Histoire et enjeux d'un mouvement philosophique méconnu, le spiritualisme français, à travers ses représentants et ses opposants.

Spécialiste de Hegel (et plus généralement de l’idéalisme allemand) comme de Bergson et de la philosophie de la religion, Jean-Louis Vieillard-Baron propose une étude sur le spiritualisme français. Ce courant de la philosophie française, qui a été majoritaire de la Restauration au début du XXe siècle, est aujourd’hui fort peu connu et étudié   .

Vieillard-Baron en cherche les origines chez des penseurs de tous bords – les spiritualistes étant opposés à la Révolution mais non aux Lumières – et en étudie le développement en montrant à la fois son originalité et les critiques qui lui ont été adressées par ses adversaires. Sans prétendre à l’exhaustivité, l’ouvrage relativement long se penche sur de nombreux philosophes inconnus ou mal connus (à notre époque, du moins) et prend parfois la forme de séries de monographies articulées les unes aux autres en fonction de thèmes communs ou de problèmes auxquels chacun tente d’apporter une solution originale. Outre une sorte de somme sur la philosophie française du XIXe siècle, ce livre est également une illustration du geste de démocratisation de l’histoire de la philosophie que recommande l’auteur, afin de ne pas réduire cette dernière aux seuls grands noms qui ont durablement marqué une époque.

Le regard que l’auteur porte sur le spiritualisme n’est pas seulement de l’ordre de l’érudition ; il ne s'agit pas simplement de corriger un oubli de l’histoire récente de la philosophie. C’est bien plutôt parce que le spiritualisme serait encore aujourd’hui porteur d'une certaine fécondité philosophique, et notamment pour combattre le nihilisme délétère de notre époque. Le spiritualisme est en effet marqué à la fois par l’engagement politique et social des philosophes (Guizot et Cousin, par exemple, furent ministres), par une compréhension ouverte de la laïcité (qui accorde une place à la question de Dieu tout en se tenant éloigné du pouvoir ecclésiastique et en assurant les droits de la raison et le respect de la personne) et par le refus de l’individualisme moderne dans ce qu’il a de réducteur.

Le spiritualisme dans tous ses états

« Il y a un courant qu’on peut appeler le spiritualisme français. Ce courant est un fait », affirme l'auteur. Pourtant, lorsqu'en 1868, P. Janet rassemble dans un article    les pensées de différents auteurs qu'il qualifie de « spiritualisme français », aucun ne se revendique d'un tel courant, d'une telle tradition unifiée. Le spiritualisme est en effet une appellation qui leur est venue de l’extérieur et postérieurement. Et comme le souligne Vieillard-Baron, cela ne saurait nullement désigner l'essence de leur pensée :

« Il n’y a pas une essence du spiritualisme, opposée au matérialisme : ce serait un système où toute la réalité dépendrait de l’esprit, alors que le matérialisme ferait dépendre toute réalité de la matière, qui est le principe de tout ce qui est spirituel ou même seulement vivant. Un examen plus précis des textes déjoue les dichotomies trop immédiates : idéalisme/dogmatisme, ou spiritualisme/matérialisme. Une caricature sommaire réduit le spiritualisme à être le contraire du matérialisme, d’une façon répétitive et sans inventivité. »

Il existe toutefois entre ces différents auteurs des proximités de pensée, des réseaux d’oppositions communs. Pour tenter d’éclaircir ce que le nom de « spiritualisme » regroupe, l’auteur propose quelques critères. D’une part, il y aurait dans tout spiritualisme une visée de la transcendance et la recherche d’un absolu (souvent, mais pas nécessairement religieux) en dehors de toute église.

D’autre part, le spiritualisme suppose une « compréhension métaphysique de l’esprit », et non une approche psychologique, qui réduit l'esprit à une faculté d’intelligence. Une telle définition de l'esprit repose sur deux dichotomies : esprit et matière, et esprit et nature. C’est pourquoi, dans le spiritualisme, la véritable philosophie est métaphysique. Aussi la science ne provient-elle ni, comme chez les idéologues et les sensualistes, de la « sensation transformée » ni, comme chez les matérialistes du XVIIIe siècle, de la matière progressivement élaborée, mais des idées. Ces dernières ont leur origine ou bien dans l’intelligence divine (selon le spiritualisme théologique), de telle sorte que l’homme les acquiert en quelque sorte passivement, ou bien « les idées sont le fruit de l’activité intellectuelles de l’homme » (selon le spiritualisme laïque).

De plus, les spiritualistes s’accordent – implicitement du moins – sur l’existence de « l’âme », quoique dans un sens non cartésien, comme recherche du spirituel. Ainsi, la méthode des spiritualistes est souvent une forme d'observation intérieure des faits de la conscience. Le spiritualisme est ainsi une philosophie de la personnalité, au sens où son ontologie est fondée sur le sens intime du moi. Et, sur le plan politique, cela conduit les spiritualistes à défendre le respect de la liberté individuelle, en tant que liberté d’une personne.

Ce dernier critère explique l'étude minutieuse que l’auteur consacre aux réflexions de Maine de Biran sur la subjectivité. Selon Biran, l’erreur de Condillac est de tendre à « poser la psychologie sur une base purement logique au lieu de l’établir sur les faits simples de la nature humaine » (Essai sur les fondements de la psychologie). Vieillard-Baron identifie ainsi, par opposition, la nature de la subjectivité biranienne :

« Le sujet ne peut pas être une subjectivité logique pure ; l’idée d’une logique transcendantale ne convient donc pas et reste une pure supposition. Mais pour autant le sujet n’est pas substance ; il est encadré par les deux notions de moi et d’âme. Descartes les a confondues. Or le moi est une réalité psychologique, la conscience de soi par laquelle j’assume une identité personnelle, tandis que l’âme est une réalité non empirique. Pour Biran, elle n’est pas la substance pensée de Descartes, elle est le pouvoir de dire "je" sans laquelle il n’y aurait pas de moi ».

L'auteur souligne une autre caractéristique originale du spiritualisme français, à savoir sa proximité avec la philosophie écossaise du sens commun (Adam Smith, Thomas Reid, Hutcheson, Adam Ferguson, Hamilton). Cette dernière, qui a connu un grand succès en France au XIXe siècle, considère le sens moral comme sens commun, et jette les bases d’une psychologie morale. La philosophie du sens commun de Reid correspond ainsi à l’idée que Cousin se faisait de la raison impersonnelle : une sorte de rationalisme amoindri, proche du « bon sens » cartésien que Reid utilise contre l’empirisme dominant.

Mais le problème des philosophes écossais de cette tradition, c’est qu’ils n’ont pas vu ce qui fait la force de Descartes et de Kant, et que retrouve à sa façon Maine de Biran : la conscience n’a rien à voir avec une faculté, elle est le pur pouvoir de dire « je » et l’acte de se savoir un « je ». C’est pourquoi, comme le note l’auteur, « Pour les Ecossais, la conscience est immédiatement étalée dans une théorie des facultés : le moi n’est que la somme de mes facultés. D’où l’importance de ces facultés et de leurs diverses classifications ». Et ce que le spiritualisme français n’a pas conservé de l’école écossaise, c’est le refus de la métaphysique au profit de la morale, qui devient le sujet principal de la réflexion philosophique. La psychologie des sentiments moraux n’a en effet pas eu de répercussion sensible dans la pensée française. Pour les Ecossais, la morale n’est qu’une donnée immédiate, un pur factum ; pour les spiritualistes français, en revanche, la morale ne peut être pensée indépendamment de la métaphysique.

Les critiques et les adversaires

Si les spiritualistes ont bâti leur philosophie sur la métaphysique, leurs adversairses issus de la tradition positiviste ont voulu la rejeter. La méthode du positivisme consiste à substituer à la recherche des causes (métaphysiques ou religieuses) celle de lois, qui associent entre eux les phénomènes considérés et qui les transforment en des « faits ». Pour Auguste Comte, son représentant le plus éminent, la métaphysique est un « âge » de l’humanité, qui doit donc être dépassé.

Si le positivisme apparaît comme l’adversaire principal du spiritualisme plutôt que le matérialisme, c’est d’une part parce que l’opposition entre matérialistes et spiritualistes se situe au sein même du champ de la métaphysique (celui de la recherche des causes absolues), tandis que les positivistes rejettent la métaphysique elle-même, et d’autre part parce qu’il n’y a pas en France de tradition matérialiste importante au début du XIXe siècle – celle-ci ne prenant toute son ampleur qu’ailleurs, en Allemagne, et plus tard, avec Feuerbach puis Marx.

Une autre opposition se fait jour, entre les spiritualistes et les idéalistes (dont les plus célèbres sont Renouvier, Hamelin et Brunschvicg). Les seconds reprochent aux premiers de ne faire aucune référence à l’existence, de se préoccuper davantage de la connaissance de l'objet et de ses conditions plutôt que du sujet qui, avant d'être connaissant, existe. Certes, le spiritualisme a le mérite de ne pas réfléchir en termes de lois positives et de s’appuyer sur une forme d’expérience de pensée, mais celle-ci n’est ancrée dans aucune existence concrète et singulière. En somme, alors que la philosophie idéaliste aspire à quitter le domaine de la vérité et à mettre en avant l’existence, les spiritualistes s’accordent, à leurs yeux, à réduire au minimum le rôle de l’existence, au profit des déterminations rationnelles qui confèrent à la pensée un contenu intelligible. Ainsi, pour Renouvier, le spiritualisme – paradoxalement – réifie l’esprit.

Comme le dit l’auteur, « le spiritualisme s’est imposé comme la philosophie commune au cours du XIXe siècle. Le renversement de cette position dominante de fait a été un mépris souverain, qui a pris le nom d’existentialisme athée, et ensuite de structuralisme ». Et en effet, si le spiritualisme n’est pas une école unifiée, à laquelle les auteurs ont revendiqué leur appartenance, il a constitué un ensemble de pensées qui a résisté à de nombreuses critiques émanant d’autres postures philosophiques.

D’après Vieillard-Baron, ce qui a historiquement mis fin au spiritualisme, c’est « l’obsession de la philosophie sociale et de la philosophie politique, au détriment des préoccupations plus fondamentales. C’est la politisation de la philosophie qui a signé l’arrêt de mort du spiritualisme ». L'œuvre de Sartre en est, à cet égard, paradigmatique. Dans le même sens, le socialisme s’oppose fermement au spiritualisme en tant qu’il est un programme de bien-être social pour tous, une utopie de justice sociale sans dimension d’au-delà, un idéal humain restreint à la dimension terrestre.

La volonté de « démocratiser l’histoire de la philosophie »

Par cet ouvrage, l’auteur met en œuvre l’injonction qu'il formule dès l'introduction, à « démocratiser l’histoire de la philosophie en accordant leur place à ces auteurs qu’on appelle les minores », les auteurs moins connus. Loin de réduire l’histoire et la compréhension du spiritualisme à celles de ses grands noms (Maine de Biran, Cousin, Ravaisson, etc.), Vieillard-Baron met en lumière la spécificité de nombreux penseurs aujourd’hui tombés dans l’oubli, ceux avec qui ils débattaient ou entretenaient des questionnements communs.

L’auteur conçoit en effet l’histoire de la philosophie de façon relativement discontinue, composée d’épistémès au sens de M. Foucault. Le spiritualisme serait l'une de ces épistémès singulières et en ce sens irréductible aux autres moments philosophiques qui forment l’histoire de la pensée. Ainsi, le spiritualisme s’appuye certes sur la philosophie cartésienne, mais il lui est incommensurable, dans la mesure où, comme le dit l’auteur, « la reprise du cartésianisme par les spiritualistes n’a plus rien à voir avec la pensée de Descartes en son temps, non seulement parce que c’est une reprise critique, mais parce que les présuppositions théoriques ont radicalement changé ». Les spiritualistes reprochent notamment à Descartes son refus de la tradition, son doute qui est une porte ouverte au scepticisme (voire à un relativisme intenable), son innéisme (qui tend vers le subjectivisme) et sa conception de la substance.

Une telle conception démocratique de la philosophie s’oppose à la tendance « aristocratique », « pointilliste » actuelle, qui parfois s’essouffle et s’exténue dans la recherche documentaire ou l’examen hyper-minutieux de la lettre des plus grands textes, en laissant dans l’oubli des pans entiers de questions jugées moins importantes. Aussi l’auteur préfère-t-il examiner le spiritualisme en recourant à ce qu’il nomme « une galerie de portraits individuels ».

Par ailleurs, l’auteur considère le spiritualisme comme une philosophie sans « perversité », au sens non moral d’une stratégie tortueuse et de contournement qui a envahi la philosophie ultérieure (Deleuze, Foucault, Derrida). Ricoeur, héritier des spiritualistes, considère Marx, Nietzsche et Freud comme des « maîtres du soupçon » ; ces derniers « dénonçaient de l’extérieur, l’indépendance souveraine de la philosophie et prétendaient que le discours philosophie devait être décrypté à partir d’un soubassement caché, qu’il était en quelque sorte truffé de pièges à démasquer. Or dans le spiritualisme, rien n’est caché et tout est dit ». Et l’auteur en vient à opposer les philosophes spiritualistes à ceux dont le lecteur est amené à conclure qu’ils ne sont pas, à ses yeux, dépourvus de « perversités », ceux qui pratiquant une philosophie « irréfutable, invérifiable ». Reste qu'on ne sait pas exactement ce que recouvre cette perversité au sens non moral, et ce qui justifie que la sincérité des spiritualistes soit supérieure à l’intention de ceux qui estiment illégitime de prendre comme point de départ un moi dont le statut est précaire voire obsolète.

Cet ouvrage de référence allie à la fois des études d’auteurs singuliers et de querelles recontextualisées et une réflexion originale et magistrale sur le « fait » que constitue le spiritualisme français.