Jules Vuillemin soumet ici les théories morales ou politiques de Pyrrhon et Descartes, de Kant et de Rawls aux principes d’un rationalisme rigoureux. Est-il pour autant sans faille ?

Le Juste et le Bien regroupe un ensemble de communications et d’articles que Jules Vuillemin (1920-2001) a consacré à des questions de philosophie pratique. Ce philosophe n’est guère connu du grand public. C’est néanmoins un auteur réputé. Il fut professeur au Collège de France et certains de ses pairs le placent très haut. Jacques Bouveresse et Pierre Bourdieu, comme le rappelle la préface, en faisaient l’éloge. Son œuvre, rigoureuse conceptuellement, ardue de lecture, relève de l’histoire de la philosophie.

En disciple de Martial Guéroult — que les étudiants de philosophie connaissent en particulier pour son Descartes selon l’ordre des raisons —, Vuillemin a inscrit ses travaux dans le cadre d’une métaphilosophie structurale. Métaphilosophie en ce qu’il a élaboré une philosophie de la philosophie à travers son histoire, qui prend la forme d’une classification des grandes doctrines. Structurale en ce sens qu’il ne considère pas les systèmes philosophiques sous l’angle de leur genèse, mais synchroniquement sous celui de leur cohérence interne, conceptuelle et argumentative. Enfin, la classification des systèmes prend elle-même une forme structurale : elle prétend épuiser tous les paradigmes philosophiques possibles, dont les œuvres individuelles, aussi bien celles à venir que celles du passé, ne sont et ne seront jamais, moyennant des variations, que des expressions.

Vuillemin est surtout connu pour ses travaux de philosophie théorique, ceux en particulier qu’il a consacrés à Aristote, Descartes, Kant ou encore Fichte, et, bien entendu, pour ses ouvrages systématiques, tel Nécessité ou contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques   . Mais, fait valoir Stéphane Chauvier dans sa préface, les contributions de l’auteur à la philosophie pratique, c’est-à-dire aux questions éthiques, juridiques et politiques, ne sont pas de moindre qualité, même s’il ne leur a pas donné un tour aussi systématique. Jusqu’à présent dispersées, elles sont ici rassemblées en un volume et font apparaître Vuillemin comme « un philosophe complet ».

Ces études ne sont pas toujours d’une lecture facile. Elles s’adressent, principalement, au philosophe de métier ou à l’étudiant en philosophie ayant une certaine familiarité avec les œuvres philosophiques dont elles traitent. Toutefois, un lecteur non spécialiste pourra aussi en tirer profit s’il est suffisamment patient pour suivre Vuillemin dans ses raisonnements. Non que la prose de l’auteur soit jargonnante ou qu’elle multiplie les termes techniques, mais le travail du concept et l’enchaînement des arguments appellent, pour être suivis, une certaine contention d’esprit.

Qu’est-ce qu’une question pratique ?

Les spécialistes des auteurs abordés dans ces pages auront sans aucun doute à cœur de discuter les lectures qu’en propose Vuillemin. Il en ira de même pour les problématiques, dont le fil conducteur est le pouvoir de la raison en matière pratique et ses limites. Même si Vuillemin ne dissimule guère sa préférence pour le rationalisme kantien, qu’il qualifie d’intuitionniste, l’originalité de ses analyses tient plutôt à la classification, tantôt explicite, tantôt en filigrane, des systèmes philosophiques qui les sous-tendent. L’auteur a proposé, en effet, de ranger toutes les philosophies en cinq catégories : réalisme, conceptualisme, nominalisme, intuitionnisme et scepticisme. Cette classification est partiellement mobilisée dans les études de philosophie pratique qui nous sont ici livrées. L’accent est mis sur l’intuitionnisme moral, tantôt exposé pour lui-même, tantôt contrasté avec le réalisme ou opposé au scepticisme moral.

Qu’est-ce que les questions morales, juridiques et politiques, qui forment ensemble le domaine pratique, ont en commun ? Elles ont toutes trait à l’action : elles se posent aux agents lorsqu’ils ont à agir. Plus précisément, ceux-ci se trouvent dans une situation pratique dès lors que plusieurs possibilités d’action s’offrent à eux et qu’ils ont, de ce fait, un choix à effectuer. Or, il n’existe à proprement parler de choix que si une liberté est à son principe, car s’il était nécessaire, il ne serait alors qu’une illusion. Enfin, si une liberté est à l’œuvre dans le choix, c’est en mobilisant des raisons. Tels sont, à grands traits, les composants qui doivent entrer dans toute théorie pratique.

Après un essai sur les raisons de la persistance de l’intolérance à l’âge de la science, le volume se poursuit par une étude, dense et érudite, du scepticisme antique, une sagesse qui vise la tranquillité d’âme, dont Vuillemin se demande si elle est compatible avec une morale. L’analyse qu’il en donne est caractéristique de sa manière de procéder. Elle reconstruit de manière systématique, recourant parfois à des éléments de formalisme, la cohérence conceptuelle de la doctrine en ses différentes variantes. Celles-ci apparaissent alors réglées comme par une fonction qui, sur fond du doute caractéristique des Sceptiques, lie le degré d’abstention du sage au calcul des plaisirs dans les limites de la suspension de tout jugement sur la réalité.

Du bien au devoir : une révolution morale

La majorité des articles, toutefois, va aux philosophies issues d’une révolution de la pensée morale, celle qu’ont opérée, selon l’auteur, Socrate et Jésus. En quoi a-t-elle consisté ? Avec eux, analyse Vuillemin, la morale s’est détachée de la valeur accordée aux biens. Convaincus que les configurations de biens chaque fois retenues étaient irréductiblement plurielles, contradictoires et conflictuelles, ils auraient décidé de s’abstenir à leur égard. La morale ne s’en tiendrait plus désormais qu’au devoir. Suite à cette mutation, la morale ne chercherait plus à connaître les fins de l’homme, à établir la liste des biens constitutifs de la vie bonne comme, par exemple, dans l’eudémonisme d’Aristote   .

Prenant acte d’une essentielle asymétrie de la conscience morale qui, si elle perçoit immédiatement et univoquement ce qu’elle ne doit pas faire, est essentiellement incertaine des biens qu’elle doit viser, elle ne considère plus que les devoirs. Ceux-ci cessent de dépendre de la connaissance et se présentent immédiatement comme « catégoriquement obligatoires »   . Ainsi s’est établi, dans notre tradition de pensée morale, un contraste entre sagesse et éthique du devoir, toujours prégnante aujourd’hui dans le champ de la philosophie pratique, en particulier sous la forme de l’opposition du juste et du bien.

On aura reconnu dans ces formulations l’empreinte de la philosophie morale de Kant. Selon la logique de classification des doctrines philosophiques de l’auteur, le kantisme est un intuitionnisme. L’auteur en donne la définition suivante : « Par intuitionnisme théorique, on entend la philosophie qui fait dépendre l’être de la méthode par laquelle on l’atteint dans la connaissance et par laquelle on le construit ; on entendra par intuitionnisme moral, la doctrine qui fera dépendre le souverain bien de la discipline pratique par laquelle l’agent moral le promeut. »  

Cette conception, celle de la raison critique, a très nettement les faveurs de Vuillemin et la majeure partie des articles et analyses du volume y sont consacrés avec l’intention d’en expliciter rigoureusement la cohérence interne. La philosophie morale de Descartes relève également, selon l’auteur, de l’intuitionnisme moral et il pointe, dans une analyse comparative, certaines de ses convergences avec la théorie kantienne. Enfin, ce système philosophique est confronté aux doctrines du réalisme moral, dont l’archétype est la théorie platonicienne des Idées appliquée à la justice dans la République, et à différentes formes de conventionnalisme, vivement rejetées par Vuillemin, que ce soit le positivisme juridique de Hans Kelsen ou la théorie de la justice de Rawls.

L’intuitionnisme moral de Kant

Pour apprécier les démonstrations de l’auteur, il faut avoir à l’esprit le cœur de l’éthique kantienne. Selon ce dernier, la raison pratique est une raison pure, qui délimite le domaine de l’intelligibilité, strictement séparé du monde sensible ou empirique. L’homme au plan moral se partage entre ces deux mondes distincts. Seule la motivation liée à la pure intelligibilité est morale. Toutes les autres motivations sont dites « pathologiques », c’est-à-dire, dans le langage de Kant, déterminées par des penchants égoïstes ou intéressés. La raison pratique est tout entière comprise dans une unique loi morale, strictement formelle et universelle, dont Kant donne, par exemple, cette formulation : « Agis en sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. » Cette loi est pratique en elle-même car elle exprime le devoir en son inconditionnalité.

Quel rôle la liberté joue-t-elle dans ce dispositif conceptuel ? Elle est autonome, rappelle Vuillemin : en tant que législatrice rationnelle, elle détermine d’elle-même et pour elle-même la loi morale. Mais elle est aussi arbitre : elle est, une fois la loi reconnue et posée, pouvoir de la mettre en œuvre dans la pratique ou bien de ne pas le faire. Il faut donc, en outre, le concours d’une bonne volonté pour que la rationalité pratique s’applique à l’expérience. Dans cette morale du devoir, dont le principe est tout entier concentré dans la règle d’universalisation de la maxime de son action, l’homme est toujours traité prioritairement comme une fin. Un seul élément de contenu prend place dans ce formalisme rationaliste : la dignité de l’homme en tant qu’être rationnel, qui commande en tant que tel le respect, l’unique sentiment qui n’incarne pas un penchant.

Au-delà de leur intérêt pour l’histoire des idées, ces idées morales sont-elles toujours recevables ou bien faut-il les remiser définitivement aux placards de l’histoire ? De fait, les conceptions de Kant demeurent une référence majeure de l’éthique contemporaine. Elles sont, en particulier, à la source du courant dit déontologique, par contraste avec l’utilitarisme et le conséquentialisme. En philosophie politique, deux des auteurs les plus réputés du XXe siècle, Habermas et Rawls, s’en réclament largement.

En-deçà des Modernes, il n’est pas absurde de faire valoir, comme Pierre Aubenque, que les trois grands courants hellénistiques (le stoïcisme, l’épicurisme et le scepticisme) ont su « atteindre un niveau d’universalité suffisant pour figurer, face aux épreuves de la vie, diverses attitudes possibles de la conscience […], trois arts de vivre qui, par-delà les circonstances historiques de leur apparition, resteront en tout temps offerts à notre imitation. »   . Qui en douterait pourra, dans ce volume, aller directement aux deux articles qui le closent, consacrés à l’ouvrage de philosophie politique le plus influent depuis sa parution en 1971, Théorie de la justice de John Rawls.

Une vive critique de la théorie de la justice de John Rawls

Vuillemin, tout en reconnaissant l’importance du livre du philosophe américain, porte sur lui un jugement très critique. Il l’aborde dans le même esprit, selon la même rigueur conceptuelle que celui qui préside aux analyses précédentes. Et comme l’unité d’ensemble est assurée par le système de classification philosophique, l’auteur doit y trouver une place pour Rawls. Il y est rangé — ce qui ne manquera pas d’interloquer le lecteur de Théorie de la justice — dans le scepticisme. Pour sa part, Rawls désigne explicitement Kant comme sa source d’inspiration majeure de son enquête sur la justice ; mais, précisément, Vuillemin entend montrer que Rawls ne suit Kant que superficiellement et que ses thèses sont en réalité contradictoires, en particulier avec les piliers de la pensée juridique du philosophe de Königsberg. Son jugement global est sans appel : « Le long contresens de Rawls pervertit complètement la nature de la moralité telle que l’avait conçue Kant. D’un principe formel et universel, il fait un principe matériel et abstrait. D’un acte législatif de la volonté solitaire, il fait un contrat collectif. »   . En un mot, « Rawls s’est trompé d’ancêtre »   .

Les critiques de Vuillemin portent sur les deux principes fondateurs de la théorie rawlsienne. Dans les sociétés qui, comme les nôtres, reconnaissent l’égalité comme l’un des « biens premiers », « le principe de différence » fait néanmoins valoir que les inégalités dans la distribution des biens sont justes si et seulement si elles contribuent à améliorer le sort des plus modestes. Une distribution plus égalitaire pourrait leur être moins favorable s’ils ne devaient plus bénéficier des retombées des avantages des mieux dotés. Les moins bien lotis accepteront donc, s’ils sont rationnels et par intérêt bien compris, ces inégalités. Il s’agira alors de fixer la formule (nommée maximin) qui maximalise la part minimum dans la répartition des richesses.

Or, il n’est pas évident, considère Vuillemin, que cette conception de la justice soit juste et que les contractants en feraient nécessairement le choix au moment du contrat social. Le rapport qui lie les inégalités à l’écart minimum, dans la répartition des richesses, entre la part qui revient aux plus riches et celle qui revient aux plus pauvres, ne détermine pas le maximin de manière univoque, argumente-t-il. Celui-ci peut, en effet, prendre plusieurs valeurs qui dessinent des scénarios plus ou moins désirables du point de vue de la justice. Il faut encore intégrer dans ce modèle la dimension temporelle. Comment fixera-t-on, alors, le point dans le temps à partir duquel il conviendra de juger des bénéfices pour les plus modestes des inégalités accumulées par les mieux pourvus ? Ces incertitudes conduisent Vuillemin à penser que la société dont la justice serait conçue à partir du principe de différence et du calcul du maximin pourrait être fort instable.

La procédure du voile d’ignorance : une loterie

Vuillemin ne s’en tient pas à cette argumentation assez technique. Il concentre, en fait, l’essentiel de ses critiques sur l’autre pilier de la théorie de Rawls, sa conception du contrat social. Celle-ci n’a, rappelons-le, aucune prétention à la vérité historique. Elle fait appel à une fiction ou un procédé de pensée, le voile d’ignorance, propre à déterminer la forme de justice sociale répondant le mieux à nos « convictions bien pesées »   . L’idée est la suivante : si les individus, au moment de contracter ensemble, devaient ignorer, à la fois leur condition actuelle et la position qu’ils viendraient à occuper dans la société future, ils feraient alors, rationnellement, le choix d’une justice conforme au principe de différence. Sous condition de cet artifice, chacun aurait en effet intérêt à choisir, si devait lui échoir la position la plus défavorable, le principe de justice distributive qui contiendrait au maximum les inégalités sociales. Il aurait encore intérêt, par ailleurs, à faire ce choix s’il devait occuper la position la plus favorable, car elle lui serait alors garantie.

Vuillemin s’en prend avec vivacité à cette manière d’envisager le contrat social. Elle heurte de front nos idées de sens commun en matière de justice, fait-il valoir. Elle est contraire à notre intuition la plus solide de ce qui est juste, qui veut que la part qui va à chacun vienne rétribuer une contribution à la collectivité, par quoi est reconnu un talent ou un mérite, au moins une compétence ou un effort. Or, derrière le voile d’ignorance, l’individu est dépouillé de toutes ses caractéristiques et qualités. Dépourvu de son moi, ne sachant plus quasiment qui il est, le contractant ne dispose plus, au moment décisif du choix du contrat, que du motif abstrait et anonyme du maximin. Le dispositif imaginé par Rawls est donc, juge Vuillemin, semblable à une machine à décision qui conduit à une véritable loterie. Le formalisme de la loi morale kantienne est ainsi dégradé en procédure abstraite, et à la liberté, mue par l’impératif catégorique et le respect pour l’humanité rationnelle, se substitue un calcul intéressé sur la position probable occupée dans la société à venir. Le modèle de rationalité que Rawls mobilise ainsi n’est donc pas celui de la raison pratique de Kant, mais bien plutôt celui des théories contemporaines de la décision et des jeux, qui ont pour seul objectif d’optimiser les moyens en fonction d’un but quelconque.

Au fond, l’idée de la justice de Rawls, telle que la comprend Vuillemin, est une convention. Elle tourne le dos au droit naturel et c’est ce qui fait d’elle un scepticisme. L’auteur exige, lui, que les principes de la justice soient fondés en raison et il prend donc position en faveur du droit naturel subjectif. Pour lui, les normes de la pratique ne sauraient dépendre de circonstances particulières et de faits contingents. Elles ne peuvent être, si elles doivent être justes, que nécessaires et donc universelles.

Dans la même ligne de pensée, il reproche à Rawls de penser la justice en termes de classes, les riches et les pauvres, et de faire prévaloir le droit collectif sur le droit individuel. Or, selon lui, les droits naturels sont ceux de l’individu dans l’état de nature. La fonction du droit public, dans cette perspective, n’est pas d’instituer le droit en transformant l’ordre naturel des choses, mais  seulement d’opérer un changement dans la modalité du droit : de présomptif qu’il était dans l’état de nature, il devient péremptoire dans l’état de société. Instituer le droit par le contrat social, ce n’est donc, conformément à la position de Kant, que le confirmer publiquement et le garantir.

Une indifférence à la condition social-historique de l’homme

Les critiques adressées par Vuillemin à Rawls ont indéniablement de la force. C’est le cas, en particulier, de l’idée que le voile d’ignorance exprime une conception procédurale de la justice et qu’elle coupe les contractants des ressources de sens et de valeur qui pourraient la justifier. En revanche, son adhésion au droit naturel subjectif n’est pas à l’abri de sérieuses objections. Elle implique un individualisme radical : seul l’exercice solitaire de la raison peut, selon l’auteur, conduire l’individu aux principes rationnels de la morale et de la justice. C’est pourquoi, au demeurant, il se joint aux critiques libertariennes adressées par Robert Nozick à la théorie de Rawls.

L’anthropologie implicite à cette vue est aussi foncièrement égologique. Elle est, en effet, indifférente aux considérables variations dans l’espace et le temps de la forme sociale caractéristique de la vie humaine. Les règles de la raison pratique ne sont accessibles, de ce point de vue, qu’à un individu qui se dépouille de ses vêtements sociaux ou culturels, à commencer par les manières de penser, sentir et désirer qu’ils partagent avec les membres de la société à laquelle il appartient. C’est là une conception a-sociologique de l’esprit humain et l’on peut douter que de tels principes formels à prétention universelle soient en mesure de répondre à la diversité et à la particularité des situations pratiques auxquelles les acteurs ont affaire effectivement.

N’est-il pas plus plausible que la rationalité pratique soit essentiellement contextuelle et que les principes universels présomptifs soient plus susceptibles d’apparaître à la comparaison de la pluralité des rationalités locales plutôt que, a priori, d’une déduction rationnelle ?