L'archéologue Jean-Paul Demoule réinscrit le phénomène de la migration dans le temps long, pour mieux comprendre les mouvements actuels dans leur ampleur et leurs contrariétés.

Les migrations sont un mouvement qui a accompagné les sociétés humaines depuis leur naissance. L’archéologie révèle ces flux qui, d’un continent à l’autre, ont provoqué un brassage perpétuel des populations, accompagné de répressions et d’ostracismes. Paradoxalement, si les sociétés nomades tendent à disparaître, l’homme n’a jamais été aussi mobile qu’au XXIe siècle. Dans Homo Migrans. De la sortie d'Afrique au Grand Confinement, l’historien et archéologue Jean-Paul Demoule retrace l’histoire des migrations, du paléolithique à nos jours.

Les frontières et leur franchissement sont au cœur du programme de Première. Replacer les migrations dans un temps long permet de mieux saisir les notions d’exil et de migrants.

 

Nonfiction.fr : Migrations économiques, climatiques, politiques... vous montrez que ces mouvements ne sont ni le fruit de la mondialisation, ni celui du XXIe siècle. Les causes des migrations sont au fond les mêmes depuis deux millions d’années. Comment est né ce projet d’écrire une histoire des migrations et des migrants ?

Jean-Paul Demoule : Cela faisait partie depuis longtemps des projets de recherche que j’avais en tête, et c’est dans une discussion avec Sophie Bajard, des éditions Payot, que le projet a mûri, d’autant que se profilaient les différentes campagnes électorales où le thème des migrations — pas toujours pour de bonnes raisons — allait nécessairement s’inviter dans le débat public. Je n’ai évidemment pas souhaité faire un livre militant, mais simplement un livre d’histoire, relatant les faits, montrant les différences et les permanences au fil des deux derniers millions d’années, mais qui n’en n’est pas moins un livre politique, au sens premier du terme.

J’ai souhaité le faire sur le très long terme, tout en restant synthétique et lisible, et en recherchant constantes et différences. Ces dernières tiennent surtout à l’accroissement continu de la démographie humaine. De fait, la colonisation de l’Europe il y a 8 000 ans par des pionniers agriculteurs venus du Proche-Orient, ou celle des Amériques par les Européens à partir des « Grandes Découvertes » se sont faites selon des modalités évidemment bien différentes ; mais au fond, il s’agit toujours des mêmes causes.

L’une des forces de votre livre est de montrer qu’aucune société n’est intemporelle. Les populations n’ont cessé de se brasser. Il y a pourtant un vocabulaire récurrent qui émaille les siècles comme « barbares » ou « invasions ». Le migrant a-t-il toujours été vu comme un danger ?

Effectivement, l’idée d’entités politiques et culturelles qui se perpétueraient indéfiniment « depuis le fond des âges » (comme écrivait le général de Gaulle à propos de la France, ou plutôt de l’idée qu’il s’en faisait), n’a historiquement aucun sens. L’idée d’une nation comme communauté de citoyens ne remonte qu’à la Révolution française et au romantisme ; auparavant, il n’y avait que des souverains de droit divin régnant sur des sujets, accroissant leurs territoires au gré des guerres ou des mariages. La plupart des nations modernes ne remontent au mieux qu’au XIXe siècle, et souvent ne datent que des toutes dernières décennies. Elles sont donc issues de métissages culturels et humains permanents.

Pourtant, à chaque fois, l’étranger — « barbare » par définition — est effectivement vu comme un danger. S’il est admis, c’est souvent comme esclave préalablement capturé ou acheté, ou comme travailleur pauvre. La plupart des sociétés étatiques ont été esclavagistes, l’Europe récente en premier lieu par l’intermédiaire de ses colonies. Mais il y eut parfois le « bon sauvage », du moins comme thème littéraire, ou l’Africain comme « grand enfant » (de la publicité pour le chocolat en poudre à Joséphine Baker, sans oublier les zoos humains de la fin du XIXe siècle). Le barbare ou le sauvage sont un repoussoir — repoussoir néanmoins indispensable sur le plan économique, mais aussi en tant que bouc émissaire.

L’archéologie, la mythologie, la linguistique et désormais la génétique, nous permettent de retracer les parcours de certaines populations. Vous le montrez très bien pour les Indo-Européens. D’où viennent les Européens ?

L’Europe est une invention des Européens. C’est en effet le seul continent qui ne soit pas clairement délimité par des océans ; il n’est au fond que l’ultime presqu’île de l’Eurasie (ou de l’Asie). C’est là où l’on n’a pas pu aller plus loin, du moins jusqu’aux « Grandes Découvertes ». Comme toutes les autres parties du monde, les populations n’ont jamais cessé de s’y mélanger. Après les premiers Homo erectus, il y a au moins un million d’années (lesquels se transforment sur place peu à peu en Néandertaliens), arrivent les Sapiens (c’est-à-dire vous et nous), toujours chasseurs-cueilleurs, il y a quelque 40 000 ans. Ils sont supplantés et assimilés il y a 8 000 ans par des agriculteurs néolithiques venus du Proche-Orient, tandis que d’autres mouvements de population, éclairés par des analyses génétiques préliminaires, sont signalés depuis l’Europe orientale.

Outre de perpétuels déplacements internes (colonies grecques, conquêtes romaines, raids vikings, migrations germaniques, etc.) se succèdent, venus de l’extérieur, des comptoirs phéniciens et carthaginois, l’implantation de communautés juives, des migrations venues d’Asie comme les Huns, puis les conquêtes arabo-berbères dans le sud du continent, puis les Magyars, les Turcs et les Mongols, etc. — jusqu’aux immigrations récentes dues à la révolution industrielle. Dans le même temps, des millions d’Européens sont allés, au cours des cinq derniers siècles, coloniser une grande partie du monde, créant de nouvelles entités culturelles plus ou moins métissées avec les habitants originels de ces régions (davantage au Brésil qu'au Canada). Définir une identité européenne n’a donc de sens que par rapport à un moment précis du temps et pour des groupes sociaux définis (les intellectuels du siècle des Lumières, par exemple). Sinon, comme pour toute autre identité, c’est une notion sans cesse fluctuante.

Vous employez le terme de « génocide » pour qualifier la conquête des Amériques et la traite atlantique. Pourquoi avez-vous choisi ce terme qui peut ici paraître anachronique par rapport à la définition forgée par Raphaël Lemkin ?

J’emploie même le terme de « génocide » pour la conquête des Gaules par Jules César, au grand dam de certains antiquisants qui s’efforcent régulièrement de le laver de cette accusation, justement sous prétexte d’anachronisme. Il a pourtant, de son aveu même, exterminé entièrement dans la région du Rhin une population de 200 000 à 400 000 âmes : les Usipètes et les Tenctères, pour être précis, hommes, femmes et enfants. Certes, on peut restreindre la définition du « génocide », mais la stratégie de César n’a guère été différente de l’« ordre d’extermination » (Vernichtungsbefehl) du général allemand von Trotha en 1904 contre les Herero de l’actuelle Namibie, avec 80 000 morts à la clef, soit les trois quarts de la population (ce qui est considéré comme le premier génocide du XXe siècle).

Concernant les Amérindiens d’une part, et la traite esclavagiste atlantique de l’autre, il y a eu évidemment des massacres systématiques lors d’épisodes de répression, mais on objecte qu'il n’était pas dans l’intérêt des marchands et des propriétaires d’esclaves de faire périr leur main d’œuvre. Certes, mais le résultat a été le même, pour les uns comme pour les autres, que ce soit du fait des tueries, des déportations, de la maltraitance ou des maladies importées. C’est pourquoi j’ai proposé le terme de « génocide involontaire », comme on parle d’« homicide involontaire », puisqu’il s’agit de millions de morts, et même de dizaines de millions dans le cas des Amérindiens — même si j’admets que ce n’est pas une définition strictement juridique.

Le « grand confinement » semble marquer une rupture dans votre ouvrage. Que représente pour vous ce moment singulier dans l’histoire des migrations ?

Le « grand confinement » (qui figure dans le sous-titre de mon livre) est un événement inédit dans l’histoire humaine ; mais, paradoxalement, il se situe dans la continuité d’un processus historique enclenché avec le néolithique, lorsqu’on invente la sédentarité et les maisons en dur, d’où l’on ne sort que pour cultiver les champs à proximité immédiate du village et y faire paître les troupeaux. Puis, avec les villes, la nourriture vient d’elle-même et les professions sédentaires se multiplient (artisans, commerçants, police, bureaucratie, clergés, artistes, etc.), tandis que l’on invente aussi l’écriture, qui permet de communiquer à distance avec autrui.

Au fil du temps, avec la croissance exponentielle de la population humaine, les moyens de communiquer à distance ne cesseront de se perfectionner : papier, imprimerie, télégraphe et finalement internet. Avec la mécanisation des tâches, le nombre de travailleurs dans l’agriculture et l’industrie ne cesse de diminuer au profit des services, dont une grande partie peut désormais se faire en télétravail, ce que le confinement n’a fait qu’accélérer. De fait, de nombreuses autres activités que le travail se déroulent dans des espaces restreints (le sport en salle, la guerre par voie de missiles, sans compter la livraison de biens à domicile via porte-containers et bientôt drones, etc.). Bien sûr, il y a des exceptions à tout, comme le tourisme (mais qui ne concerne que 10 % à 15 % de l’humanité et voit certains lieux se restreindre du fait de leur sur-fréquentation, pour faire certainement place dans l’avenir à toutes les possibilités de la réalité virtuelle depuis chez soi) ou bien les trajets pendulaires quotidiens des travailleurs chassés des centres-villes trop coûteux (d’où le mouvement des Gilets Jaunes). Quant aux « migrants », leur but n’est pas un nomadisme perpétuel, mais de pouvoir à nouveau se sédentariser — si possible définitivement —, dans un lieu plus sûr. Même si on n’a jamais autant circulé, la tendance générale, rapportée à la masse exponentiellement croissante de l’humanité, est à une immobilisation progressive.

Comme vous le dites vous-même, faire l’histoire des migrations, c’est faire l’histoire de l’humanité. L'« autre » a ainsi souvent été identifié comme un barbare et constitué un bouc-émissaire. Voyez-vous des spécificités au XXIe siècle ?

À l'origine, le « barbare » est celui qui ne parle pas grec, qui n’émet que des « borborygmes ». Cicéron, de même, se moque des Gaulois à l’occasion d’un procès où il défend un gouverneur colonial véreux contre ses administrés plaignants, raillant leur langue, leur religion et leur prétendue ivrognerie. La légende noire des « invasions barbares » de la fin de l’empire romain est en grande partie une reconstruction historiographique ultérieure, mais qui continue à être manipulée de nos jours. À ceux qui invoquent aujourd’hui les immigrés supposés « inassimilables » venus du continent africain, on peut rappeler les discours strictement identiques qui étaient tenus contre les Italiens au tout début du XXe siècle (il y eut des lynchages, comme à Aigues-Mortes ou Marseille), mais aussi contre les Arméniens ou les Juifs d’Europe centrale réfugiés, ou contre les travailleurs polonais. Même constat aux États-Unis contre l’immigration italienne ou chinoise.

À chaque fois, l’immigré est « sale », mange une nourriture malodorante, s’habille bizarrement, est un délinquant ou un violeur en puissance. En même temps, comme tout bouc émissaire, l’immigré permet de resserrer les rangs et de se forger une identité « contre ». Il n’y a donc aucune spécificité des mouvements extrémistes et racistes contemporains. La seule vraie question est celle de l’assimilation, ces immigrés étant par définition pauvres.

Notons d’ailleurs que ceux qui pratiquent la fuite des cerveaux, surtout vers les États-Unis, ne sont pas appelés « migrants », mais portent le nom plus noble d’ « expatriés » ; pourtant, ce sont des migrants « économiques » au même titre que les autres, seule leur feuille de paie étant différente. De même, les exilés fiscaux sont bien des migrants économiques, puisqu’ils veulent préserver leur fortune des prélèvements qu’exige normalement la solidarité nationale. Il resterait aux idéologues des « grands remplacements » à définir ceux qui sont « remplacés », ce qui nous ramène en effet aux propos du début : il n’existe pas de société intemporelle, mais des mélanges et métissages permanents, même si souvent les derniers arrivés s’efforcent (en vain) de fermer la porte au nez des suivants...