Sous l’égide de l’UFISC, un collectif de théoriciens et de praticiens analyse l’intérêt et les modes d’application des droits culturels dans les activités collectives.

Plusieurs décennies se sont écoulées depuis la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par l'ONU en 1948. Comprenant notamment des articles sur la diversité culturelle, elle a été suivie de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels en 1993, puis de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, publiée par l’Unesco en 2001, ou encore, plus localement, de la loi NOTRe en 2015 – qui porte sur l’organisation du territoire Français, la décentralisation et le respect de la diversité culturelle. L’UFISC (Union Fédérale d’Intervention des Structures Culturelles), accompagnée des Éditions L’Attribut et de l’association Auvergne-Rhône-Alpes Spectacle Vivant, ainsi que de quelques personnalités, s’est donnée pour objectif de revenir sur ces «  droits culturels  » (leur contenu, leur promotion, leur application) dans un ouvrage destiné au grand public et aux organisateurs culturels.

Ces droits culturels exigent des autorités et des associations qu’elles garantissent l’accès de toute personne aux ressources nécessaires à leur construction et leur identification culturelle, de manière à enrichir leur relation aux autres sans pour autant les enfermer dans ces éléments. Cet objectif est d’autant plus important, comme le soulignent les auteurs dès l’introduction du livre, qu’en plus d’être légaux et donc opposables, ces droits bénéficient d’une légitimité théorique et pratique : ils garantissent en effet l’exercice par chacun de sa formation et de sa trajectoire culturelles en lien avec celles des autres. Ils permettent aussi de revendiquer la participation à l’élaboration des choix culturels proposés à tous. Enfin, ils imposent une réflexion renouvelée sur les malentendus et les mésententes culturelles et politiques qui ont lieu sur le plan national, Européen et mondial.

Les auteurs de l’ouvrage n’ignorent pas que l’énoncé de ces droits suscite la controverse ; tout en les exposant, ils les éclairent et les illustrent, et examinent les discussions requises tant par leurs partisans que par leurs détracteurs.

Des textes de référence 

Les droits culturels sont formulés dans des textes publics : l’article 27 (qui succède à l’article sur le droit à l’éducation) de la Déclaration universelle des droits de l'homme énonce ainsi que « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ». Les textes qui lui ont succédé en ont gardé l’esprit : ils fixent le cadre juridique nécessaire permettant de garantir à tous l’accès aux références culturelles, comme à autant de ressources nécessaires au processus d’identification, de communication et de création de tout individu. C’est sur cette base que chacun des contributeurs de l’ouvrage édifie son propos. 

Joëlle Zask s’attèle à l’éclaircissement de la genèse philosophique de ces droits culturels. Renvoyant d’abord à Machiavel et Montesquieu, elle montre les présupposés libéraux de ces droits. Deux manières de considérer la pluralité culturelle s’opposent traditionnellement : une vision holiste, d’une part, selon laquelle la culture constitue, pour une société donnée, l’environnement dans lequel baigne l’ensemble de ses membres, de sorte qu’ils s’en imprègnent profondément ; une vision démocratique, d’autre part, selon laquelle la culture est le mode de participation de chaque individu à la vie collective. Les droits culturels ont été formulés au sein de la perspective démocratique et inclusive : ils considèrent que c’est en prenant activement part aux divers aspects de son environnement culturel qu’un citoyen grandit et atteint sa pleine stature d’adulte. D’où la nécessité de leur juridicisation.

La dignité et la reconnaissance 

Si l’on s’en tient aux huit droits culturels résumés par Éric Fourreau, à savoir l’identité, la diversité, le patrimoine, la communauté, la participation, la formation, l’information et la communication, leur légitimation la plus cohérente et la plus consensuelle est celle qui en appelle à la dignité de l’être humain.

La référence à la dignité humaine perdure depuis le texte de 1948 ; elle n’est donc aucunement dictée par les circonstances. Au contraire, plusieurs auteurs montrent qu’elle permet de se référer à des situations très différentes : l’uniformisation de la culture dans le contexte général de la mondialisation ou le cas plus particulier des quartiers populaires qui se voient dépossédés de l’usage propre de leurs cultures. Ces mêmes auteurs montrent, sur la base de leurs pratiques, que l’application de la notion de dignité à des projets culturels change profondément la façon de les envisager. 

En ce sens, le concept de dignité fonctionne dans l’ouvrage comme un principe décisif, une sorte d’archè fondant les démarches de l’UFISC et articulant les souhaits de nombreux acteurs du domaine. Loin de négliger les débats qui se jouent autour de cette notion, les auteurs reconnaissent les difficultés de son usage : l’humain serait-il digne par essence ? La dignité serait-elle devenue une norme absolue ? Ou demeure-t-elle une simple figure symbolique, un horizon de quête délibérative ? 

Les différentes positions des auteurs convergent vers l’idée que la dignité est pensée et vécue sous la forme de la relation à l’autre, ce dernier étant considéré comme une chance de développement culturel. Mais la valeur de dignité, appliquée aux droits culturels, permet aussi d’attirer l’attention sur l’interdépendance des communautés humaines et de l’environnement qui est le leur, et de lier ainsi le destin des premières (et notamment des plus vulnérables) à la préservation du second.

La culture : exercices et pratiques 

En plaçant la focale de ce qui fait l’objet de l’action publique sur les personnes plutôt que sur les œuvres, les droits culturels tendent à valoriser des formes culturelles et artistiques participatives, fonctionnant selon des processus de reconnaissance réciproque. Ainsi, ils nous poussent à adopter un sens élargi du terme «  culture  » et à dépasser le partage classique entre culture dominante et culture dominée ou culture bourgeoise et culture du pauvre.

L’analyse des droits culturels est aussi l’occasion de reformuler le sens des métiers et des missions des acteurs sociaux. Les comptes rendus d’expérience en Nouvelle Aquitaine, en pays Comminges-Pyrénées, en Bretagne, notamment, vont en ce sens. Dans chaque expérience rapportée, le lecteur voit s’opérer le changement des conceptions et des discours concernant les politiques culturelles : la focalisation sur les droits culturels favorise les projets qui privilégient les relations de qualité entre les personnes, afin de leur permettre d’étendre leur liberté effective de choix.

Mais cela ne vaut pas seulement du côté de l’offre, comme le montrent les expériences dans les Hauts-de-France : toute personne en relation avec d’autres est porteuse et vectrice de culture, de sorte que les droits culturels ne sont jamais conquis de manière définitive pour chacun, mais s’acquièrent dans la relation à l’autre.

Polémiques 

Aucun des auteurs ne cherche pour autant à cacher les difficultés majeures auxquels on se heurte dans la présentation ou l’application des droits culturels. On peut penser à leur instrumentalisation au profit d’une hiérarchisation des différentes cultures entre elles, mais aussi à la négligence de leur mise en œuvre dans des territoires socialement dévalorisés. Mais, le plus souvent, c’est la référence au «  communautarisme  » qui concentre la critique des droits culturels. Les auteurs, toutefois, ne cessent de rappeler que la «  communauté  » ne doit pas être systématiquement identifiée à la «  communauté religieuse  » ou conçue comme une communauté coercitive. Dans certains articles, par exemple, le terme est employé au sens de communauté d’intérêts ou de travail.

Patrice Meyer-Bisch soutient, contre l’accusation de communautarisme, que la reconnaissance de droits culturels aux minorités ou aux peuples autochtones ne les a jamais conduits à se présenter comme supérieurs au droit commun. En tant que droits, les droits culturels portent en eux l’exigence de réciprocité et la compatibilité avec les autres droits. Il n’est donc pas possible de les convoquer pour porter atteinte aux droits des autres ou aux situations personnelles.

Joëlle Zask reprend elle-aussi ces discussions, en s’interrogeant sur la capacité d’une société à s’affirmer elle-même sans en même temps sortir d’elle-même. Les droits culturels s’efforcent justement de dépasser le cadre binaire de l’opposition entre holisme et individualisme.

Jean-Michel Lucas combat, dans le même esprit, un certain nombre d’idées fausses concernant les droits culturels. Il s’attaque aux discours qui, s’appuyant sur une définition extensive de la culture, parlent de «  relativisme culturel  », ou encore à ceux qui reprochent à ces droits de niveler la culture en affirmant que toutes les formes culturelles se valent. D’après l’auteur, les droits culturels ne conduisent à aucun nivellement ni relativisme : ils visent la relation d’humanité et le respect des valeurs des droits de l’homme.

Lucas nous invite à penser les valeurs communes minimales pour envisager une humanité unique et durable, du moins sous la forme d’une quête éthique. Selon lui, il faut apprendre à penser en termes de relation, de processus interactifs. La culture advient lorsque les personnes expriment leur humanité et acceptent d’en discuter les formes ou les règles. En ce sens, la culture est libération, reconnaissance, émancipation, et les droits culturels ne renforcent jamais «  identité  », au sens d’une référence exclusive à soi.