Les manuscrits inédits d'un cours de Michel Foucault prononcé en 1954 exhument les prémices de sa réflexion sur la possibilité d'une connaissance de l'homme, c'est-à-dire d'une anthropologie.

Le manuscrit de Michel Foucault (1926-1984) édité sous le titre La Question anthropologique a été conservé à la BNF depuis la mort de son auteur, sous la forme de feuillets numérotés dans des boîtes en carton. La compilation d’un tel matériau n’a pas été sans poser problème (numérotation flottante de certains textes, absence de titres pour certaines parties, découpages imprécis…) ; l’ample postface d’Arianna Sforzini, intitulée « Situation du cours », en restitue les détails.

Le contenu de ce manuscrit n’en est pas moins décisif puisqu’il interroge, une dizaine d’année avant son large déploiement dans Les Mots et les Choses (1966), la notion d’anthropologie, ou plus exactement l’émergence d’un questionnement sur l’humain, tel qu’on le voit se développer dans les écrits de philosophes majeurs tels que Descartes, Malebranche, Feuerbach, Leibniz, Kant, Hegel, Nietzsche. Foucault y montre que ce qui signifie étymologiquement la « science de l’homme » implique en fait de se référer à une figure de l’humain construite historiquement, et dépendante d’autres notions telles que celles de monde, de nature et de vérité.

Ce faisant, Foucault remet en cause l’idée que l’« homme » constituerait un objet de savoir neutre, constitué tel de toute éternité. Et de fait, l’anthropologie n’existe pas de tous temps et dans toutes les cultures. Pour qu’une anthropologie soit concevable, il faut saisir l’homme comme susceptible de donner ses significations au monde et à la nature, en même temps qu’à lui-même. En un mot, l’anthropologie dont parle Foucault dans cet ouvrage est moins une « science » qu’un dispositif de pensée historiquement situé.

La fabrique d’un cours 

Ces réflexions se donnent à lire sous la forme singulière de notes prises en vue d’un cours — effectivement prononcé en 1954 —, dont Foucault avait rassemblé les éléments synthétiques sur des feuillets. Ce format suscite une très grande tension du côté du lecteur, qui doit reconstituer par lui-même les enchaînements que ces notes suspendent mais que la prestation orale a comblés.

Les notes n’indiquent pas la raison pour laquelle Foucault s’est penché sur ce thème pour son cours de 1954 à l’université de Lille et à l’École normale supérieure. Pour autant, les lecteurs familiers de son œuvre savent que cette préoccupation a été centrale dans sa pensée, et ce depuis ses débuts. Mais l’originalité de ces manuscrits tient surtout à ce qu’ils donnent à voir l’élaboration patiente et rigoureuse d’une problématique, à partir d’oppositions conceptuelles qu’on voit fructifier tout au long du cours : l’opposition entre l’homme comme être de nature et l’homme comme principe de soi-même, par exemple, mais aussi l’opposition entre situation marginale de l’anthropologie et situation centrale, etc. 

Des références bibliographiques aux auteurs discutés (Galilée, Descartes, Kant, Feuerbach…) sont égrainées tout au long de la lecture, ouvrant pour le lecteur la possibilité d’identifier où Foucault puise son inspiration pour défendre sa thèse. Les textes étant le plus souvent restitués dans leur langue originale (très souvent en allemand) et rarement présentés par Foucault lui-même, l’éditeur a assorti l’ensemble de « notes » permettant de se familiariser avec les philosophes cités et les concepts que Foucault leur emprunte pour bâtir sa problématique.

L’impossibilité d’une anthropologie

Une « science » telle que l’anthropologie, affirme Foucault, n’aurait pas eu de sens par exemple en Grèce ancienne ou à Rome, ni même durant l’époque médiévale : la pensée y est alors dominée par la référence à un Cosmos qui engloutit en quelque sorte l’humain et lui retire le privilège de la vérité. Pour qu’une pensée anthropologique se profile, il faut au contraire concevoir l’humain comme déchiffrant lui-même sa propre vérité, comme fondant un discours sur lui-même et se découvrant comme auteur de la réflexion sur soi.

Une telle perspective nécessite dès lors de cerner à quel moment cette science s’est constituée et de mettre en évidence les conditions historiques qui l’ont rendue possible. Michel Foucault montre, à cet égard, que l’exclusion de l’idée de Cosmos a été déterminante, afin de dissocier l’être du monde et l’être de l’homme — et la vérité portant sur l’un et l’autre. Un premier nœud est identifiable, en ce sens, autour des XVIIe et XVIIIe siècles.

La notion de monde qui s’élabore à cette époque ne rend cependant toujours pas possible la rencontre de l’homme avec lui-même : rien, dans ce monde, ne lui parle de lui, sinon pour lui enseigner qu’il s’y tient comme un étranger. Dans les écrits de Malebranche, sur lesquels s’appuie essentiellement Foucault dans ces pages, le monde se réduit en effet à l’espace dans lequel Dieu géométrise et calcule, et duquel l’homme doit s’effacer pour laisser apparaître dans toute sa vérité l’image de son créateur.

Dans ce contexte où l’homme n’est que le signe de la transcendance, Foucault note que l’« anthropologie » s’entend même en un sens négatif : on parle d’anthropologie lorsque l’homme n’applique pas les lois générales de la volonté divine. L’anthropologie, comme l’écrit Malebranche, « c’est l’orgueil de l’homme pécheur dont la présomption fait Dieu à son image » ; c’est l’attitude de l’homme après la Chute. Ainsi, jamais la philosophie classique n’a ressenti l’exigence de définir l’idée anthropologique dans son autonomie.

Déplacement des obstacles 

De manière générale, Foucault explique comment la théologie et la métaphysique ont fait obstacle au développement d’une telle « science » jusqu’au XVIIe siècle. Il relève par exemple que l’horizon même d’un Absolu implique l’exil de l’humain, puisque celui-ci est poussé à chercher son bonheur hors de lui-même, en Dieu. De ce point de vue, l’homme n’est pas chez lui dans la vérité ; il en est dépouillé puisque celle-ci est toujours détenue et garantie par un être supérieur. Foucault poursuit des analyses similaires concernant la théorie de la Grâce ou la conception de la nature comme œuvre divine.

Certes, les découvertes physiques de Galilée et de Descartes ont modifié la perspective de l’homme sur la nature : elle ne correspond plus désormais au Cosmos des Anciens. Elle conserve cependant la préséance sur l’homme, de sorte que c’est toujours en elle qu’il doit déchiffrer la vérité. En d’autres termes, le fini (l’humain) demeure rapporté à un Infini (la nature mathématisée) qui lui échappe, de sorte que la vérité continue de se trouver hors de l’homme plutôt qu’en lui. 

L’originalité de l’exigence anthropologique

Foucault s’intéresse ensuite au tournant réalisé par les philosophes de la conscience qui, au XIXe siècle, ont fait advenir l’idée d’une essence humaine singulière à travers la nature, le monde, l’histoire et le savoir. L’œuvre de Kant notamment, structurée autour de la notion de « critique », a mis en évidence le mouvement réflexif qui est à l’origine de toute connaissance. Elle effectue ainsi un premier pas en direction de l’anthropologie, puisque la vérité est désormais un produit de la pensée humaine.

À la suite du criticisme kantien, Foucault considère que c’est toute l’entreprise de la phénoménologie et des sciences humaines qui se trouve engagée. C’est ce que permet de montrer l’étude de Hegel, notamment, pour qui l’humain est désormais une essence concrète et immédiate, présent dans l’unité sensible du monde et non étranger à lui. Un nouveau rapport au monde s’institue alors, qui n’est plus réductible à un rapport de connaissance, mais qui englobe l’ensemble de la sensibilité. Feuerbach ajoute à cela la dimension inter-individuelle voire universelle de la vérité : la perspective anthropologique qu’il prolonge permet de saisir l’humain comme l’origine de sa propre vérité ainsi que celle des autres.

La fin de l’anthropologie

Mais le labeur de la philosophie anthropologique n’est pas achevé pour autant. Foucault a montré de quelle manière elle permettait d’interroger l’homme dans son rapport à la vérité ; mais la question même de l’essence de l’homme est restée obscure. À l’édification des sciences humaines vont ainsi répondre une série de critiques, émises par exemple par Nietzsche ou Freud. Le premier soulève le problème de la croyance en la vérité — plutôt que de son édification ; son objectif n’est plus d’affirmer la nécessité de la vérité, mais au contraire de s’en libérer. Freud, de son côté, introduit la dimension de l’inconscient, qui fait échapper un continent entier à la vérité de l’homme et sur l’homme. Toute la construction réalisée depuis Kant autour de la notion de conscience s’effondre alors, annonçant la fin du dispositif anthropologique.