Vingt-six ans après la mort de Duras, ses lettres à son amie cinéaste Michelle Porte, souvent anecdotiques, intéresseront les fétichistes et quelques autres.

Duras, égocentrique et généreuse

Michelle Porte a consacré deux de ses films à Marguerite Duras : Les Lieux de Marguerite Duras (1976) et Savannah Bay c’est toi (1984). Leur amitié remonte à 1966. La cinéaste aurait voulu faire partie de l’équipe du film La Musica, que Duras adaptait de sa pièce. Comme elle était au complet, l’auteure lui écrivit : « L’équipe est logée avec moi à l’hôtel Normandy de Deauville, je vous donnerai les clefs de mon appartement aux Roches Noires à Trouville, vous serez tranquille. » Cette générosité pour une jeune inconnue est l’envers d’une forme de brutalité légendaire, chez celle avec qui « les relations n’étaient pas un long fleuve tranquille », comme le rappelle l’éditrice de ce recueil dans sa préface.

Comment ne pas s’étonner que Duras n’ait jamais écrit correctement le prénom de son amie et se soit adressée toute sa vie à « Michèle » dans ses lettres ? Quand, en 1981, elle veut reprendre le studio loué à la cinéaste et à sa compagne, la sculptrice Marie-Pierre Thiébaut (dont elle chercha à faire connaître le travail par de multiples démarches), pour y loger Yann Andréa, qu’elle a rencontré un an plus tôt, elle leur écrit : « Je vous supplie toutes les deux de me comprendre : c’est impossible de vivre avec un pédéraste, c’est atroce — et il est charmant — parce que la pédérastie s’ignore, l’altérité, elle ne sait pas le sens du mot, et la souffrance non plus. Je voudrais beaucoup que cela ne soit pas arrivé. Mais c’est trop tard. » Il est vrai que, pour ce qui est du manque du sens de l’altérité, Duras savait de quoi elle parlait, même si ses lecteurs se lisent et se reconnaissent, fascinés, dans le miroir de son égocentrisme forcené.

Un dispositif éditorial précieux

Chaque lettre est suivie de son commentaire par Michelle Porte, qui en resitue le contexte et les enjeux. Marguerite Duras apparaît comme un véritable personnage, dont son amie s’enchante : « Avec elle, on était dans la littérature ! » Le livre contient aussi seize photographies, dont une sur laquelle Duras coud sur la terrasse de sa maison de Neauphle-le-Château en 1975. Elle figurait dans le premier tirage du livre Les Lieux de Marguerite Duras en 1977, mais disparut ensuite…

Le lecteur découvre aussi, avec émotion, trois lettres en fac-similé. En haut de l’une d’elles, Duras note : « La mort d’Allende et les événements du Chili m’ont complètement bouleversée, c’est affreux. » Mais elle évoque aussi le ménage qu’elle a fait dans un appartement avec son amie Sonia Orwell, arrivée de Londres, ses voyages, ses amitiés, ses découvertes artistiques, ses doutes. Parmi les documents retrouvés par Michelle Porte dans ses archives, on peut lire une lettre de Duras au directeur de l’INA pour défendre la liberté de son amie cinéaste : « La qualité de la personne n’est pas mise en cause. Ce qui l’est, c’est ma conviction personnelle, irréductible, et qui peut s’énoncer ainsi : je ne crois qu’au travail personnel dans le domaine de toutes les disciplines de création. Ne pas y croire me paraît d’une aberration déjà périmée : c’est exactement sur le point de l’élaboration collective que mai 68 — du fait qu’il en a prolongé la pratique après la période très courte de la “révolution” — a définitivement vieilli. »

Ces lettres, assez inattendues et d’autant plus précieuses que Duras préférait téléphoner à ses proches, sont un cadeau qu’elle nous fait à travers le temps. Le bandeau « Duras intime » proposé par Gallimard ne saurait toutefois faire oublier que c’est au sein de ses livres qu’on la retrouvera le mieux, dans ce mélange de fiction et de vécu qui marque son œuvre et sa vie.