Après avoir dressé un noir tableau de la société actuelle et analysé les expressions de la violence, Marc Crépon propose de résister en repensant notre singularité et en opposant un esprit critique.
Si la violence qui imprègne notre société n'incite guère à l'optimisme, il importe d'autant plus d'identifier l'adversaire et les habits qu'il endosse pour mieux le combattre : dérèglements climatiques, crises migratoires, fragilité des démocraties, recul des libertés, persistance des dictatures et des régimes d’oppression, menace du terrorisme, conflits en tout genres, déséquilibres économiques et alimentaires...
La réponse du pouvoir politique
Le pouvoir politique, dans sa forme « verticale », est amené à faire des choix dans tous les domaines qui touchent à la vie des citoyens (santé, éducation, sécurité, économie, justice, etc.). Par la médiation du vote démocratique, nous nous en remettons à lui pour assurer notre protection et attendons d'autant plus qu'il soit efficace et capable d'agir. Cet exercice, qui se réclame d'un assentiment obtenu légalement, peut susciter un mécontentement, la nécessité de telle ou telle décision n'étant pas reconnue et les dispositions supposées démocratiques vécues comme arbitraires.
D'un pouvoir « jupitérien », qui exercerait une « saine » verticalité, on attendrait alors une capacité d'indépendance, le plaçant en-dehors de la mêlée et loin de tous les groupes de pression (expertises, sondages, statistiques, lobbys économiques, etc.). Il pourrait de la sorte conduire une « politique des affects », afin de mesurer « le pouvoir ambivalent des passions et (de) la charge explosive du langage qui les réveille ». Ce serait là le signe d'une intelligence politique à même de saisir les forces qui fracturent la société civile et d'apaiser les conflits.
Faute d'écoute suffisante, l 'exercice du pouvoir — pourtant nécessaire — sera au contraire ressenti comme une violence ou une force arbitraire, créant un sentiment fort de dépossession : « La frontière qui sépare une dépossession inévitable (qui relève de l'essence du gouvernement) de sa systématisation brutale et aliénante est précaire ». Tout système politique, si démocratique qu'il se prétend, est dominateur et encourt toujours le risque de la dérive autoritaire et tyrannique.
Le spectre de la démophobie
Se référant à Paul Ricœur, qui fonde la politique dans « la pluralité humaine », Marc Crépon dénonce les divisions qui la menacent : rien n'autorise l'uniformisation des croyances et des opinions ; la responsabilité du pouvoir, même dans sa verticalité, devrait être de permettre à chacun d' « inventer sa propre singularité ».
L'humanité, dans ce qu'on peut nommer sa « diversité horizontale », est forcément plurielle ; cette pluralité ne peut s'exprimer que dans la variation des singularités qui la composent (jusqu'à la protestation ou le refus de la soumission aveugle). Bien entendu, la part démocratique de ces « contre-paroles », susceptibles de contester les décisions du pouvoir central, n'est pas toujours respectée et prise pour ce qu'elle est, y compris dans des régimes supposés libres comme le nôtre. Ces « sans-pouvoir », courtisés pour leur voix et écoutés pour la forme, sont présentés comme prisonniers de leurs affects, rétrogrades, ignorants... Les gouvernants, appuyés par leurs expertises, seraient seuls à comprendre et à diriger un monde complexe : le pouvoir n'appartient pas à la rue.
Pourtant, qu'est-ce que la rue, sinon la métaphore la plus parlante de ce lien horizontal auquel, comme le rappelait Paul Ricœur, il importe par-dessus tout que reste articulé le rapport hiérarchique de commandement et d'autorité dans lequel s'incarne la verticalité ? « Une démocratie qui n'aurait plus l'occasion que la rue le lui rappelle serait figée en autre chose qu'elle-même ». Même dans une démocratie, le lien horizontal peut être menacé, que ce soit par la violence des réseaux sociaux, par une information débridée ou par des propos complotistes...
Aucune autorité politique ne peut ignorer cette anomie, particulièrement visible au moments des campagnes électorales. Le pouvoir peut être tenté de la récupérer à son profit, en retenant ce qui l'arrange et en se donnant la prétention de capter les passions populaires (le ressentiment, la peur, la colère, l'esprit de vengeance, etc.), autrement dit de parler pour le peuple, à sa place et en son nom. On parlera alors de « démophobie ».
Violence et tentation identitaire
Après avoir analysé les conséquences de la pandémie, Marc Crépon s'interroge sur l'ambivalence du mot « terrorisme » et les risques d'un « usage étatique » du mot : toute forme d'opposition politique court le risque d'être délégitimée par ce terme ou stigmatisée aux yeux de l'opinion publique et sur la scène internationale. Il est nécessaire, pour clarifier le terme de terrorisme, d'aborder la question de la violence, en analysant ses causes — c'est le travail des historiens et des politologues — et en recensant ses effets (spectacularisation, perte du relationnel social, « réification » des victimes). La peur de la répétition — la perte du « crédit vital » et de la croyance dans une société par ailleurs ouverte et multiculturelle où la confiance devrait être partagée — taraude les victimes. Ce que le terroriste veut détruire, ce n'est pas une « singularité irréductible, infinie, inassimilable, mais...une abstraction ».
Quant à la torture, autre expression de la violence, comment expliquer qu'elle ne soit pas unanimement condamnée et refusée au non d'une efficacité cynique, au risque de brouiller la frontière entre dictature et démocratie ? Pourquoi cette fascination qu'exerce la cruauté ? Freud admet que l'homme est soumis à une pulsion de mort, le « plaisir-désir-meurtre » : il existerait dans la nature humaine un goût du sang, une poussée de violence à laquelle la société nous contraint de renoncer. Ainsi, la torture, si bien analysée par Jean Améry (Par-delà le crime et le châtiment), serait l’événement le plus effroyable qu'un homme puisse garder au fond de soi, « un anéantissement de l'autre ».
Or, le ressentiment et la mélancolie destructrice, selon l'auteur, s'alimentent du discours identitaire par le recours au groupe « commun », au terroir, à la nation, à la race. Prétexte pour refuser d’accueillir l'« autre » (l'étranger, l'immigré, le réfugié), cette revendication se nourrit d'une précarité structurelle (effets pervers de la mondialisation, disparition de la classe ouvrière et de la grande industrie), transmise comme un héritage dans une part de la société française, cette « France de l'ombre » qui se juge abandonnée .
Lorsqu'il parle de « division de la vulnérabilité », Marc Crépon se réfère à Freud (Malaise dans la civilisation) : « Lorsqu'une société n'est plus en mesure de compenser par des avantages matériels les sacrifices passionnels qu'elle exige de ceux qui se plient à ses règles, elle n'a d'autre solution à leur offrir, en guise de compensation, que l'idéalisation et la sublimation de leur appartenance ». La logique identitaire trouve là son terreau en développant un « narcissisme des petites différences » : aimez votre identité pour vous différencier des autres !
Le rejet de l'autre au moyen de la violence (exclusion, stigmatisation, discrimination, pogrom), court le risque de conduire à une logique « génocidentitaire », en ignorant que toute identité est d'abord relationnelle et que toute culture est plurielle et hétérogène.
Peur et colère
La politique exploite les passions humaines et particulièrement le couple peur/colère : à travers un leader charismatique qui capte et s'approprie les passions, le populisme affronte les élites et met en question leur bonne conscience. Si les cœurs et les esprits peuvent devenir perméables aux thèses extrémistes, les élites, quant à elles, se montrent au contraire insensibles au sentiment d'abandon, à la détresse et au désarroi de ceux dont elles sont coupées. Marc Crépon dénonce « la complicité qui en résulte, à laquelle on donnera le nom de « consentement à la misère », comme il a pu parler ailleurs de consentement meurtrier. Cette complicité s'exprime, selon lui, à travers une langue fermée et codée (Pierre Bourdieu parle d' « univers scolastique »), permettant comme un retrait du monde à même d'ignorer les conditions sociales des exclus et d'ouvrir à une sorte de « sédimentation de l'inacceptable ».
Le désir de résister
Pour Marc Crépon, face aux peurs et aux mots meurtriers, seule une contre-parole philosophique adossée à sa tradition et à ses œuvres, pourra être à même de traquer « la lente et lourde sédimentation de l'inacceptable », en lui opposant le « courage de la vérité ». Cela suppose que la relation à l'autre soit fondée sur le « care », le soin, la solidarité et l'attention que requiert la vulnérabilité de notre société.
L'esprit des Lumières nous ouvre la voie en appelant à la reconnaissance de l'autre dans sa singularité, en évitant de l'enfermer dans une identité porteuse d’exclusion. C'est ainsi que doit être comprise « la sortie des hommes hors de l'état de minorité » (Kant). Cette « invention libre de la singularité » élargit la vie, comprise comme un faisceau de relations, un espace commun fait d'échanges, de partages et de savoirs circulant librement. C'est en ce sens que, dans le chapitre consacré à l'Europe, Marc Crépon rappelle la force de son héritage éthique et politique, son « éthicocosmopolitique ».
Seule réponse à la violence, l'esprit critique, loin d'être moquerie, ironie ou mépris, est d'abord force de discernement et dénonciation des fausses évidences. « Critiquer, c'est trier, séparer, délimiter des contours, tracer des frontières ». Face à l'instrumentalisation des images ou des discours, il s'agit de s'interroger sur leur provenance, les intérêts de ceux qui les ont produits et leurs objectifs en dénonçant les risques de l'implicite dans ce que nous disons et nous pensons (Michel Foucault). C'est pourquoi l'auteur déclare : « L'implicite détermine, en même temps qu'il le masque, tout ce que notre perception et notre condamnation de la violence dans le monde (…) peuvent avoir de tronqué, d'oublieux et d'ignorant ».
En tenir compte, c'est prendre conscience d'un privilège qui masque des inégalités profondes, comme l'accès aux codes et au langage rhétorique. Bourdieu en trouve l'origine dans la prégnance d'une tradition philosophique faite de valorisation exclusive et aveugle de l'intellection, de la contemplation, de la méditation et plus généralement de la pensée : « L'immersion dans l'univers scolastique, qui aura toujours donné accès aux postes de pouvoir dans la société, en tant qu'ils exigent une appropriation très normée des formes symboliques, aura toujours supposé des conditions historiques et sociales d'exception ».
La langue n'est pas « trésor universel », elle n'est pas neutre et les noms que l'on dit « communs » reçoivent de fait des significations différentes en fonction du statut social du locuteur (patrie, liberté, égalité, solidarité, laïcité, démocratie, etc.). Le marché linguistique est en quelque sorte colonisé, unifié et dominé par une langue d'État imposée dans toutes les institutions (école, justice, entreprise, administration, etc.).
Il s'agit alors, pour l'auteur, de rendre visible l'invisible pour éveiller les consciences. En dénonçant ces implicites, l'esprit critique mènera un travail de fond : toute compréhension n'est pas immédiate mais différée, elle demande de l'étude, de la réflexion et la confrontation interactive avec les autres, sans exclusivité. L'esprit critique réclame distance et humilité. Une fois son exercice assuré, en donnant à voir, il va déranger les pouvoirs institués et semer une saine confusion, quitte à être perçu comme un « facteur de désordre ». C'est là sa complicité avec la démocratie.
Pour conclure, Marc Crépon poursuit dans cet ouvrage ses réflexions sur l’envahissement de la violence tant individuelle que sociale : sa condamnation est sans appel. Les exemples, les références contemporaines, la réhabilitation de la philosophie des Lumières, ainsi que la conviction éthique qu'il parvient à faire partager au lecteur, rendent la lecture de l'ouvrage accessible à tous. On aurait attendu, néanmoins, que les chemins de cette résistance soient explorés jusqu'au bout et que des propositions politiques au sens le plus noble soient évoquées.