Deux ouvrages nous invitent à raffiner notre regard sur des tableaux mille fois entrevus, mais peut-être jamais regardés.

La collection Studiolo des éditions L’Atelier contemporain fait paraître simultanément deux monographies consacrées à deux peintres célèbres de la Renaissance allemande et du siècle d’or néerlandais : Hans Holbein (1497-1543) et Pieter de Hooch (1629-1684). De la monographie, cependant, les auteurs Michel Thévoz et André Scala refusent, à la suite de l’historien Pierre Francastel, la tendance à l’idolâtrie, qui fait finalement apparaître l’artiste en démiurge. C’est ainsi que doit s’entendre la formule qui clôt l’introduction rédigée par le premier : « ceci n’est pas une monographie ».

L’analyse des œuvres est ici rigoureusement contextualisée et le regard que l’auteur porte sur elles s’assume comme créateur de sens. Le même Michel Thévoz explicite cette démarche en rappelant qu’« une œuvre d’art n’est pas un objet […], c’est une relation » ; ainsi, « il faut être en tout cas deux pour qu’elle se produise, celui qui la fabrique et celui qui la regarde ». Suivant cette idée comme un principe de méthode, c’est en tant que « regardeur » que les deux auteurs mettent sous les yeux de leur lecteur les œuvres qu’ils commentent.

Refus d’un déterminisme esthétique

Michel Thévoz comme André Scala, sans concertation a priori, résistent à l’idée selon laquelle les œuvres d’art reflèteraient nécessairement l’époque dans laquelle elles sont apparues. Sans nier l’importance de l’analyse historique pour toute production humaine, ils considèrent qu'il n’y a pas de mécanisme implacable qui impose de reconnaître en elle les traits saillants de son temps. André Scala suggère ainsi avec humour : « Souvent les discours expliquant moins donnent plus à comprendre ».

Pour regarder véritablement leurs œuvres, il ne faut donc pas chercher en elles l’image d’un passé figé voire mythifié, mais repartir de notre présent pour les rejoindre. C’est à cette condition que les œuvres retrouvent la possibilité de libérer leur énergie symbolique ; simultanément, cela nous oblige à raffiner la notion de contemporanéité (la nôtre, comme celle de l’œuvre à son époque). Or les deux auteurs le répètent : « contemporain » ne signifie pas homogène à son temps ; toute contemporanéité est toujours faite de décalages et d'écarts.

Dans le même ordre d’idée, nulle psychologie ne saurait épuiser la signification d’un travail artistique. Thévoz freine d’emblée cette tentation : « On ne sait quasiment rien de Holbein lui-même ». Et André Scala le rejoint : « la singularité de Pieter de Hooch ne se réduit pas à un principe d’identification ». Ces indications plient alors l’œil du lecteur à la nécessité d’examiner les œuvres de près avant de tirer quelque conclusion que ce soit.

L’invention de Holbein

Si Thévoz insiste sur la notion d’« invention », c’est tout autant pour souligner ce que l’œuvre de Holbein présente de novateur que pour désigner la manière dont nous la réinventons par notre regard. Les nombreux ouvrages qui existent à son sujet témoignent du fait que cette œuvre a pu faire l’objet d’une multiplicité d’analyses, chacune proposant une perspective novatrice, la confrontant par exemple au cinéma, à la science ou même à Andy Warhol. Pour autant, l’originalité de ce dernier opus réside dans le choix de s’intéresser aux conditions matérielles de réalisation des tableaux. Dans la section intitulée « Business », qui ouvre quasiment le parcours holbeinien, l’auteur montre comment les peintres du Nord se sont avisés de la potentielle rentabilité de leur notoriété. Il le démontre en s’appuyant sur les ventes d’œuvres consignées et les documents qui en témoignent — puisque Holbein travaillait sur commande.

Une fois ses études terminées, ce dernier s’installe à Bâle en 1515, c’est-à-dire dans la ville qui se trouve alors à la pointe de la modernité. Il n’est sans doute pas anodin que des allusions à l’or, par des pièces peintes dans les tableaux, traversent son œuvre : les personnages puissants qu’elles accompagnent incarnent le capitalisme mercantile et la sécularisation générale qui s’installent. Tout au long du livre, Thévoz ne cesse d’observer dans le travail du peintre le cadre imaginaire ou l’auto-réflexivité d’une reconfiguration du monde, de ce qu’en une expression nous avons appris à appeler la « Contre-Réforme ».

Ces premiers pas dans l’ouvrage démontrent surtout l’efficacité esthétique de la « méthode » de Thévoz. L’ouvrage s’organise selon une structure peu habituelle, qui répartit les tableaux en fonction d’une caractéristique : Anachronisme, Gaucherie, Business, Carmagnole, etc. Ensuite, l’analyse est toujours strictement ajustée à ce que l'auteur nous montre par l’iconographie. Ainsi, le lecteur découvre les performances illusionnistes par lesquelles Holbein fait prévaloir la passion du regard sur l’expressivité ; le répertoire des objets disséminés dans les portraits ; la présence d’écritures manuscrites à côté des personnages. D’un point de vue pictural, Thévoz note les singularités des œuvres sur lesquelles il attire notre attention : des constructions hardies de l’espace, la disparité de la facture picturale, les mises en scène dans lesquelles Holbein use et abuse d’effets pré-cinématographiques, etc.

À force de travail, Holbein finit par faire reconnaître son talent. Alors paraissent les grands chefs-d’œuvre, imprégnés d'événements historiques. Parmi eux, on peut noter le portrait du roi Henri VIII d’Angleterre, dans lequel le peintre souligne subtilement la partition entre l’individu privé et la majesté magnifiée. Thévoz en propose une analyse précise, à la lumière des avatars de la monarchie de l’époque. Surgissent alors de passionnantes distinctions conceptuelles, entre la peinture et sa réflexivité dans le regard des personnages, ou entre la vision et le regard (empruntée à Lacan). Ces réflexions contribuent à renforcer l’idée que Holbein bouleverse le dispositif de la perspective : le peintre élude systématiquement le point de vue principal et privilégie des ensembles architecturaux désaxés par rapport au plan du tableau.

Le « hollandisme » de Hooch

Un trait commun à Holbein et à Hooch, et que l’on retrouve dans les deux ouvrages, c’est l’absence d’informations biographiques. On sait toutefois qu'ils appartiennent tous les deux — quoique à des dates différentes — à une période faste de la peinture, qui se développe en lien avec l’expansion commerciale et coloniale des État européens. Analysant cette rencontre entre économie et peinture, André Scala s’intéresse à la naissance d’un public des arts : public au goût cultivé, curieux des marchés, aimant retrouver son image sur les murs de ses maisons. Ces considérations remet en cause l’interprétation courante qui fait de cette peinture l’expression d’un peuple dans sa vie quotidienne et intimiste. C’est qu’il convient de distinguer, comme le note l’auteur, le « peuple » et le « public ». Les œuvres correspondent à un public et non à un peuple. 

À partir des 160 tableaux de Pieter de Hooch conservés, l’auteur met en évidence un trait éclairant. Tous ont cette propriété de faire pénétrer le spectateur à l’intérieur des espaces figurés sur la toile : le spectateur ne se tient pas tant devant le tableau que dedans. Ainsi, les individus et les lieux représentés n’appartiennent pas à des temps spécifiques. Ils demeurent présents aujourd’hui comme ils le seront demain. Trois éléments concourent à produire cet effet de présence entre la toile et le spectateur : la construction, toujours ouverte, avec fuite en avant du sol et des portes ou fenêtres qui produisent les effets de profondeur ; le sujet, qui porte plutôt sur des habitudes que sur des histoires ; les jeux de regard auxquels s’adonnent les personnages, qui affectent la spatialité de la toile, l’orientent, l’ouvrent, et l’agrandissent.

Scala montre par ailleurs que le rapport entre les diagonales et les lignes d’horizon concourent à déployer l’infini sur la toile. L’impossibilité dans laquelle se trouve le spectateur d’identifier ce que regardent les personnages tournés vers le fond des pièces, par exemple, suggère la possibilité d’un « extérieur » de la peinture en même temps qu’un extérieur de la pièce. Au demeurant, les tableaux de Hooch sont « bruyants », ce qui renforce cette évocation des rapports entre intérieur et extérieur : rumeurs de la ville, pleurs et babils de nourrissons, conversations, chiens qui aboient, instructions données à une servante, lectures à haute voix, etc. Hooch aime à montrer des choses qui font du bruit, commente Scala, et cela rapproche peut-être sa peinture du cinéma muet.

Au-delà du parallèle que nous avons suggéré entre les deux ouvrages, chaque texte demeure autonome. Il n’en reste pas moins qu’ils incitent tous les deux à méditer une leçon générale, soumise à la réflexion par Scala : toute peinture oriente le regard en même temps qu’elle s’offre à la vue.