçu à la fois comme reliquat du passé et gage d’un futur littéraire. » Les écrivains contemporains ne sauraient s’en écarter ou s’y conformer complètement.

L’essayiste voit dans la revenance d’auteurs défunts à la fois un symptôme et un dépassement de la contradiction décrite par Jean Bessière    : incapables de se renouveler totalement, les auteurs contemporains restent piégés entre leur incapacité à s’ancrer dans le présent et leur addiction pour la répétition de modèles passés.

Dans cet héritage littéraire, deux auteurs semblent se comporter en figures tutélaires des fictions mortes-vivantes : d'une part, c'est Apollinaire, qui prend la posture du poète ressuscité dans sa poésie, se plaçant en tête des poètes morts-vivants ; d'autre part, c'est le marquis de Sade, qui apparaît comme le précurseur des poètes maudits « par son goût de la transgression, par son audace de trompe-la-mort ». Leur représentation est cependant différente de celle des autres auteurs-fantômes, car ils sont toujours ancrés dans leurs époques respectives, rejouant les mêmes scènes et les mêmes anecdotes, tandis que les autres revenants sont installés dans la société contemporaine.

Revenance des poètes

La revenance auctoriale est associée au modèle orphique, ce qui explique que la revenance des poètes est plus importante que celles des autres auteurs dans les fictions mortes-vivantes. Rimbaud est certainement l’auteur qui connaît le plus de représentations littéraires, ce que l’essayiste explique par une forme d’idolâtrie autour de sa figure et de son œuvre. Baudelaire, quant à lui, apparaît moins souvent, mais les deux poètes partagent des points communs qui excitent l’imaginaire de l’auteur de fictions mortes-vivantes : poètes de la modernité, trublions de leur temps, célébrés par la postérité, ils laissent une œuvre poétique inachevée.

Ninon Chavoz dessine trois tendances de leur représentation dans les fictions mortes-vivantes. Ils peuvent être d’abord des compagnons de voyage, comme dans les livres de Le Clézio (La Quarantaine) et de Kawczak (Ténèbre). Ils accompagnent ou provoquent alors le départ de personnages vers l’ailleurs. Devenant leurs doubles, ces personnages retracent, volontairement ou non, la route de ces poètes eux-mêmes voyageurs.

Rimbaud et Baudelaire prennent aussi parfois le statut d’immortels en intégrant (presque) l’Académie française. Le Livre bouffon d’Allen S. Weiss en est un exemple : il décrit la brève campagne de Baudelaire pour être académicien.

Enfin, ce sont des poètes survivants. Ils apparaissent avec des traits déformés qui les rendent méconnaissables. Si l’image du poète-zombi d’Éric Chauvier rend compte de cette survivance de Baudelaire dans notre société moderne, les représentations de Rimbaud jouent plus souvent sur sa transformation sociale. Devenu bourgeois et rentier dans Anicet ou le Panorama d’Aragon,il revient aussi sous les traits d’un vieillard, dans les Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel mort au couvent de Max Jacob, prenant le visage d’un sage quelques années seulement après sa mort.

Sa représentation dans le livre de Beinstingel surprend dans le cadre de sa mythification. L’auteur, qui souhaite éviter le ressassement lassant d’une image embourgeoisée du poète, en fait un écrivain du travail   .

En fin de compte, cette survivance des poètes disparus, qui « refusent d’être tenus pour morts », souligne leur intégration à la société moderne. Cela passe par un travail appliqué des auteurs contemporains, qui produisent une lecture minutieuse des chefs-d'œuvre en s’appuyant sur un « important massif textuel et culturel exogène. » La littérature est donc l’objet de la fiction morte-vivante sans pour autant paraître complètement abstraite et détachée du monde, car elle se produit « en chair et en os ». Ses représentants les plus illustres se confrontent aux enjeux du monde contemporain car ils habitent, à proprement parler, les lettres et le temps présent.