Un bref recueil de textes présente des thèmes de la pensée lévinassienne en mettant en évidence ce qu’ils donnent à penser aux chrétiens.
Marc Faessler est un théologien spécialiste de Levinas qui défend, depuis de longues années, l’idée que ce que le philosophe dit de Dieu serait d’une grande justesse et d’une grande actualité pour la réflexion chrétienne. Le mot Dieu est en effet présent chez Levinas, mais il est dédit dès qu’il est prononcé, il ne peut pas être thématisé, il échappe à toute intelligibilité. Il n’est pas ce qu’on en dit habituellement, tant dans la religion que dans une grande partie de la philosophie, à savoir la plénitude de l’être.
Pour Levinas, bien plutôt, tout discours sur Dieu nécessairement le trahit. Le mot Dieu, comme le dit M. Faessler, « résiste à l’univocité de tout principe » et conteste « tout langage théologique qui détruirait cette intrigue anarchique en la retenant dans les filets d’une onto-théo-logie aux énoncés abusifs ». Autrement dit quand quelqu'un utilise le mot Dieu, on ne peut jamais être sûr de savoir quelle conception il se fait de ce terme. Levinas aurait une conception particulière mais pertinente de Dieu, distincte d’une approche classique en termes d’être, de puissance ou de causalité, et ce nouveau visage de Dieu serait à prendre en considération quand on réfléchit en chrétien sur ce qu’est Dieu. Aussi défend-il la thèse « que l’originalité de Levinas est d’avoir conduit à la pensée philosophique à un "autrement dire Dieu" ».
Prolongement de la pensée cartésienne à propos de l’idée d’infini
Dans un premier moment, M. Faessler examine patiemment le recours à la réflexion de Descartes, qui tente de prouver l’existence de Dieu au moyen de l’idée d’infini qui serait en moi, bien que je sois un être fini. Levinas rejoue, en l’infléchissant, le geste de l’auteur des Méditations métaphysiques. Comme l’écrit M. Faessler, ce qui caractériserait l’idée d’infini selon Levinas, c’est que « contrairement aux autres idées qui toujours ramènent à la coïncidence de l’idéation la prise que la pensée a progressivement sur ce qui se montre, l’idée de l’infini, elle, surgit de contenir plus que sa capacité à penser. Elle pense en quelque sorte plus qu’elle ne pense ». Lorsqu'elle pense, la pensée vise un objet qui lui est d'ordinaire commensurable et homogène, de sorte qu'elle peut le comprendre et l'analyser. Mais lorsqu'elle pense l'idée d'infini, la pensée se trouve débordée. Il y a comme une « dé-mesure », une inadéquation formelle entre la pensée et ce qu’elle tente de penser.
Le fait que la pensée ne puisse pas convenablement, justement, penser l’infini ne signifie pas une invalidité, une défaillance, mais, pour M. Faessler suivant la pensée lévinassienne, « l’incontenable de l’Infini faisant irruption dans la rupture même du je pense ». Autrement dit, la conscience qui s’essaie à penser Dieu est dépassée, désaxée, « déportée » (comme le dit Levinas lui-même), rendue hors d’elle-même par l’idée de Dieu. Comme le résume M. Faessler :
« La venue, dans l’idée-de-l’infini pensée par une conscience finie, de l’infini inenglobable qui s’y révèle de lui échapper et se donne ainsi comme Infini-mis-en-moi, est un événement anachronique qui déplace le cogito de lui-même. Cet évènement – qui tombe "sous" le sens – indique l’ "autrement" de ce que désigne le mot "Dieu". »
Ce que M. Faessler appelle « l’anarchie de Dieu » se produit en nous quand on s’efforce, en vain, de penser Dieu, et qu’on sent en nous que, de façon immémoriale, quelque chose a toujours déjà eu lieu « comme Infini-mis-en-nous ». Une telle pensée, nécessairement incomplète et inadéquate, bouleverse et fissure la conception que le sujet pourrait se faire de lui-même comme étant actif et souverain car elle inscrit en son cœur le constat d’une hétéronomie originelle.
Or, cette brisure originelle de la maîtrise de soi consacre en quelque sorte à autrui l’être que je suis, en accord avec de nombreux passages et de nombreuses images de l’Ancien et du Nouveau testament. C’est pourquoi le présent n’est qu’une tentative pour la conscience de faire coïncider notre activité avec la passivité qui est toujours inscrite en nous. Pour le dire avec les mots mêmes de Levinas, le présent est une tentative d’articuler l’intelligibilité du « Dit » avec le « Dire » antérieur à tout langage qui se manifeste par la passivité de la responsabilité « pour-l’autre » et qui ne serait qu’une autre façon de signifier « me voici ».
L’auteur fait ensuite ressortir trois « intrigues anarchiques qui n’effacent pas la trace du Dire dans le Dit, sans pourtant réduire cette "gloire" à sa démonstration, à son exhibition idolâtrique et religieuse ». La première, qu’il appelle « anachronisme de l’obéissance » consiste en ce que le sujet obéisse à un ordre même sans l’avoir encore entendu. La seconde, l’« élection de la bonté par le Bien » ancre la bonté dans le sujet au-delà de et antérieurement à sa décision ou sa conscience de vouloir faire le bien, dans un fond anarchique, de telle sorte que cette bonté ne soit pas mesurée et vertueuse (au sens, par exemple, d’Aristote) mais démesurée et pouvant conduire à la substitution pour l’autre, jamais calculée ou anticipée, mais dont on peut sentir la nécessité éthique. La dernière, l’« l’extra-ordinaire du vocable Dieu », signifie que l’infini du nom de Dieu échappe au Cogito et à l’intelligibilité, qu'il ne se donne jamais comme phénomène appréhendable par la pensée, mais ne se laisse déceler que sous la forme d’une trace dans la visitation du visage.
La Kénose
Dans « Judaïsme et kénose », Levinas montre que la kénose a un sens pour le judaïsme, à la suite des œuvres de Rabbi Hayyim de Volozhyn, indépendamment de toute idée d’incarnation. Un Dieu humble s’y manifeste soumis aux Justes. C’est une idée que conforte nombre de citations bibliques. L’humilité de Dieu apparaît comme « l’énigme d’un Dieu se penchant sur la misère humaine, s’associant à la misère des misérables, l’habitant de sa proximité en dépit de sa hauteur ». À partir de cette conception juive de la kénose, l’auteur opère un rapprochement avec un passage de l’Épître aux Philippiens, dans lequel l’humilité est à concevoir comme mode originel d’une proximité à autrui où l’autre a prééminence sur le même du soi et lui signifie le Bien comme une extériorité – « comme une unité-en-l’Autre en tant que "en Christ" modalité de l’humilité comme "déprise du soi et une ouverture à toute mainmise" ». Autrement dit, dans l'humilité le soi s'impliquerait plus pour l'autre que pour le même, il serait, en quelque sorte, moins authentiquement lui, s'il s'enfermait dans le même du lui-même (bloqué dans l'identité) qu'en s'ouvrant à l'altérité (de l'autre). Cette humilité est alors attribuée par Paul à la kénose messianique de Dieu en Jésus telle qu’elle est célébrée dans l’hymne qu’il cite. Puis Paul appelle à mettre en œuvre une telle kénose, qui inscrit ainsi « la volonté de l’humain dans une obéissance-pour la bienveillance ». Dans la Kénose, en se faisant homme, Dieu (sous la forme du Fils) abandonne ses caractéristiques divines. Pour l'auteur, Dieu n'est alors pas resté en lui-même, mais il s'est ouvert et offert aux autres.
Ce que Levinas entend assez précisément par kénose, c’est une façon pour le sujet – et non pour Dieu – de perdre sa souveraineté sur lui-même, de se trouver en quelque sorte abandonné par quelque chose en lui de non conscient. C’est une « trace en moi d’un soi qui est en deçà de la coïncidence avec soi, qui relève d’une sorte d’incondition du sujet derrière la souveraineté de la conscience ». Cela atteste d’une signification antérieure à celle qui est consciente, comme si en devenant conscient, je prenais conscience, en décalage, de ce dont je suis toujours déjà responsable, ce qui fait du présent le temps où j’aurais dû agir sans le savoir. Aussi suis-je, d’une certaine façon, mis en cause, obsédé par une responsabilité à laquelle on ne peut que faillir, et dont on se rend compte au présent qu’on l’a portée (trop de répétition de cette expression, il faudrait n'en garder qu'une...), de telle sorte que « la singularité du Je, doi[ve] donc être cherchée dans son unicité d’assigné. Là, son soi est en soi comme déjà hors de soi », comme le dit M. Faessler. Il semble ainsi commenter un passage important d’Autrement qu’être de Levinas :
« Dans l’exposition aux blessures et aux outrages, dans le sentir de la responsabilité, le soi-même est provoqué comme irremplaçable, comme voué, sans démission possible aux autres et, ainsi, comme incarné pour le "s’offrir" – pour souffrir et pour donner – et, ainsi, un et unique d’emblée dans la passivité, ne disposant de rien, qui lui permettrait de ne pas céder à la provocation ; un, réduit à soi et comme contracté, comme expulsé en soi hors l’être. »
L’auteur en tire l’idée que le christianisme peut s’inspirer de ces perspectives s’il veut exprimer « l’abaissement de Dieu dans son Messie sans ramener la Transcendance à l’ontologique, donc à la persévérance de l’être où se dissout l’énigme propre à l’Un irreprésentable ». Dans le Nouveau Testament, des pistes existent en ce sens : en témoignerait le fait que l’évangile de Marc laisse le lecteur devant un tombeau ouvert et vide – et non devant une présence forte, glorieuse (au sens où le mot hébreu qu’on traduit par « gloire » désigne ce qui a du poids) et pleine d’être.
De manière similaire, l’auteur relève que « le langage apocalyptique utilisé par Matthieu est travaillé par le motif du dérobement » : la transcendance, là encore, ne se donne à saisir que comme un voleur dans la nuit, c'est-à-dire un événement qu’on peut manquer si on n’y est pas préparé, et non un triomphe bruyant et proclamé. Enfin, dans l’évangile de Luc, les disciples d’Emmaüs « voient le geste concret du partage du pain, mais ne reconnaissent la Transcendance que de ce qu’elle se soustrait à l’apparence » : ils sont obligés d’accéder indirectement à la reconnaissance de la transcendance puisqu'elle n’est pas immédiatement manifestée comme telle dans sa majesté, mais, au contraire, en toute discrétion, presque imperceptiblement, selon un modèle qu'on pourrait dire kénotique. Sa contraction fait qu’elle ne se manifeste pas comme puissance éclatante se révélant avec évidence, mais qu’elle se donne comme une trace, un indice.
Le Livre et le Verset
Dans une perspective originale, l’auteur examine également la conception que Levinas se fait de ce qu’il appelle le Livre et le Verset, en attribuant à ces termes un sens bien particulier. En effet, Levinas distingue clairement le Livre des autres objets : il s'y trouve en quelque sorte la possibilité de lectures infinies, ou du moins indéfinies. Refusant de réduire l’homme à l’être-pour-la-mort heideggérien, Levinas défend la thèse qu'il pourrait également être pensé comme un être-pour-le-livre, ce qui le relierait à la parole inspirée. Cela contribuerait aussi – indirectement – à ne pas faire de sa mortalité sa plus grande caractéristique, et à y associer autre chose, quelque chose qui échappe à l’ordre de l’ontologie et l’ouvre, le fissure même, dans un mouvement qui ne serait pas centripète (comme l’être-pour-la-mort, par lequel on devient soi-même), mais centrifuge, puisque par le livre on cesse de ne se sentir concerné que par l’advenue à soi-même, pour être appelé vers l’autre.
Et ce qui, pour Levinas, dans le Livre offre prise à une interprétation in(dé)finie, c'est ce que Levinas nomme, en un sens tout à fait spécifique, le « Verset ». Dans cette acception, le Verset ne désigne pas le passage découpé d’un texte considéré comme sacré ayant une sorte d’unité de sens et de forme – un passage qu’on peut identifier et auquel on peut renvoyer –, mais un extrait qui donne à entendre une parole éthique. Levinas précise que si le visage humain parle à travers toute littérature, tous les versets de la Bible ne sont pas réciproquement des « Versets » au sens que Levinas donne ici à ce terme.
C’est finalement à aller hors des sentiers battus et des poncifs sur la pensée lévinassienne que M. Faessler nous engage par ce stimulant petit livre, tout en gardant à l’esprit la possibilité, pour un christianisme qui se remettrait en question, de repenser le nom de Dieu et l’éthique « anarchique » qui pourrait lui être associée.