À quelles conditions démocratie et immigration pourraient-elles faire bon ménage ? Yascha Mounk et Raffaele Simone livrent deux lectures différentes de la question.

La coïncidence n’est pas banale, même si un thème appelle l’autre : Yascha Mounk et Raffaele Simone ont tous les deux consacré, à quelques années d’intervalle, un livre à la crise de la démocratie et un autre au problème de l’immigration. Si Mounk reste relativement optimiste sur le sujet et considère comme essentiel de promouvoir une vision ambitieuse en la matière, Simone l’est beaucoup moins, au point que l’on peine à se faire une idée des recommandations qu’il pourrait faire, au-delà de celle de prendre enfin toute la mesure du problème…

De la crise de la démocratie au problème de l'immigration

Dans Le peuple contre la démocratie (Editions de l’Observatoire, 2018), le politologue américain d’origine allemande Yascha Mounk expliquait que le populisme et le libéralisme antidémocratique contribuaient tous les deux à l’inquiétante perte de soutien de la démocratie libérale que révélaient les enquêtes.

Il en identifiait l’origine — hors de la sphère politique, et si on laisse de côté les réseaux sociaux — dans la stagnation des niveaux de vie d’une majorité de la population et dans l’angoisse que pouvait faire naître chez celle-ci l’afflux d’immigrés. Il expliquait que ces électeurs en tiraient la conclusion que les responsables politiques ne prenaient pas leurs problèmes au sérieux et ne faisaient rien pour eux. 

Pour rendre sa vigueur à la démocratie, il recommandait alors de « réparer l’économie », en luttant contre les inégalités qui s’étaient beaucoup accrues, de « domestiquer le nationalisme », en cherchant à promouvoir un « patriotisme inclusif » (quitte à restreindre l’immigration nouvelle), et finalement, de « refonder la religion civique ». Ces recommandations pouvaient toutefois donner l’impression de faire trop peu de cas des difficultés ou des empêchements que celles-ci devaient rencontrer dans la réalité…

L’essayiste italien, Raffaele Simone, qui s’était fait connaître en montrant, dans Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? (Gallimard, 2010), que l’émergence d’une culture de masse autour de la consommation et du divertissement compliquait énormément la tâche de la gauche, s’était lui aussi penché, à la suite de ce livre, sur la crise de la démocratie dans Si la démocratie fait faillite ? (Gallimard, 2016).

Il y décrivait une démocratie en grande difficulté, dont les principes — à propos desquels il préférait parler de « fictions » (le juriste Hans Kelsen ne faisait pas différemment) — avaient perdu l’essentiel du soutien qu’ils obtenaient précédemment, cela dans le contexte de mondialisation et de ralentissement de la croissance économique. La démocratie souffrait aussi, expliquait-il, d’une tendance à l’excès, qui suscitait des attentes irréalistes et fragilisait les institutions démocratiques. 

Il critiquait également l’« accueil inconditionné » des immigrés, qui avait fini par alimenter une montée de l’extrême droite et de mouvements populistes, avant de conclure de manière très pessimiste sur l’avenir de la démocratie.

Un choc inéluctable de codes moraux ?

Raffaele Simone s’est interrogé depuis — de manière plus approfondie, dans un livre écrit sous le coup de l’afflux des migrants en Europe en 2015, La grande migration et l’Europe (Gallimard, 2021) — sur ce qui lui semble être le début d’un phénomène appelé à prendre toujours plus d’ampleur.

On peut résumer son propos en quelques points (Dominique Schnapper en a publié une recension plus longue sur Telos). Les migrants apportent avec eux les codes moraux de leurs sociétés (une idée que R. Simone dit reprendre de Paul Collier, l'auteur d'Exodus : Immigration et multiculturalisme au XXIe siècle, bien que celui-ci insiste moins sur un antagonisme fondamental que sur le rythme, plus ou moins lent, d'absorption des diasporas, qui est au coeur de son modèle), c'est-à-dire un ensemble « de convictions, d’images, de préjugés, de normes religieuses, de règles de conduite, de conceptions politiques et sociales »   , qui entrent alors fatalement en conflit avec les codes moraux des sociétés qui les reçoivent. Il en résulte une production-confrontation de « passions collectives » qui, d’un côté comme de l’autre, restent peu étudiées.

Ces codes entrent notamment en conflit avec ce qui fait le fond de la culture européenne. Ainsi, « l'auto-analyse, le respect de la personne, la tolérance, l’esprit critique et l’auto-ironie, la vérification critique des vérités reçues dans n’importe quel domaine, y compris religieux, sont des compétences que les Européens assimilent à des degrés divers depuis leur enfance »   . Or ces caractères sont méprisés, étrangers ou incompréhensibles pour ces nouveaux arrivants, tout particulièrement lorsqu’ils sont originaires de pays musulmans. Et ici la différence est telle, qu’elle empêche que leur assimilation puisse se faire sans remettre en cause ces acquis.

Enfin, une série d’artifices rhétoriques et de considérations idéologiques (« nous avons ce que nous méritons », « l'Europe sera sauvée par l'immigration », « ils sont un petit pourcentage », « nous sommes tous des émigrés », « les frontières n'existent plus »), à l’analyse desquels Simone consacre une large place, contribue selon lui à masquer cette situation. Ils font toutefois de moins en moins illusion et ne réussissent plus à endiguer les peurs qu'éprouve par anticipation (à moyen et long terme) une large majorité des natifs.

Les difficultés que rencontrent les sociétés multiethniques

Le propos est sévère (on pourrait aisément le taxer d’islamophobie), et l’on peut certainement se faire une autre idée des capacités d’assimilation de ces populations par nos sociétés (et réciproquement). On peut alors se tourner à nouveau vers Yascha Mounk, qui s’est penché, à son tour, dans un livre récent, La grande expérience. Les démocraties à l'épreuve de la diversité (Editions de l’Observatoire, 2022), sur les difficultés que pose à nos démocraties leur transformation en sociétés multiethniques et multiconfessionnelles. 

Mounk rappelle tout d’abord l’origine des difficultés que rencontrent les sociétés multiethniques. Celles-ci tiennent à la fois — comme l’ont montré, d'une part, des expériences de psychologie et, d'autre part, des études d’anthropologie et de politique de terrain — à l’instinct grégaire qui nous pousse à nous regrouper et à discriminer ceux qui n’appartiennent pas à notre propre groupe et aux incitations produites par les circonstances pour les groupes majoritaires d’abuser de leur position et d’en tirer bénéfice.

Il s’intéresse ensuite à la façon dont l’histoire permet de documenter les principaux écueils, au nombre de trois selon lui, qui guettent les sociétés multiethniques : l’anarchie (structurée), la domination (plus ou moins douce) ou encore la fragmentation. En l’absence d’État centralisé ou lorsque celui-ci est faible, les conflits entre groupes, qui peuvent eux-mêmes être régis par des normes très détaillées, se déroulent sans référence à aucune règle, de façon totalement anarchique. A contrario, la domination de l’État par un groupe donné peut se traduire par une domination, plus ou moins douce, de ce dernier sur tous les autres groupes. Une alternative consiste bien dans un partage du pouvoir entre communautés, mais celui-ci présente l’inconvénient de renforcer les identités existantes, au détriment de tout sentiment de citoyenneté partagée…

Pour autant, le remède est connu, explique Mounk, grâce notamment, là aussi, à d’autres expériences de psychologie et à des études sociologiques qui ont montré que des contacts intergroupes permettaient d’accroître la tolérance entre ceux-ci, pour autant qu’ils respectent certaines conditions, comme de s’inscrire dans un contexte où les personnes se reconnaissent un statut égal, poursuivent un but commun, sont incités à coopérer et y sont encouragés par les figures d’autorité   .

Surmonter la diversité

Peut-on en tirer parti pour proposer une vision ambitieuse de démocratie multiethnique ? se demande l’auteur dans la partie suivante, avant d’en détailler les conditions. Sans surprise pour qui a lu son livre précédent, il se réfère ici à nouveau en premier lieu aux principes du libéralisme philosophique, soit le fait pour l’État de garantir aux citoyens la possibilité de rester fidèles à leur identité propre (contre toute forme de persécution), mais également la possibilité d’échapper à leur communauté (et donc à la coercition que celle-ci pourrait exercer à leur endroit) si tel est leur choix. Mais pour former une démocratie multiethnique épanouie, un « patriotisme culturel » (pour le distinguer d’un patriotisme ethnique ou d’un patriotisme qui serait uniquement civique) semble par ailleurs requis.

Celui-ci trouve son fondement, explique Mounk, dans la vie quotidienne et recouvre, par exemple, ce pour quoi ses habitants disent aimer leur pays. Il gagne également à s’accompagner d’un renforcement des relations de la vie quotidienne. La question a souvent été abordée à travers des métaphores et en particulier celle du melting-pot ou encore de la « salade composée », auxquelles Y. Mounk propose de substituer celle du « parc public ».

Mais on ne peut pas faire l’économie d’une dernière série de questions qui portent sur les normes politiques et sociales qui devraient alors orienter et limiter les choix individuels. « Pratiquement partout dans le monde démocratique, des débats féroces autour de controverses sociales ou culturelles apparemment futiles mobilisent les opinions publiques à un point inimaginable. »   . Elles sont bien souvent « les miroirs de désaccords très profonds sur la notion de diversité en démocratie »  

Mounk distingue ici trois approches. Tout d’abord, le retour à l’âge d’or d’une société homogène dont l’extrême droite fait la promotion, qui n’est tout simplement ni désirable ni réaliste, s’empresse de noter l’auteur. Elle consisterait pour ses tenants à créer une atmosphère suffisamment hostile pour que les immigrés quittent le pays. On imagine aisément la situation qui serait ainsi créée. 

La deuxième approche consiste dans le fait de ne rien faire ou de refuser le changement. C’est accepter que perdure « une structure de domination implicite qui divise la société entre un groupe de souche, qui appartient pleinement au pays, et plusieurs groupes périphériques qui restent confinés aux marges »   . L'auteur précise : « Cela se manifeste par exemple dans la réticence à l’égard des accommodements nécessaires à l’intégration pleine et entière des immigrés et autres groupes minoritaires »   . Ou encore : « Une autre manifestation de cette résistance au changement est la réticence à parler du rôle de la race et des autres identités attribuées »   , au risque de ne pas pouvoir reconnaître le racisme et les préjugés, pour les corriger.

Enfin, on pourrait qualifier la dernière approche de woke ou de mise en pratique de la critical race theory, dont Mounk critique tour à tour l'essentialisme stratégique appliqué à la race, l'idée que la compréhension mutuelle serait impossible et la dénonciation de l'appropriation culturelle — sans tomber toutefois dans les excès que l'on a vus récemment sur le sujet. Une telle approche consiste alors à renchérir sur la défense et la promotion des identités diverses.

Ces approches ont toutes les trois des défauts, explique l’auteur. Une autre voie est toutefois possible car « des gens nourrissant des identités différentes sont entièrement capables de comprendre les problèmes et les priorités des autres, d’entretenir une solidarité politique réelle et de construire une culture nationale authentiquement partagée »   , explique-t-il.

Pour Mounk, « Les démocraties multiethniques devraient aspirer à forger une solidarité politique fondée sur l’empathie entre leurs citoyens. Elles devraient célébrer le mélange des cultures qui les composent. Et, plus important encore, elles devraient s’attacher à bâtir un futur dans lequel race et religion compteront moins, et non plus qu'aujourd'hui, non parce que nous serions davantage à en nier le rôle actuel, mais parce que nous serions moins nombreux à souffrir des discriminations fondées sur nos identités attribuées. »   . C'est là une position très proche, soit dit en passant, de celle exposée par le nouveau ministre de l'éducation Pap Ndiaye dans La condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy 2008), qui date déjà de quelques années.

Le désaccord avec R. Simone, qu’il faut probablement considérer comme un tenant de la seconde approche, semble ici total. Il n’est pas si simple de trancher objectivement entre ces positions, qui ont de toute façon une dimension de pari sur l’avenir. Mounk s’y essaie dans la troisième partie du livre en s’interrogeant sur la faisabilité pratique de l’approche à la fois libérale et résolument optimiste qu’il propose.

Viser une solidarité politique fondée sur l’empathie et le dépassement des identités

Quelles pistes faudrait-il alors envisager pour faire advenir une telle vision ? se demande-t-il, après avoir réuni des éléments visant à montrer qu’elle était praticable. La chose est loin d’aller de soi. Des raisons de désespérer subsistent, qui entretiennent un pessimisme en la matière, lequel a eu tendance à se diffuser très largement ces derniers temps (à droite mais aussi à gauche). Ainsi, certains membres des démocraties multiethniques « subissent encore des discriminations significatives. Des conflits de longue date entre communautés ethniques ou religieuses pèsent toujours très lourd. On y déplore régulièrement des crimes racistes et des attaques terroristes sanglantes »  

Cela dit, la plupart de ces démocraties ont accompli des progrès notables, note Mounk. « Bien des sociétés parviennent, à intégrer les nouveaux venus, à élargir leur conception de l’appartenance et rejettent l’idée que les groupes minoritaires ne pourraient s’assimiler pour des questions de valeurs, et réussissent à offrir de réelles opportunités économiques aux communautés historiquement défavorisées »   , souvent en forte ascension sociale. On peut, par exemple, constater à travers des enquêtes, montre l'auteur, un soutien affirmé des immigrés à la cause des valeurs démocratiques et aux institutions de leur pays d’accueil, comme une rapide acculturation à la langue du pays (même si celle-ci prend parfois une ou deux générations).

Quant au lien entre immigration et criminalité, il ne concerne jamais qu’une petite minorité, et « le fait qu’une fraction infime des nouveaux venus commette des crimes n’est en rien une raison de barrer l’accès à tous les autres et n’est certainement pas une excuse pour violer les droits de ceux qui sont installés dans le pays légalement »   . Comme il est évident que la grande majorité des musulmans, clairs partisans des États démocratiques dans lesquels ils vivent, rejette toute forme d’action politique violente   .

Dans le chapitre suivant, l’auteur se penche sur les prévisions démographiques, qui opposent souvent schématiquement les blancs aux non-blancs, compris comme deux blocs homogènes et antagonistes — niant de ce fait les effets du métissage —, ainsi que sur les implications que certains ont cru pouvoir en tirer, comme l’idée que la croissance démographique des minorités offrirait, à terme, le pouvoir aux démocrates (aux États-Unis). Ce qui semble une conjecture particulièrement hasardeuse, y compris au regard des résultats des dernières élections, note alors Mounk.

Celui-ci consacre enfin un dernier chapitre à se demander quelles politiques publiques pourraient contribuer à faire advenir les démocraties multiethniques épanouies qu’il appelle de ses vœux. Il évoque ainsi successivement (en reprenant quelques-uns des préconisations de son précédent livre) l’effort à consentir en faveur d’un progrès des conditions de vie des citoyens ordinaires, en défendant la nécessité de trouver le moyen de stimuler la croissance économique (sachant que les considérations écologiques trouvent à ce jour peu de place dans ses analyses) ; la mise en place ou le maintien d’un État-providence généreux, qui vise le déploiement d’une solidarité universelle (plutôt qu’en faveur de telle ou telle minorité) ; enfin, la nécessité de se doter d’institutions efficaces et inclusives, qui puissent donner aux citoyens le sentiment de pouvoir faire entendre leur voix.

L'auteur redit à ce propos sa position en faveur de politiques limitant l’immigration nouvelle, dans la mesure où c’est clairement ce que souhaite la majorité (sur ce point Raffaele Simone ne dit pas autre chose), en laissant chaque pays définir ses règles en la matière (ce qui peut poser quelque problème à l’Union européenne en particulier). Il semblerait qu’il existe un lien empirique étroit et inverse entre le contrôle des frontières et l’hostilité à l’égard de l’immigration   , nous dit Mounk, mais n'est-ce pas là une façon de se dédouaner à bon compte ? Quoi qu’il en soit, il conviendrait certainement d’expliciter davantage comment conjuguer mesures restrictives à l'entrée et politiques inclusives en la matière. 

Finalement, il souligne encore l’importance de (re)fonder une culture de respect mutuel qui aille contre la polarisation politique croissante que l’on a pu observer ces dernières années, qui ne vaut pas que pour les États-Unis.

L’histoire va vite et les conséquences de la guerre en Ukraine nécessiteront d’actualiser ces réflexions sur bon nombre de ces points, mais il faut savoir gré à Yascha Mounk de nous avoir offert ici un cadre d’analyse qui permet de prendre une vue large des problèmes.