En revenant sur les débuts de la colonisation algérienne, Colette Zytnicki nous permet de comprendre comment la France, pourtant mal préparée, a pris pied dans ce territoire complexe.

Il y a plus d’un an, Benjamin Stora publiait un rapport consacré à la colonisation et à la guerre d’Algérie. Les polémiques l’entourant ont montré que les relations entre la France et l’Algérie sont encore imprégnées par le passé colonial. À travers cet ouvrage, Colette Zytnicki, professeure émérite à l’Université de Toulouse et spécialiste de l’Algérie coloniale, propose de revenir à la genèse de cette histoire pour mieux comprendre comment, dès la conquête, les relations entre les deux pays sont marquées par l’incompréhension et la violence.

Une conquête imparfaite

En juillet 1830, les Français débarquent à Alger, chef-lieu de la Régence, alors sous domination ottomane. Dix-huit ans plus tard, l’Algérie est colonisée et divisée en trois départements français. Toutefois, prévient l’autrice, « il ne faut voir dans cette conquête aucun plan préétabli ». Pour expliquer ces contradictions, les sources utilisées sont multiples : rapports officiels, correspondances publiques et privées, récits et témoignages, mais aussi une bibliographie riche qui ne se limite pas à l’historiographie française.

L’autrice montre ainsi que si les projets de conquête de l’autre rive de la Méditerranée remontent à plusieurs décennies, les tensions croissantes entre France et Régence, au sujet notamment du paiement d’arriérés financiers et de la piraterie, rendent l’invasion latente. Le casus belli est provoqué en avril 1827 par le fameux « coup d’éventail » du Dey d’Alger contre le consul de France, dont la réalité est à nuancer mais le prétexte tout trouvé. Trois ans plus tard, les troupes françaises arrivent à Alger.

Les Français trouvent alors une organisation mise en place par les Ottomans dès le XVIe siècle qui voit un pouvoir central représenté à Alger par le Dey, soutenu dans les provinces par trois Beys, siégeant à Constantine, Médéa et Oran. S’y superpose un système complexe de cantons, de tribus, de villes moyennes plus ou moins intégrées et d’un pouvoir religieux omniprésent. Au milieu du XIXe siècle, la Régence a acquis une grande autonomie, si bien que des sociétés urbaines et des élites lettrées coexistent avec des mondes ruraux disparates, des tribus nomades au sud et des grands propriétaires au nord. Bref, « ce système politique […] a le plus souvent été mal compris, voire caricaturé par les occidentaux. Peu d’entre eux ont pu pénétrer dans les arcanes du pouvoir ».

« L’expédition de juillet 1830 fut-elle préparée ? » s’interroge tout au long du livre l’autrice : officiellement, la mission est double, « mettre fin à la piraterie et venger les affronts ». Mais, dès le départ, « l’idée coloniale est un horizon possible » tant l’objectif est annoncé : « civiliser et mettre en valeur ». L’expédition de 1830 se prépare dans un contexte complexe et, très rapidement, les Français se rendent maîtres d’Alger ; le Dey impose la capitulation le 5 juillet. Dans le reste du pays, la conquête, mal préparée, peine à avancer : l’administration est en désordre, pouvoirs militaires et civils n’arrivent pas à s’entendre, la résistance se met en place dans tout le pays. La région côtière est la première à être soumise : Constantine est prise en 1837, avec le ralliement des élites locales.

Après des années de guerre, cette reddition marque « un tournant dans l’histoire de la conquête de l’Algérie par les Français. Elle accentue la désorganisation politique et ne clôt pas la résistance ». À l’Ouest, l’émir Abd El Kader, devenu héros de la lutte nationale algérienne, mène une résistance longue et forte, en ralliant à lui de nombreuses tribus. En face, l’armée française du maréchal Bugeaud apparaît mal organisée, mal armée dans un terrain hostile, où les maladies sont nombreuses. Après des années de conflit et d’exactions de part et d’autre, Abd El Kader se rend en 1847 : l’année suivante, la conquête est officiellement terminée et s’ouvre pour la France le temps de l’occupation coloniale. Dans la période suivante, c’est une guerre totale qui est menée : « la défense de la République va de pair avec la conquête sans état d’âme de l’Algérie et le recours à la violence extrême », souligne l’autrice.

De l’occupation à la colonisation. L’impréparation coloniale

Dès la conquête d’Alger, « l’occupation [...] ne se contenta pas de détruire l’ordre politique, elle crée une énorme gabegie » : elle est en effet marquée par des tâtonnements et des conflits internes nombreux. Après plusieurs années d’hésitations, la France choisit de faire revivre un empire colonial démantelé par la Révolution française : la France devient métropole et l’Algérie une colonie de peuplement. La préparation d’un tel plan paraît contradictoire : d’un côté, l’autrice précise bien que « la perspective d’une colonisation de l’Algérie est bien dans l’air du temps avant 1830 à qui veut y prêter attention » ; mais d’un autre côté, elle décrit des pouvoirs politiques et militaires concurrents, une administration floue et des populations métropolitaines peu préparées à l’aventure coloniale. La Régence n’existe plus en 1835, le territoire devient « possession française dans le nord de l’Afrique », avant de prendre le nom d’Algérie en 1839, alors que territoire soumis reste incomplet et que les troupes d’Abd El Kader menacent Alger.

Les premiers projets d’occupation remontent en fait à 1831, études à l’appui, mais les désaccords sur la forme que doit prendre la colonisation font long feu et durent en fait près de deux décennies. Alger est rapidement réorganisée, les campagnes soumises font également l’objet d’une colonisation active. Dans les villes, les transformations urbaines sont à l’œuvre, sur le modèle occidental, d’abord à Alger, puis à Oran, Constantine, Philippeville et Bône : des nouvelles artères sont percées et des écoles inaugurées dans les quartiers des colons. Dès le départ, les populations sont séparées.

Avec la départementalisation de 1848, chaque commune dispose désormais d’une mairie et la vie politique se calque sur le modèle républicain de la métropole. Dans le monde rural, les territoires agricoles sont occupés et proposés à des colons français. De fait, les populations sont déplacées, déstructurant les logiques démographiques, sociales et économiques existantes, nourrissant ensuite la résistance à l’occupant. Ce vaste mouvement de spoliation renforce des difficultés déjà fortes dans l’agriculture, qui connaît régulièrement des invasions de sauterelles ou la sécheresse. En 1841, un texte fixe le cadre à ce mouvement : une « colonisation officielle étatique reposant sur la concession gratuite de parcelles rurales et urbaines qui doivent être mises en culture et bâties par les colons ».

Dans chacun de ces espaces, la colonisation entraîne donc une mise à l’écart des populations locales et donne naissance à de nombreux ressentiments : entre ces populations, aucune conciliation ne semble possible, expliquant alors comment cette colonisation, imposée d’en haut, préfigure les rancœurs entre les deux nations. L’autrice le souligne ainsi : « la volonté de résistance se fait jour dès le premier moment de la conquête ». Présente partout, cette hostilité à l’occupation ne se limite pas à la figure d’Abd El Kader, resté dans la mémoire algérienne mais se conçoit dans un mouvement plus large.

France-Algérie : « la blessure » coloniale

En fait, les liens entre les deux pays sont très anciens, et doivent être analysés au-delà de la relation de domination. Dès le  Moyen-Âge, les relations commerciales sont intenses de part et d’autre de la Méditerranée : blé, fournitures, esclaves naviguent d’une rive à l’autre, notamment entre Alger et Marseille. En Europe, les élites économiques et politiques développent alors une vision stéréotypée et la question civilisationnelle est très présente dès les premiers projets de conquête. En réalité, malgré les voyages et le commerce, ces deux mondes savent peu de choses l’un sur l’autre : ainsi, la conquête puis la colonisation contribuent à figer les images réciproques de Français guerriers et exploiteurs d’un côté, d’arabes à civiliser et à mater de l’autre. Aujourd’hui encore, « de part et d’autre de la Méditerranée, l’histoire de la période coloniale continue d’être plus qu’un enjeu mémoriel, c’est une blessure à vif qui n’a jamais vraiment cicatrisé ».

Du côté algérien, le choc et la violence de la conquête, puis l’imposition de nouvelles structures politiques ségrégatives (ajoutées au « choc des transformations urbanistiques ») entraînent la fuite d’une partie de la population d’Alger réfugiée dans les campagnes. La capitale se dépeuple, les tensions entre les musulmans et les juifs sont fortes, des lieux de cultes sont profanés... Jamais, au cours de cette période, les populations locales ne sont intégrées au projet colonial, les « indigènes musulmans » sont exclus des écoles et des administrations. Ailleurs, le mouvement d’appropriation foncière pèse lourd dans les relations : « les bases de la société rurale algérienne sont lourdement ébranlées ».

Côté Français, c’est une grande déception pour les colons : une « expérience doublement terrible car elle repose sur des terres prises aux habitants et que les nouveaux occupants, logés dans des camps de toile ou des baraques en bois, dénués de tout, y meurent en masse et partent dès qu’ils le peuvent ». Les nouveaux venus, fuyant souvent la misère en métropole, se trouvent plongés dans l’inconnu et peinent à s’intégrer et à faire fructifier les terres mises à leur disposition.

En métropole aussi, l’écho de la conquête retentit fortement : les défaites sont lourdement jugées à Paris et les exactions choquent l’opinion publique. Ainsi, à la chambre, les débats sont nombreux sur la question algérienne. À l’inverse, le pouvoir orléaniste met en scène la colonisation en faisant appel à des artistes œuvrant à la glorification militaire française pour nourrir l’imaginaire colonial et la curiosité. Les géographes, les artistes et les écrivains sont nombreux à faire le voyage, donnant naissance à un courant arabophile très dynamique où se mêlent volonté de domination, souci utilitariste et véritable attrait culturel : « avec la conquête de l’Algérie, c’est tout l’Orient qui se rapproche d’un coup ou presque de l’Europe ».

À Paris, c’est d’abord la mission civilisatrice qui est mise en avant, portée notamment par le saint-simonisme et les socialistes qui voient dans l’Algérie un laboratoire idéal d’expérimentations sociales et prônent l’alliance avec les élites locales. Mais force est de constater que, dans les faits, « se met en place un système politique où la pratique du terrain amène à bafouer sans arrêt les intentions civilisatrices proclamées » et où l’idéal d’un monde nouveau paraît bien utopique.

Dans les années 1840, sur ce vaste territoire, la guerre est omniprésente dans les esprits, « creusant le traumatisme causé par la conquête et accroissant le ressentiment et le rejet des envahisseurs » (traumatisme qui dure pendant le siècle et demi de la colonisation). L’autrice le rappelle : « tout n’est pas dit en 1848, mais les bases d’un système politique et social profondément et structurellement inégalitaire sont posées ».

En somme, c’est bien la genèse d’une blessure relationnelle que décrit Colette Zytnicki : « la colonisation de l’Algérie par la France commence et se termine par la guerre ».  Si les décrets de décembre 1848 font de l’Algérie un territoire français avec une administration calquée sur la métropole, l’ambiguïté demeure, entre un département intégré et une colonie de peuplement et d’exploitation où le vaste mouvement de spoliation des terres continue des décennies encore.