Un ouvrage collectif dresse un bilan du Centenaire de la Grande Guerre et permet de mieux saisir les dynamiques scientifiques et mémorielles de notre société.

Le Centenaire de 14-18, officiellement débuté en novembre 2013 et terminé en novembre 2018 — même s’il est possible de considérer que la panthéonisation de Maurice Genevoix et de « Ceux de 14 » en novembre 2020 en constitue aussi bien un prolongement qu’une clôture — forme un cycle mémoriel singulier. D’une ampleur inédite, impliquant une variété considérable d’acteurs, piloté par la Mission du Centenaire, un Groupement d’Intérêt Public (GIP) — accompagnée de son conseil scientifique présidé par Antoine Prost —, le Centenaire livre une séquence mémorielle sans équivalence chez les autres ex-belligérants, dont les onze auteurs et autrices de l’ouvrage proposent un bilan scientifique.

Composé de onze chapitres, écrits par sept contributeurs et quatre contributrices d’horizons scientifiques variés et de différents statuts, l’ouvrage brosse un large éventail de thématiques que l’on peut regrouper en trois thèmes. Après un bilan général du Centenaire par les directeurs de l’ouvrage, trois contributions s’attardent sur la recherche académique : sont alors évoquées la jeune recherche, les colloques et les journées d’études, puis les publications scientifiques ; trois chapitres abordent ensuite les institutions et l’enseignement avec une attention portée aux services d’archives et les bibliothèques publiques, aux musées et les expositions, et enfin à l’école et à la place des enseignements du secondaire ; enfin, quatre chapitres s’attardent sur la transmission et le grand public, tour à tour dédiés aux publications du Centenaire, aux conférences grand public, à l’intervention des spécialistes dans les médias et à la diffusion du Centenaire sur les réseaux sociaux.

S’il y avait eu un précédent commémoratif et mémoriel en 1989 avec le bicentenaire de la Révolution Française, notamment analysé par Patrick Garcia   , cette séquence permet de renouveler les questionnements et de mieux saisir les dynamiques scientifiques et mémorielles de notre société.

Les contributions s’articulent autour de l’analyse de la triple mission de la communauté scientifique : « produire de la connaissance, diffuser, conseiller ». Ainsi, la question au cœur de l’ouvrage est celle des rapports entre la production scientifique et la société civile. En cela les auteurs et autrices rompent avec une tradition historiographique créant artificiellement une frontière entre histoire et mémoire, au profit d’une analyse plus nuancée de leurs intrications.

Un Centenaire au cœur de l’université française

Le Centenaire de 14-18 s’inscrit dans des dynamiques aussi bien historiographiques que commémoratives. Son analyse permet d’en mettre un certain nombre en lumière. Il ne constitue pas une rupture mais bien un parfait prolongement des évolutions de la recherche française.

Parmi différentes données présentes dans l’ouvrage, plusieurs concernent la composition du conseil scientifique. On peut par exemple noter que les institutions de rattachement de ses membres sont très parisiennes, puis internationales, avant d’être de province. On peut également remarquer que, bien qu’attentive à une forme de parité femme-homme dans sa composition (surtout en 2015 avec l’élargissement du conseil), la Mission voit une disparité de statut et d’âge importante. Les femmes sont légèrement sous-représentées dans toutes les classes d’âges, et totalement absentes pour la décennie de naissance 1940-1949.

Statistiques qui témoignent d’une composition et évolution de l’Université Française que l’on retrouve dans de nombreuses institutions scientifiques : en 2019 les femmes ne représentaient que 45% des maîtres et maîtresses de conférences et 28% des professeurs et professeures des Université   .

La Mission du Centenaire permet également d’entériner le dépassement du conflit historiographique du début des années 2000. En 2006, Le Monde titrait « 1914-1918, guerre de tranchées entre historiens » dont le titre provocateur résumait la violence rare de ces affrontements scientifiques. Des affrontements que l’on peut résumer ainsi : à la question centrale de savoir comment soldats et civils avaient « tenu » face à l’horreur de la guerre, les chercheurs rassemblés autour de l’Historial de Péronne répondaient par une forme d’adhésion des populations à la guerre, le fameux « consentement » (notamment favorisé par une « culture de guerre » et un « patriotisme » exacerbé), quand un autre groupe de scientifiques, réunis autour du Collectif de Recherche International et de débat sur la guerre 14-18 (CRID), soulignait au contraire les refus, le poids des « contraintes » et les marges d’autonomie très réduites du temps de guerre.           
Co-dirigé par Arndt Weinrich et Nicolas Patin l’ouvrage témoigne de la réconciliation et surtout du dépassement de cette dialectique. Le premier est membre du comité directeur du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre, et le second tentait déjà, dès ses plus jeunes travaux, de prendre ses distances avec la division historiographique. Les deux historiens avaient, par ailleurs, déjà travaillé ensemble pour la co-direction d’un ouvrage en 2016 avec Nicolas Beaupré et Gerd Krumeich   témoignant de leur volonté de surmonter les conflits historiographiques antérieurs.

Les contributions soulignent également les rôles de Joseph Zimet, directeur général de la Mission du Centenaire, ayant à la fois impulsé l’idée d’un pilotage par un GIP et celle de l’évaluation scientifique de la séquence commémorative, ainsi que celui d’Antoine Prost, président du conseil scientifique, moins affilié aux conflits et dont l’aura scientifique a certainement facilité l’apaisement des tensions (en partie déjà dépassé au moment du Centenaire).

En effet, si le Centenaire ne représente pas une impulsion universitaire, notamment pour l’inscription en thèse sur la Grande Guerre, il accompagne toutefois une consolidation du nombre annuel d’inscriptions et les dynamiques d’élargissement des questions et des sujets. La France reste l’espace le plus fortement étudié avec une internationalisation assez limitée et un développement accru des études régionales. On remarque également une interdisciplinarisation de plus en plus forte, notamment à travers la variété des champs disciplinaires consacrant des analyses au premier conflit mondial.

Un « effet Centenaire » en chiffres

L’ouvrage est extrêmement riche de statistiques, tous les chapitres reposent ainsi sur un ensemble de données très important. Ils mêlent analyse quantitative (comprenant de nombreuses infographies et statistiques) et qualitative (mobilisant de nombreux documents au cœur de la Mission du Centenaire, notamment des comptes rendus de séances du conseil scientifique et des entretiens avec ses membres). Tout cela permet d’établir l’ampleur, et surtout le rythme du cycle commémoratif.

Dans les onze chapitres de l’ouvrage, 2014 et 2018 apparaissent comme les dates clefs autour desquelles tout le cycle mémoriel s’est articulé. L’ouverture du Centenaire en novembre 2014 s’est accompagné d’une intense activité mémorielle et scientifique, de très nombreux colloques (76), publications (120 monographies, 30 ouvrages collectifs), demandes de labellisation par les archives et bibliothèques (124 projets), titres littéraires (368 titres), expositions (511) attestent d’une forme « d’effet centenaire ». Cette intense activité est immédiatement suivie entre 2015 et 2017 par un tassement, avec un nouveau pic, moindre, en 2018.

Ces deux dates reflètent également les thématiques historiographiques : le best-seller scientifique du début du Centenaire est celui de Christopher Clark, Les Somnambules   , tandis que les publications marquantes de la fin des commémorations concernent les sorties de guerres et les questions de mémoire. L'année 1919 s’impose à ce titre comme la vraie date de la fin du conflit, date qui se retrouve dans l’amplitude chronologique des analyses de ce bilan du Centenaire, confirmant de ce fait le renouvellement des problématiques historiographiques   .          
L’ampleur du cycle est également attestée par le rôle de la Mission du Centenaire et sa reconnaissance par les différentes institutions. Plus qu’un rôle de censure scientifique, la Mission se donne pour fonction d’accompagner les pratiques mémorielles. Ainsi, des 7414 demandes de labellisation, elle en octroie 85 % (un taux qui pourrait même être plus haut). En effet, la première année voit un fort taux de refus, principalement dû aux cafouillages dans les instructions, desquels ressortent un grand nombre de dossiers incomplets.

L’ouvrage s’inscrit dans cette démarche d’accompagnement et de transmission vers le public. En effet, l’ensemble des annexes évoquées dans le bilan est accessible sur la plateforme d’archive ouverte pluridisciplinaire HAL (et permet de donner accès aux données qui ont aidé à le construire). On ne peut que se réjouir de cette décision, et plus généralement de cette dynamique d’ouverture de la science, de sa transparence et de son accessibilité dans le cadre des initiatives collectives et des lois de science ouverte.

Sur la Grande Guerre, on peut également citer la base de données bibliographique établie par l’International Society for First World War Studies, disponible dans un catalogue Zotero en ligne, et celle spécifique aux publications scientifiques produite par Franziska Heimburger.

L’ouvrage offre ainsi un bilan extrêmement complet du Centenaire et montre un « effet centenaire » contrasté. Si, du côté scientifique et des thématiques de recherche, il constitue plutôt un dépassement des conflits antérieurs (accompagné d’une intensification des questionnements et des dynamiques scientifiques préexistantes), du côté du public « l’effet centenaire » témoigne en revanche d’un goût et d’un intérêt renouvelés du public pour le conflit.

Cela se traduit dans les chiffres de vente d’ouvrages scientifiques, dans la multiplication des conférences et supports de médiation scientifique ou dans la présence du public lors de ces évènements. En somme, les analyses du Centenaire et ce bilan scientifique permettent de mieux appréhender les politiques mémorielles, ainsi que la place et le rôle des historiennes et historiens dans la société civile. En somme, il dépasse la dichotomie mémoire/histoire au profit d’une analyse de la place des productions scientifiques dans les dynamiques de constitution, puis d’enracinement du souvenir et de la mémoire.