Appuyé sur un solide appareil critique, ce volume montre Proust, dans le « Dossier du Contre Sainte-Beuve », en quête de la forme de « La recherche du temps perdu ».

Ce livre, édité sous la direction d’Antoine Compagnon avec la collaboration de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, paraît à l’occasion du centenaire de la mort de Proust. Il vient se substituer au volume publié par Pierre Clarac et Yves Sandre en 1971 sous le titre « Contre Sainte-Beuve » précédé de « Pastiches et mélanges » et suivi de « Essais et articles ».

Une nécessaire réédition de « Contre Sainte-Beuve »

L'essai « Contre Sainte-Beuve », devenu un classique, est pourtant resté inachevé et sous forme d’ébauches. Proust y soutient l’idée fameuse qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », alors même que Sainte-Beuve (1804-1869), le plus célèbre critique du XIXsiècle, s’appuyait sur la biographie des auteurs, leur correspondance, et les témoignages de leur entourage, pour évaluer et comprendre leur œuvre. Le projet de ce livre avait été abandonné par Proust à une date indéterminée, autour de 1909-1910, après plusieurs mois d’intense créativité. Lorsque l’éditeur Bernard de Fallois en proposa une première édition en 1954, l’essai de Proust entra en résonance avec la théorie littéraire de l’époque, qui refusait la biographie et l’histoire littéraire, jusqu’à proclamer « la mort de l’auteur » avec Roland Barthes en 1968.

Cependant, Matthieu Vernet montre, dans la très riche notice de ce « Dossier », qu’il s’agit plutôt là d’un « plaidoyer “pro domo” » :

« [Proust pense] à titre personnel, aux dommages que pourrait faire une lecture beuvienne des textes qu’il est en train de composer. Proust ne manque pas d’attirer l’attention de ses possibles éditeurs sur le caractère impudique et obscène de certains passages. Si l’on songe spontanément aux pages relatives au marquis de Guercy [qui préfigure Charlus] et à l’homosexualité, il est aussi possible de leur en adjoindre d’autres, comme celles qui concernent la profanation de la mère ou les termes équivoques et presque œdipiens qu’emploie le narrateur pour décrire une nuit passée avec elle. Prétendre à l’existence d’une frontière étanche entre un auteur et son œuvre permet à Proust de mettre à distance ses propres écrits. »

Dans sa première édition de 1954, l’étude sur l’auteur des Lundis comporte des chapitres romanesques. Bernard de Fallois propose un montage de ces textes alors inédits dans lesquels il lit un projet de roman intégrant des développements critiques. Dans la seconde édition de 1971, à l'inverse, seules sont retenues les pages critiques, car Pierre Clarac juge (à tort) impossible que « le grand roman soit sorti de l’essai critique ». La nouvelle édition qui paraît aujourd'hui rend mieux compte de l’ambiguïté fondamentale du projet de Proust en classant les pièces du « Dossier du Contre Sainte-Beuve » – titre et dispositif éditorial plus conformes aux manuscrits conservés –, organisées en quatre parties : Sainte-Beuve, Essai narratif, Développements romanesques, Critique.

La fameuse madeleine, qui permet d’expliquer et d’illustrer le phénomène de la mémoire involontaire, apparaît d’abord sous la forme de « quelques tranches de pain grillé » trempées dans une tasse de thé, d’où surgit le monde de l’enfance (les deux côtés de Combray sont d’emblée réunis, alors qu’il faudra attendre Albertine disparue pour qu’ils le soient dans la Recherche). C’est un plaisir très vif pour le lecteur de découvrir ici certains personnages et passages du roman, comme dans une anthologie des avant-textes. Ainsi, à l'occasion d’une conversation avec sa mère au cours de laquelle l’auteur entend critiquer la méthode de Sainte-Beuve, le lecteur voit surgir des personnages (Swann, les Garmantes ou Guermantes, un Montargis qui annonce Saint-Loup) et un très long développement sur « la race des tantes ».

L'élan romanesque est donné, La recherche du temps perdu est lancée, et Proust renonce à l’essai initial, dont subsiste cependant la conviction que « les livres sont l’œuvre de la solitude et les enfants du silence ». La forme romanesque restera toutefois ouverte à l’essai, dans lequel elle s’était longtemps insérée. Dans ses Carnets, Proust s’interroge : « La paresse ou le doute ou l’impuissance se réfugi[e]nt dans l’incertitude sur la forme de l’art. Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? »

Les pastiches ou la « critique en action »

Le travail de Christophe Pradeau sur lesPastiches et mélanges parus en 1919 est remarquable et passionnant. Proust y reprend sa préface à Sésame et les lys de Ruskin, intitulée « Sur la lecture » (1906). Le critique André Beaunier notait alors dans Le Figaro que ce texte « n’est pas seulement une préface, mais un essai original, et délicieux, émouvant, plaisant, gai parmi les larmes, mélancolique avec discrétion ; les souvenirs s’y mêlent aux rêveries, la fantaisie à la réalité, comme dans l’âme d’un philosophe très sensible. »

Le pastiche, comme l’amitié, est pour Proust un mixte d’affection et d’ironie dont il est le roi depuis le lycée Condorcet. Mais il est également une « thérapeutique », comme l’indique Christophe Pradeau dans sa notice. Il s’agit de se défaire de « l’angoisse de l’influence », par la vertu cathartique du pastiche, ainsi que l’explique le romancier dans une lettre à Ramón Fernandez datée dʼaoût 1919 :

« Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans. »

Mettant en évidence la dimension introspective du pastiche chez Proust, Christophe Pradeau propose de voir dans « L’Affaire Lemoine » une « sorte d’autoportrait oblique ». Il montre que Proust considère le pastiche comme une modalité de la critique littéraire et insiste sur la complémentarité entre « l’intelligence qui explique » et « l’instinct qui reproduit ». À tel point que Gérard Genette a montré que le pastiche est chez Proust, « avec la réminiscence et la métaphore, l’une des voies privilégiées […] de son rapport au monde et à l’art. »

Ces deux massifs sont précédés par les écrits antérieurs à 1911 (articles de revues ou de périodiques), et suivis par les écrits postérieurs à 1911, notamment des entretiens et des préfaces. James Joyce aurait dit en février 1922, au moment de publier Ulysse : « Je leur en donne pour un siècle de commentaires ». C’est également le cas pour Proust, qui, cent ans après sa mort, est célébré dans ces Essais savamment annotés, qui constituent la source de ce qui aboutira au grand fleuve d’À la recherche du temps perdu.