Les biographies d’Alexandre Millerand et de Paul Doumer viennent compléter l’histoire du personnel politique sous la IIIe République.
Les deux Présidents Alexandre Millerand (de 1920 à 1924) et Paul Doumer (de 1931 à 1932) appartiennent à la même génération. Ils ont tous les deux suivi le cursus honorum de la République, et tous deux ont progressivement glissé du centre-gauche (radical voire républicain-socialiste) au centre-droit (Alliance démocratique et Fédération républicaine). Leur parcours croisé restitue une page de l’histoire nationale.
Enfances et formations
Millerand est né en 1859. Fils de commerçants, sa mère appartient à une famille juive convertie. Il suit des études de droit et devient avocat en 1881. Considéré comme l’un des étudiants les plus éloquents, il défend les mineurs de Decazeville et de Carmaux, puis plusieurs figures de la gauche. Parallèlement, il se lance dans le journalisme, travaillant aux côtés de Georges Clemenceau à La Justice puis avec Jean Jaurès à La Petite République. Après son expérience ministérielle, il continue de plaider mais se réoriente vers le droit des affaires, prenant la tête d’un grand cabinet.
De deux ans son aîné, Doumer est un enfant de la méritocratie. Ouvrier graveur le temps de ses études, il obtient le baccalauréat puis devient professeur de mathématiques. Il quitte ensuite cette profession en 1883 pour embrasser la carrière de journaliste, qui lui sert de tremplin pour entamer une ascension politique dans le radicalisme de gauche.
Profession politique
Les deux hommes suivent des carrières politiques différentes. Millerand commence comme conseiller municipal radical de la Seine en 1884 avant d’être élu député l’année suivante ; il siège alors à l’extrême gauche. Un temps boulangiste, il rompt très vite avec ce mouvement pour rejoindre les députés radicaux-socialistes puis les socialistes indépendants en 1893, incarnés par le groupe parlementaire l’Union socialiste.
Comme le souligne Jean-Philippe Dumas, ses rapports avec les autres socialistes sont conflictuels. Il est en effet partisan de la défense nationale et de l’entente avec les radicaux, dont il est considéré comme trop proche. Sa participation au gouvernement Waldeck-Rousseau en 1899, en tant que ministre du Commerce et de l’Industrie, parachève son éloignement.
Millerand est un réformateur social. Il fait adopter par décret plusieurs textes permettant une amélioration des conditions de travail : indemnisation des accidents du travail, mise en place des prud’hommes et surtout limitation de la durée du travail à 10 heures. Mais ces mesures sont considérées comme insuffisantes de la part de ses anciens camarades — à l’exception de Jaurès, partisan de la réforme à défaut de révolution.
Son parcours politique poursuit sa direction vers la droite lorsqu'il soutient Paul Doumer à l’élection présidentielle de 1906, contre le candidat de la gauche Armand Fallières. Après cet événement, Millerand reste encore quelques années membre du groupe socialiste indépendant, puis rejoint le Marais radical. Il participe finalement au gouvernement Briand en 1910, et ne quittera plus les ministères depuis lors — sauf quelques intermittences.
Doumer, pour sa part, débute en tant que conseiller municipal à Laon puis député du groupe de gauche à partir de 1888. Un temps boulangiste lui aussi, il rompt peu après avec le Général. Après avoir été battu en 1889, il intègre le cabinet Charles Floquet et trouve une nouvelle terre d’élection dans l’Yonne. À la chambre, il est une figure de la rénovation sociale, se prononçant pour la création d’un impôt progressif sur le revenu.
Ministre des Finances en 1895, il commence sa carrière ministérielle plus jeune que son concurrent, mais l’interrompt pour partir comme gouverneur général de l’Indochine, où il conduit une politique de grands travaux et de construction au profit des industriels et des colons, utilisant régulièrement la troupe contre les révoltes des Indochinois. En 1902, alors qu'il rentre en France, il retrouve un siège dans l’Aisne et renoue ainsi avec la carrière politique.
Les honneurs de la République
Du fait de son passage par l’Indochine, Doumer évolue vers le centre droit plus tôt que Millerand. En 1905, il devient Président de la Chambre des députés, succédant à celui qui deviendra son adversaire, Émile Combes. Lorsque la loi de Séparation des Églises et de l'État est votée, Doumer s'abstient toutefois, quoique cette loi soit l'aboutissement de la politique anticléricale virulente menée par Combes durant ses années de mandat. En tant que Président de la Chambre, Doumer prône davantage de transparence et demande notamment que les scrutins de l’assemblée soient publics.
Candidat malheureux à la Présidence en 1906, il est battu lors des élections de 1910, mais trouve une porte de sortie au Sénat deux ans après. Durant cette période, il noue de solides relations avec le Tsar Nicolas II, ce qui renforce l’hostilité d’une partie de la gauche à son endroit. À partir de 1912, il devient l’un des principaux artisans des Commissions des finances et de l’armée du Sénat. Comme Millerand, il est partisan de l’extension du service à trois ans et d’une politique d’armement ; mais la guerre arrivant, il entre en conflit avec lui sur la question des choix en matière d’armement.
Millerand incarne à partir de 1910 la République nationaliste et cocardière. Ministre de la Guerre, il fait voter la loi sur les trois ans de service militaire, différents textes renforçant la hiérarchie dans l’armée et le projet d’application du carnet B, pour faire arrêter les militants fichés comme antimilitaristes. Il quitte le ministère de la Guerre en 1913 pour y revenir le 26 août 1914. Il est l’un des partisans les plus acharnés du renforcement de la discipline avec la mise en œuvre des conseils de guerre et l’incorporation rapide des conscrits. Sa politique est souvent critiquée en raison de son absence de transparence et de ses choix en matière d’armement. Il est finalement démis de ses fonctions par Briand en 1915. Millerand se construit en paralèlle un réseau dans les cercles d’influence ; ainsi, il se fait élire à l’Académie des sciences morales et politiques.
Contrairement à Millerand, Doumer est favorable à ce que le Parlement contrôle les crédits et la politique militaires. Il est ministre d’État en 1917 pour quelques mois.
Le centre-droit d'entre-deux-guerre
En 1919, Clemenceau nomme Millerand Commissaire général de la République pour régler la réintégration de l’Alsace et de la Moselle à la France, dont il maintient le statut concordataire. Dans le même temps, il prend en charge le portefeuille des Affaires étrangères avec lequel il mène une politique antiallemande, décrétant l'occupation partielle de ces territoires.
L’année suivante, il est Président du conseil alors que Doumer refuse de se présenter. Face aux cheminots en grève, soutenus par la CGT et endurcis par le régime sovitétique fraîchement installé, il est partisan d’une répression dure – mise à pied, licenciement, fermeture des locaux syndicaux. Le même positionnement anti-communiste s'applique à la guerre civile russe : Millerand soutient à cette occasion les Russes blancs.
À la fin de l’année 1920, il est élu Président de la République par la chambre. Il cherche à étendre les prérogatives de cette fonction principalement honorifique, notamment dans les affaires étrangères et militaires, mais échoue. Nationaliste et clérical, c’est à son initiative qu’est créée la tombe du Soldat inconnu. En 1924, alors que le Cartel des gauches a obtenu une majorité à la Chambre, il contraint Millerand à la démission. Ce dernier reprend néanmoins son bâton de pèlerin et fonde la Ligue nationale républicaine. Battu à la députation, il se reporte sur le Sénat où il anime la droite jusqu’en 1940. Il ne peut voter les pleins pouvoirs à Pétain, car il n’a pas été convoqué…
Doumer, de son côté, est de nouveau nommé ministre des Finances dans le gouvernement Briand. Il inaugure une politique de contrôle budgétaire. Son glissement à droite est moins prononcé que celui de Millerand puisqu’il occupe de nouveau ce poste pendant le mandat du Cartel des gauches. Éclaboussé par plusieurs scandales financiers liés à sa politique coloniale, il conserve néanmoins son poste de sénateur. Il devient Président de la chambre haute en 1927 puis Président de la République, avec l’appui de la droite parlementaire. À l’inverse de Millerand – et contrairement à ce qu’il avait proposé en 1906 lors de sa candidature malheureuse –, il ne cherche pas à réformer l’institution. Doumer est assassiné par un Russe blanc déséquilibré en 1932.
Ces deux portraits, plein d’empathie, nous font pénétrer dans les méandres de la carrière de deux hommes politiques, incarnant le visage d’une République parfois sociale, mais surtout nationale, marquée par l’épreuve de 1914.