En caractérisant la vie comme un ensemble de forces créatrices en conflit, Nietzsche jette les bases d’un « gouvernement des vivants » qui fait droit à l’intelligence collective et démocratique.

Le livre de Barbara Stiegler intitulé Nietzsche et la vie se présente comme une lecture de Nietzsche à partir du problème de la vie, aussi bien du point de vue de la connaissance biologique (qu’est-ce que le vivant ? comment le différencier de l’inerte ?) que de la politique (la science peut-elle se mettre au service du gouvernement des vivants ?). L'autrice y reprend certains travaux antérieurs sur Nietzsche et la biologie (PUF, 2001) et Nietzsche et la critique de la chair : Dionysos, Ariane, le Christ (PUF, 2005), en prolongeant le commentaire de Nietzsche par une étude de sa réception dans la philosophie américaine (Dewey), dans la biologie évolutionniste (Stephen Jay Gould) et dans la philosophie française (Bergson, Canguilhem et Foucault). 

Nietzsche et la vie s’ouvre sur le constat de l’accélération des rythmes des échanges et de la circulation de l’information dans la société industrielle. L’« âge du télégraphe », dont Nietzsche a vu la naissance, se caractériserait par une « fluidification » de la vie. La multiplication des formes d’interactions sociales et économiques empêche de les fixer dans des formes stables comme c’était le cas dans les sociétés traditionnelles. Le risque d’une telle accélération est triple : le nihilisme, où la perte des valeurs est simplement constatée sans que rien ne vienne les remplacer, l’adaptationnisme technocratique, qui aliène l’individu aux évolutions du progrès technique, et la réaction, qui cherche à restaurer les valeurs passées sans les faire évoluer. Or ce décrochage entre la temporalité du progrès technique et celle des sociétés détermine également la façon dont on conçoit la vie.

La vie est définie par Nietzsche comme une propriété d’incorporation, où le corps est à la fois passif et actif : elle mémorise les données de son milieu pour s’y s’adapter, mais elle transforme aussi son milieu pour mieux l’assimiler. Le corps sert de fil conducteur à l’ouvrage, pour penser le rapport entre la vie et la société industrielle : d’abord dévalué au rang de simple matière inerte par la métaphysique traditionnelle, la biologie de Darwin, Haeckel, Galton et Roux a fait du corps vivant un organisme actif, capable d’évolution et d’adaptation. Capable à la fois de souffrir et d’agir, le corps devient la question centrale d’une philosophie nouvelle du rapport entre la société, la politique et la vie, que Nietzsche inaugure selon deux voies : « celle strictement individuelle et solitaire de l’exception, qui se sépare de la masse de tous les autres vivants, et celle nécessairement collective, d’une critique de la culture et d’une nouvelle politique de la vie. »   C’est en faveur de la seconde que l’ouvrage plaide, au terme d’une auscultation minutieuse de la philosophie de Nietzsche.

L’ouvrage est divisé en trois parties : après avoir rappelé la rupture instaurée par Nietzsche au sein de la philosophie moderne, Barbara Stiegler replace l’apport de sa pensée au sein de l’histoire des sciences de la vie. La troisième partie tire toutes les conséquences de cette double généalogie philosophique et scientifique à partir de l’étude de la réception de la philosophie nietzschéenne, dans le pragmatisme américain et dans la philosophie française contemporaine (Bergson, Canguilhem, Foucault), pour la confronter aux enjeux actuels de la relation entre la vie, la société et la politique : la distribution des pouvoirs en temps de crise sanitaire, la légitimité de la parole démocratique dans son conflit avec la science devant l’urgence sanitaire et les garanties méthodologiques de la vérité scientifique sont ainsi mises à l’épreuve de la réflexion philosophique.

Vers une compréhension philosophique de la vie

Poursuivant certains thèmes déjà développés dans sa thèse (Nietzsche et la critique de la chair. Ariane et Dionysos), l’autrice présente la philosophie de Nietzsche à partir du dépassement de plusieurs « écrans » à la compréhension philosophique de la vie. Le dualisme cartésien de la pensée et de l’étendue, le Je transcendantal kantien, ainsi que la doctrine schopenhauerienne de la représentation et de la volonté sont alors récusés pour leurs présupposés subjectivistes.

D'abord, contre Descartes, Nietzsche fait valoir l’indistinction du sujet et de son corps : loin d’être le support inerte de la chose pensante, le corps est un ensemble collectif vivant et dynamique, capable d’assimilation (nutrition et incorporation) et d’adaptation à l’égard de son milieu. Plutôt qu'un objet simple, le corps est une réalité complexe, qui appelle une interprétation plutôt qu’une explication : à la fois organisme unifiant des membres et des organes, il est aussi en relation avec un ensemble d’autres corps avec lesquels il peut se reproduire et interagir. 

Ensuite, à la manière de Kant, il faut certes penser le problème des conditions de possibilités de la connaissance, mais renoncer à leur universalité. Notre expérience n’est pas seulement mise en forme par des concepts, comme le croyait Kant, mais aussi par les processus vivants dans lesquels nous sommes pris en tant que corps. En particulier, notre vulnérabilité, comprise comme la capacité qu’un corps a d’incorporer (Einverleibung) ce qui lui est étranger, est le caractère fondamental de son expérience. Il faut dépasser ainsi le dualisme de la passivité et l’activité, de la sensation et de la pensée, pour penser le vivant comme « capacité à retenir la trace de l’autre (l’irritation) tout en le soumettant à son ordre propre (l’assimilation) »   .

Quant à la dette de Nietzsche à l’égard de Schopenhauer, elle est bien connue, et B. Stiegler se concentre sur les éléments les plus marquants pour la philosophie nietzschéenne de la vie. L’auteur du Monde comme volonté et comme représentation soutient que le point d’appui du moi n’est pas le « Je pense » cartésien, mais le corps vivant. Je suis immédiatement à moi-même comme corps, et mon expérience originaire est celle de la volonté : les mouvements de mon corps sont spontanés, sans que je n'aie à le commander consciemment comme un instrument. La représentation, qui fait du corps un objet parmi d’autres objets matériels, s’oppose ainsi à la volonté, qui habite un corps-sujet vivant (Leib). Telle est la solution de Schopenhauer à l’inaccessibilité de la chose-en-soi kantienne.

N’ayant accès qu’à des phénomènes, nous ne pouvons postuler une causalité des choses-en-soi sur eux sans projeter une catégorie qui renvoie à la nature de notre esprit sur ce qui lui échappe par définition. La volonté fournit l’exemple d’une causalité immédiate, qui ne tient pas à des catégories de l’expérience, mais à l’immédiateté vécue de mon corps. Une analogie prolonge cette certitude immédiate : de la même manière que je suis à la fois un corps vivant et un corps matériel, un sujet et un objet, je dois supposer dans tous les autres corps cette dualité : autrui est tout autant un objet du monde représenté qu’un vivant capable de s’éprouver lui-même, mais encore, tout corps animal, végétal ou minéral dispose d’une « face vivante et intime »   qui consiste en la pulsion de son vouloir-vivre. Au monde comme représentation, il faut donc ajouter un monde comme volonté. Mais cette volonté n’est pas synonyme de toute-puissance : elle s’exprime davantage par la souffrance et le pâtir, et un sentir commun traverse les êtres qui « endurent passivement ce qui [leur] arrive »   .

Nietzche refuse cette équation entre l’affectivité et la passivité, qu’il analyse comme une conséquence d’un scénario cartésien souterrain chez Schopenhauer : parce qu’il recherche un point d’appui originaire à l’expérience, Schopenhauer a fait du corps vivant le nouveau cogito, alors qu’il s’agit plutôt de se « refuser à le faire »   pour « promouvoir la lutte tendue des conditions, contre la source unique, inconditionnée et première, que prétend être l’immédiate présence du Soi à lui-même. »  

Les philosophies de l’histoire constituent le « dernier écran »   de la métaphysique. La découverte philosophique de l’Histoire est attribuée à Hegel : avec lui les concepts ne sont plus pensés de manière fixe, comme des invariants de la pensée, mais comme des formations en mouvement au cours du devenir historique de l’esprit. Tout en voyant en Hegel un précurseur dans la reconnaissance du caractère dynamique de la vérité, dont l’illusion de fixité ne tient qu’à un stade partiel destiné à être dépassé, Nietzsche lui reproche d’avoir arrimé l’histoire à une « fin » supposée donner sens et direction au processus. Nietzsche y dénonce un motif chrétien inassumé : la philosophie de l’histoire reste tributaire d’une attente religieuse de la rédemption à la fin des temps.

Là contre, Nietzsche se fait le promoteur d’un modèle issu de la biologie : l’évolution. De Hegel, le darwinisme serait tributaire de l’idée d’un engendrement des espèces les unes à partir des autres : loin de constituer une catégorie fixe, l’espèce ne correspond qu’à une phase de l’évolution du vivant dont elle constitue un rameau. Mais Darwin est allé plus loin que Hegel : aucune fin ne vient expliquer la raison dernière du développement du vivant, les formes viables de l’évolution ne correspondant qu’au hasard de la variabilité du vivant (les mutations génétiques que le XXe siècle mettra au jour) et aux aléas de son milieu (adaptation).

Si les pages sur la critique nietzschéenne de Hegel sont précieuses, on regrette toutefois que l’autrice n’ait pas mentionné les reproches de Hegel à la théorie de l’évolution dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques (§249 sqq.), qui ne sont pas toujours si éloignés des réserves de Nietzsche : l’un comme l’autre critiquent un modèle adaptatif trop linéaire, incapable de rendre compte de la contingence des formes naturelles.

Penser la vie (et la politique) avec la biologie

La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Nietzsche et la biologie », permet de replacer précisément l’œuvre de Nietzsche au sein de l’histoire des sciences. Loin d’être exclue par principe des questions politiques, la biologie est un modèle qui vient remplacer chez Nietzsche le sujet métaphysique classique et permettre de penser une politique du vivant devant ses propres blessures.

La vulnérabilité du corps vivant devient le caractère fondamental de la vie et un fil directeur pour répondre à des questions politiques dont l’écho est actuel : « Quelle politique l’espèce humaine doit-elle adopter devant les maladies et les agents pathogènes qu’elle a elle-même créés ? Doit-elle les éliminer par d’énergiques mesures thérapeutiques ? Ou doit-elle au contraire les laisser à eux-mêmes au risque qu’ils s’aggravent ? »   . Sans fournir de réponse définitive à ces questions, B. Stiegler montre avec brio comment Nietzsche peut fournir les outils d’une « re-biologisation » des questions politiques dans un cadre démocratique, dont la deuxième partie de l’ouvrage présente les linéaments.

Sa réflexion se déploie en trois temps : il s’agit de situer Nietzsche au sein des débats qui traversent la biologie du XIXe siècle, et de faire la critique impartiale du programme politique de sélection naturelle nietzschéen, y compris dans ses implications eugénistes, pour enfin défendre une politique du vivant, qui fasse valoir les ressources et l’ingéniosité de cet animal malade qu’est l’homme.

S’il emprunte à la théorie de l’évolution, l’autrice montre que Nietzsche a une position critique vis-à-vis du darwinisme, qui le place au cœur des débats scientifiques qui ont accompagné la naissance de la biologie contemporaine. Voyant dans les recherches de Wilhelm Roux un contrepoint au darwinisme, Nietzsche a soutenu que l’évolution ne saurait s’expliquer par la seule optimisation du vivant à son milieu, selon un principe de moindre action. L’adaptation darwinienne serait le reliquat d’une croyance métaphysique selon laquelle la Nature fait toujours le meilleur avec une économie de moyens.

De la même manière que pour la science physique, le concept scientifique des « lois de la Nature » était tributaire d’une vision théologique du monde selon laquelle le réel est organisé par un législateur divin, et dont le langage ne nous est accessible que par la modélisation mathématique, le modèle darwinien de l’adaptation est dépendant d’un motif téléologique. À l'inverse, Nietzsche soutient une vision de l’évolution comme histoire généalogique, déterminée par un faisceau de facteurs plutôt qu’une cause explicative unique, comme le soutiennent les « adaptationnistes ».

Développant cette ligne d’interprétation, B. Stiegler montre comment elle recouvre certains développements ultérieurs de la biologie : là où le séquençage de l’ADN au XXe siècle a pu nourrir le rêve de déchiffrer l’écriture de la vie, comme si chaque être vivant était le résultat d’un simple programme à décoder, il faut faire valoir la pluralité et la complexité des facteurs environnementaux et mêmes technologiques et sociaux qui pèsent sur le vivant, en pratiquant la méthode nietzschéenne de la « généalogie ». L'autrice y insiste : « Parce que tout être vivant est toujours une collectivité en tension, et parce que toute réalité est toujours plurielle et polysémique, c'est-à-dire faite du conflit d’une multiplicité de perspectives ou de points de vue, la logique grammaticale qui cherche à imputer une cause unique à un faisceau d’événements multiples est une simplification grossière qui trahit une croyance métaphysique, celle selon laquelle il y aurait derrière chaque événement une seule entité stable […] qui serait responsable de l’ensemble du processus. »  

On comprend dès lors l’objet et l’actualité du livre, au-delà du commentaire de Nietzsche, celui du rapport entre science et démocratie : comment faire entendre, en effet, la pluralité des points de vue qui caractérise l’analyse d’un phénomène aussi complexe que celui de la vie, et résister à la tendance métaphysique qui nous pousse à postuler une explication unique à chaque processus plutôt qu’à le comprendre comme le lieu d’un conflit entre des interprétations concurrentes, issues des perspectives selon lequel il se donne ? 

Penser la démocratie à partir de la théorie de l'évolution, entre Nietzsche, Dewey et Bergson

C’est selon l’autrice non pas chez Nietzsche lui-même, mais dans sa postérité qu’on trouve la réponse à cette question, à laquelle elle choisit de répondre à partir d’une étude des liens entre « évolution et démocratie » dans le pragmatisme américain, d’une analyse des concepts de « flux et réalité » chez Bergson et le bergsonisme, d’une réévaluation du rapport entre « santé, médecine et normativité » depuis Canguilhem, et enfin d’un dépassement du « naturalisme » et du « constructivisme » après Foucault. 

Loin de se limiter à une pensée de l’efficacité pratique, qui consisterait à réduire la connaissance à son utilité, le pragmatisme déploie une philosophie de la vie inspirée par les sciences au tournant du XXsiècle. Nietzsche comme les pragmatistes tirent hors de la théorie de l’évolution l’idée de visée ou de finalité pour la généraliser à l’ensemble de l’expérience, mais ils tirent de cette intuition commune des conclusions différentes sur la politique : « Qu’est-ce qui, dans la logique du vivant, a poussé Nietzsche à disqualifier la démocratie et a encouragé les pragmatistes américains, au contraire, à la promouvoir ? »   Pour répondre à cette question il faut rappeler quelle était leur cible commune : la fiction d’une science désintéressée, contre laquelle Nietzsche comme Dewey font valoir le développement du savoir comme une manière pour l’homme de « s’adapter » à la réalité   .

Cette adaptation n’est pas passive, comme celle des darwinistes sociaux à la manière de Herbert Spencer, qui identifie les lois du marché à des lois biologiques de l’évolution humaine, mais suppose une transformation du milieu par le vivant tout autant qu’une influence des circonstances extérieures. Le désaccord entre Nietzsche et les pragmatistes repose en définitive sur la pédagogie : la manière dont l’innovation, cette puissance formatrice capable d’utiliser les conditions externes pour les exploiter, résulte chez Dewey d’un pouvoir d’impulsion créatrice présent chez tous les hommes, lequel demande à être parachevé par la culture collective, alors qu’il est l’apanage de quelques individus exceptionnels chez Nietzsche.

Dewey, en effet, a su analyser la conscience collective comme un caractère évolutif, par lequel l’humanité (comme espèce) est capable de socialiser l’intelligence afin de mettre en place une « démocratie épistémique »   là où Nietzsche a vu dans l’intelligence sociale une simple fossilisation de l’habitude, absolument contraire au « gai savoir » des plus aptes. L’erreur de Nietzsche aurait consisté à confondre le peuple et la masse, et à ne voir dans l’intelligence socialisée qu’un « processus de massification »   .

Nietzsche, quant à lui, s’est fait le promoteur d’un projet éducatif de sélection permettant l’individuation des exceptions avec le concours de la masse : plutôt que le hasard de l’hérédité (caractérisée par une tendance à supprimer les innovations pour uniformiser les individus et les milieux), il faudrait entreprendre une sélection biologique des plus forts. Cette insatisfaction de la « normalité biologique » est le point de départ eugéniste d’un programme de sélection artificielle. En réalité, contre la « sélection des prêtres » qui caractérise la culture et ses normes, Nietzsche fait valoir une sélection alternative : l’eugénisme de Nietzsche se distingue ainsi des versions racistes, fascistes et nazies de l’eugénisme dans la mesure où il prend pour cible toute tentative d’uniformisation de la société au profit d’une idéologie, pour valoriser l’innovation de l’exception. Reste que la « grande politique du vivant » demeure un projet politique antidémocratique, incapable de rendre compte de l’intelligence collective au profit d’un aristocratisme de l’innovation.

Barbara Stiegler fait valoir les limites des deux positions : le pragmatisme, en identifiant la démocratie à l’adaptation, minore souvent le rôle heuristique de l’erreur et tend « à faire des conflits du passé des problèmes dépassés et finalement résolus »   , selon une vision cumulative de la connaissance, tandis que Nietzsche, tout en défendant une méthode d’interprétation du passé plus fine — capable de rendre compte du passé comme « champ de luttes et de forces »   —, demeure tributaire d’une opposition antidémocratique entre la masse et les exceptions. C’est le sauvetage de la méthode généalogique, expurgée de son présupposé aristocratique, qui conduit Stiegler au projet d’une « interprétation critique des conflits du passé et de l’histoire de la vie, qui se mette au service d’un gouvernement démocratique des vivants et de leurs environnements »   que Nietzsche a manqué.

La hiérarchie nietzschéenne des exceptions et de la masse paraît en effet contraire à la métaphysique du flux de la réalité ; Nietzsche, selon B. Stiegler, ne s'est pas montré conséquent avec lui-même. La confrontation avec Bergson est éclairante : les deux philosophes partagent une conception héraclitéenne de la réalité comme flux, mais là où le bergsonisme considère les concepts comme des outils pour satisfaire les besoins vitaux et sociaux en amont desquels il faudrait remonter vers l’intuition, « le sage du "gai savoir" sait qu’il ne pourra jamais se départir du caractère fictif et déformant de la connaissance »   .

Identifiée au flux, la réalité n’est plus un ordre stable avec lequel la connaissance devrait être en adéquation, mais elle devient un champ de forces que décrivent les théories de la volonté de puissance et de l’élan vital. Si la réalité est structurée par le conflit, alors il faut récuser tout absolu, fût-ce celui de la durée. Le perspectivisme de Nietzsche aurait dû le conduire à critiquer sa propre théorie de l’exception : il n’est possible pour aucun sage de se tenir sur les berges du fleuve du devenir pour le regarder s’écouler ; le sage ne peut qu’interpréter le conflit sous-jacent à toute réalité par les effets des forces sur lui.

Le legs nietzchéen chez Canguilhem et Foucault et la méthode généalogique

Loin de se limiter à un programme eugéniste de sélection, la philosophie de la santé de Nietzsche a connu une postérité dans l’œuvre de Canguilhem, même s’il n’y est pas explicitement cité. B. Stiegler décèle de manière convaincante plusieurs motifs nietzschéens dans Le normal et le pathologique.

Claude Bernard est célèbre pour avoir proposé une définition de la maladie comme microscope des mécanismes invisibles du corps en bonne santé. La maladie serait caractérisée par une fonction heuristique : celle de faire voir les processus implicites au sein de la santé, identifiée à un état de repos. Pour Canguilhem comme pour Nietzsche, on ne peut limiter la maladie à ce rôle épistémique, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, la santé ne saurait être identifiée à un état de repos : dans la pathologie comme dans la santé, l’individu est fait d’équilibres, de flux et de stases qui reflètent un champ de forces en mouvement ; la maladie n’est que relativement un déséquilibre de l’organisme. Si lorsqu’il est malade, le fonctionnement habituel est suspendu, c’est parce que la maladie révèle le potentiel d’innovation du corps, et n’est donc pas un simple événement qu’il subirait passivement, mais tout autant un agir qu’un souffrir. La maladie est ce qui révèle ce que peut un corps, dans la mesure où elle le force à innover.

En second lieu, la santé et la maladie sont dépendantes des circonstances extérieures, c’est-à-dire de l’état d’adéquation ou d’inadéquation du vivant à son milieu : Canguilhem, à la suite de Nietzsche, insiste sur les conditions historiques et sociales de la maladie, raison pour laquelle l’autrice plaide pour un tournant « environnemental » dans les sciences médicales qui prolonge ces analyses. Le développement des maladies, tout comme la santé, est inséparable des modes de production et de consommation humains, mais aussi des politiques sanitaires mises en place pour les vivants. Seule la pluralité des perspectives et des échelles constitue la « normativité du vivant ».

Après Canguilhem c’est le legs nietzschéen explicite chez Foucault qui est interrogé dans le champ de la philosophie française contemporaine. La reprise foucaldienne de la méthode généalogique de Nietzsche la déplace hors du champ des sciences de la vie et de l’évolution en direction de l’histoire du fait de l’application d’un modèle algorithmique au vivant.

Dans Les Mots et les choses, Foucault se fait le promoteur d’une biologie moléculaire inspirée de François Jacob, imagineant une « biologie sans vie »   après Jussieu et Cuvier. Le modèle d’un « jeu calculable du hasard et de la reproduction » implique pour Foucault un constructivisme qui va de pair avec une « dé-biologisation » du corps : ainsi de l’œil, d’abord utilisé pour la chasse et la guerre, qui devient le modèle de la « volonté de savoir » dans l’histoire de la métaphysique, dès lors qu’elle emprunte au lexique de la vision (évidence, intuition, vision en essences…).

L’autrice montre que la coupure entre un constructivisme historique (inspiré de la généalogie nietzschéenne) et un naturalisme des sciences de la vie n’a pas lieu d’être. La Généalogie de la morale est en effet « un carrefour autour duquel s’affrontent (en paraissant s’ignorer) le constructivisme de Foucault et des formes opposées de naturalisme issues de la biologie d’aujourd’hui ; celui du néodarwinisme d’un côté, avec Daniel Dennett et Richard Dawkins, et celui du darwinisme reconstruit de l’autre, avec Stephen Jay Gould, Richard Lewontin et Niles Eldredge. »   . C’est en particulier autour de la question des innovations évolutives structurelles, les « spandrels », que se concentre le débat. De la même manière qu’en architecture certaines formes émergent du fait des contraintes physiques qui pèsent sur l’économie d’un édifice, on peut penser les innovations évolutives comme le résultat d’accidents liés à la logique d’organisation du vivant. Il serait ainsi illusoire de prétendre expliquer l’œil par sa fonction, et de soutenir que les hommes ont des yeux pour voir, ou qu’ils sont intelligents parce qu’ils ont des mains.

Nietzsche se refuse ainsi, avant Gould, à une vision utilitariste de l’évolution, identifiant chaque structure à une optimisation adaptative, pour voir dans l’évolution une histoire conflictuelle et accidentelle, qui renvoie à un « héritage dispersé, conflictuel et instable ». Toute explication téléologique n’est qu’une interprétation rétrospective ; le scientifique est un herméneute, tout autant que le philosophe qui pratique la généalogie. La continuité du modèle historique entre l’évolution et les vivants nous conduit donc à dépasser l’alternative entre naturalisme et constructivisme.

Par conséquent, la forme actuelle des pratiques politiques doit amener à interroger leur portée biologique : dans un ordre néolibéral où la compétition, la concurrence et l’évolution et l’impératif d’adaptation font partie du lexique managérial, comment penser construire un discours politiquement cohérent sans pénétrer dans l’arène scientifique et étudier la provenance de ces concepts ?

Mentionnons à ce titre le récent ouvrage de l’autrice Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019), qui se propose d’étudier le rapport entre le néolibéralisme et ses implications biopolitiques : « Par-delà le naturalisme algorithmique qui entend gouverner la vie et les vivants, en niant toute forme de discontinuité entre les différents temps de l’histoire évolutive et le constructivisme d’inspiration foucaldienne, qui rejette toute référence aux pouvoirs biologiques des vivants et aux initiatives créatrices de l’évolution, Nietzsche, James, Dewey, Canguilhem et Gould ont a contrario ouvert la voie à un naturalisme d’un autre style. Ce naturalisme alternatif ne s’oppose pas aux constructions inventives de l’historicité. Il défend au contraire un évolutionnisme historique de la discontinuité, qui pourrait nous permettre de penser sur des bases nouvelles — et qu’on espère plus loyales — les conflits de savoir et de pouvoir entre cité politique, corps organiques et processus biologiques. »  

C’est à partir de cette postérité de Nietzsche que l'autrice peut conclure sur une vision élargie de la méthode d’interprétation inaugurée par la généalogie. À distance d’un relativisme intégral, où chaque point de vue aurait une légitimité identique, et d’une restriction des questions biologiques au corps des savants, elle plaide pour une détermination collective des fins politiques par les vivants, qui implique d’affronter le problème devant lequel « Nietzsche a lui-même échoué : celui d’un gouvernement collectif du vivant qui soit véritablement l’affaire de tous, et qui nous oblige à repenser sur des bases entièrement nouvelles les rapports entre science et démocratie. »   .